Le Musée juif de Berlin de Daniel Libeskind me pose des problèmes, comme me posent des problèmes les constructions du déconstructivisme. Et je pourrais évoquer en particulier le Musée Guggenheim à Bilbao de Frank Gehry. Ces deux constructions – pour ne citer qu’elles – sont trop “œuvres” (sculptures-architectures ou architectures-sculptures, si l’on préfère), elles poussent de côté ce qu’elles sont censées abriter et mettre en valeur ; j’y reviendrai.
Musée juif de Berlin. A droite, la Kollegienhaus où la verrière n’a pas encore été installée.
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Les propositions du déconstructivisme, dont Jacques Derrida est le théoricien, sont intéressantes, stimulantes même. Mais – bon sang ! – n’auraient-elles pas pu s’en tenir au papier, avec écrits théoriques et esquisses ? Je trouve décidément à ces constructions un côté “né vieux” et scrogneugneu, inutilement tarabiscoté.
Ce qui est présenté dans le Musée juif de Berlin n’est pas mis en valeur par l’architecture, dans la mesure où le visiteur ne cesse de se perdre et passe au moins autant de temps à en suivre l’ordre chronologique, à en chercher les toilettes ou la sortie, qu’à en étudier les très nombreux documents. Je suis sorti de ce musée les nerfs en boule, comme si j’avais lu un livre avec une pagination fantasque, un livre où l’on passerait de la page 1 à la page 13 pour revenir à la page 2 et ainsi de suite… une gymnastique qui n’aiderait guère à saisir le sens du texte. J’aurais tôt fait de lancer un tel livre par la fenêtre, malgré mon respect du livre.
Le Jardin de l’Exil, l’un des éléments de ce musée, m’est apparu comme l’élément le plus intéressant. Il est constitué de stèles en béton qui s’élèvent d’un plan incliné et culminent à une même hauteur, chacune couronnée d’un olivier. Sa force conceptuelle n’atteint cependant pas celle de l’architecture emblématique berlinoise de Peter Eisenman (autre représentant du déconstructivisme) : le Monument aux Juifs assassinés d’Europe, avec lequel il a un air de famille. Mais les stèles inaccessibles du Jardin de l’Exil m’ont un peu ennuyé, alors que dans l’espace conçu par Peter Eisenman, les enfants s’amusent ; et c’est précisément ce que désirait l’architecte. Mon fils David, sept ans, s’est mis à escalader avant de m’inviter à une partie de cache-cache dans ce dédale de 2 711 stèles disposées sur un aire de près de 20 000 m2.
(En aparté : si le Monument aux Juifs assassinés d’Europe a provoqué mon admiration, je ne puis en dire autant des constructions pharaoniques de Peter Eisenman à Santiago de Compostela, l’un des plus gros chantiers d’Europe sur plus de 350 000 m2. Le temps n’est plus à ce genre de constructions compliquées, des plus coûteuses donc, et au budget particulièrement difficile à ficeler.)
Les concepts sur lesquels s’appuient Daniel Libeskind sont stimulants mais, pour tout dire, je les préfère exprimés sur le papier qu’avec du béton et autres matériaux de construction. On m’explique que ce zigzag symbolise la complexité particulière de l’histoire des relations judéo-allemandes. Il n’empêche – et libre au lecteur de me traiter de philistin ou de béotien –, une telle construction ne s’inscrit pas dans le paysage et le visiteur que je fus s’énerva à trouver et retrouver son chemin. A ce propos, je conseille à ceux qui désirent visiter ce passionnant musée de s’équiper d’un fil d’Ariane…
L’absence de tout rapport entre cette partie du musée et son autre partie, la Kollegienhaus (un bâtiment baroque construit d’après les plans de Philipp Gerlach, architecte de Friedrich Wilhelm I, “le Roi-Sergent”), me gêne tout de même. Le projet d’origine se limitait à agrandir ce bâtiment. Le zigzag ne possède qu’une entrée fort discrète destinée au service technique. Le visiteur y accède par la Kollegienhaus – reconstruite à l’identique après les dévastations de la Deuxième Guerre mondiale. C’est un accès des plus discrets ˗˗ de fait, le visiteur le cherche ; et il n’est pas au bout de ses peines puisqu’il finira sa visite en serrant les poings et en réfrénant des jurons
Je me reprocherai probablement de faire ainsi part de mon agacement mais je ne puis le cacher devant cette construction prétentieuse et bavarde. Au risque de me répéter, je dirais que les esquisses de cet architecte (comme celles qui figurent dans “Chamber Work”) ont suscité en moi nombre de réflexions, ce dont je suis reconnaissant à Daniel Liberskind. Mais dois-je taire que ses réalisations, comme celles du déconstructivisme en général, m’ennuient lorsqu’elles ne me paraissent pas déplorables ? Et, pourtant, mon plaisir à lire Jacques Derrida est grand. Je feuillette avec plaisir les propositions du théoricien et des architectes de cette école, un plaisir purement intellectuel que l’œil ne relaie pas. Pourquoi ? Il me faudra y réfléchir. Et j’espère que des lecteurs m’aideront à me dépatouiller de cet imbroglio.
Quelque chose – mais quoi ? – me dit que ce musée vieillira mal comme vieillira mal le Musée Guggenheim de Bilbao. Une fois encore, ne seraient-ils pas “nés vieux” ? On me dira que j’ai des goûts petit-bourgeois et qu’en cela je ressemble à Staline confronté aux artistes du constructivisme, comme Tatline, une remarque qui ne m’aidera guère à réfléchir. Quoiqu’il en soit, j’espère que mes capacités d’enthousiasme et d’émerveillement restent intactes.
Le désagrément avait commencé à me prendre sur la Lindenstraße, devant le musée, puis à l’intérieur… un désagrément qui ne fut le prélude à aucune révélation. J’ai fini par soupirer en me disant que ce projet aurait dû s’en tenir à des esquisses, dans un carnet à dessin. Les concepts ! Ces voids (vides), cavités polygonales en béton nu qui se dressent du sol jusqu’au toit, symboles d’une absence par annihilation, et autres concepts, pourquoi pas ? Mais enfin, la fonction d’un musée est de se taire, non de bavarder ainsi. Le visiteur doit faire avec l’extrême richesse des documents présentés, à quoi bon vouloir le distraire et l’énerver ? Et suis très heureux d’apprendre que le nombre de segments qui composent la structure en ligne brisée de cet ensemble correspond au nombre des parties qui composent “Einbahnstraße” de Walter Benjamin. Mais après ?
Tous les édifices qui ont marqué l’Histoire répondent à des plans simples, quelle que soit leur richesse décorative. Pensons en particulier aux églises des frères Dominikus et Johann Baptist Zimmermann ou aux temples hindous du Sud de l’Inde, à la cathédrale d’Amiens ou au temple de Borobudur. Les complications structurelles du déconstructivisme ne traduiraient-elles pas la fatigue, l’extrême fatigue d’une époque ?
On a souligné la ressemblance – un air de famille – entre les travaux de Daniel Libeskind et l’expressionisme allemand, avec notamment ces décors pour studios de cinéma mais aussi ces peintures et gravures qui montrent des villes en implosion/explosion comme celles de Ludwig Meidner, autant d’œuvres dont j’admire la puissance du graphisme et de la couleur. Mais pour l’heure cet air de famille ne m’aide en rien. Qu’y puis-je ? Aux complications de Daniel Libeskind et autres déconstructivistes je préfère tellement la pureté d’une construction du Bauhaus, de Ludwig Mies van der Rohe en particulier.
Daniel Libeskind est l’auteur du musée d’Osnabrück dédié à Felix Nußbaum, originaire de cette ville. Il est antérieur au Musée juif de Berlin qu’il annonce en quelque sorte. Ses dimensions en sont bien plus modestes. Je n’en ai vu que des photographies mais je dois dire, une fois encore, n’avoir pris aucun plaisir à en détailler les volumes alors que les textes théoriques de Jacques Derrida sur le déconstructivisme trouvent en moi un lecteur plutôt enthousiaste.
Musée Felix Nußbaum à Osnabrück