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Misère de l’antisionisme ordinaire. L’exemple d’un grand Lycée français à l’étranger – 2/5

 

Olivier : Avant toute question concernant l’‟affaire du Lycée”, j’aimerais savoir, Yvette, ce qui t’a poussé à prendre la défense de ta collègue Patricia.

Yvette : Avant janvier 2008, j’avais des relations cordiales avec Patricia tout en gardant  mes distances car il n’est pas dans mes habitudes de mêler mes collègues de travail à ma vie privée. J’ai toujours établi une sorte de ‟cordon sanitaire”, ce qui n’est pas une mauvaise chose, me semble-t-il… Je me suis peu à peu rapprochée d’elle quand j’ai pris  connaissance de son travail de mémoire que j’ai apprécié. C’est dire combien son activité dédiée à la mémoire de la Shoah est discrète voire confidentielle. Elle travaillait alors avec deux collègues professeurs d’histoire dont l’opportunisme m’inspirait peu confiance. La suite me donnera malheureusement raison.

Je souhaite parler le moins possible de moi dans ce récit. Simplement, et pour répondre à ta question, mon intérêt pour la Shoah est inséparable de mes très nombreuses discussions avec mon mari qui s’y intéresse depuis longtemps et qui a une connaissance approfondie de la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, en tant que professeur de philosophie, j’accorde une grande importance aux problèmes d’éthique, à Kant en particulier, des questions qui me conduisent à étudier la Shoah et comment « des hommes ordinaires » ont pu la rendre possible.

Patricia me fait part des propos de Z. devant ses élèves. Je suis bien sûr choquée mais pas vraiment étonnée, compte tenu de l’ambiance que je perçois au quotidien dans et hors du lycée. Les jours suivants, j’assisterai stupéfaite à la mise à l’écart systématique de Patricia. Presque tout le monde y participe. Je constate que les personnes qui semblaient favorables à l’enseignement de la Shoah restent étrangement discrètes… Je comprends alors que ce qui se joue concerne le sujet sur lequel travaille Patricia et non l’incident lui-même. D’où le courrier public que j’écrirai peu après. Mon amitié avec Patricia va se resserrer ; elle a besoin d’un appui que je vais m’efforcer de lui procurer. Mon expérience politique et syndicale me permet aussi de comprendre (et quelquefois de déjouer) les procédés mis en œuvre par ses  ennemis.

 

Olivier : Pourrais-tu évoquer brièvement ton passé politique ou, du moins, idéologique ? 

Yvette : Comment me situer politiquement en quelques mots ? J’ai été membre actif de l’Unef avant mai 68 et j’ai milité dans un groupe d’extrême-gauche. Mais j’ai rapidement découvert que le militantisme exigeait obéissance aveugle et déni de la vérité. J’ai aussi découvert la place qu’occupent dans cette militance les problèmes personnels et la recherche du pouvoir. Je suis donc une ex-gauchiste profondément désabusée et de plus en plus informée (les deux choses vont ensemble). Et je suis particulièrement allergique à toute attitude dogmatique et à tout discours démagogique fondé sur la mauvaise foi ou l’ignorance. Par exemple, j’ai compris depuis longtemps ce qui se cache derrière le fameux « antisionisme » de gauche ou de droite. Ma défense de l’existence de l’État d’Israël est sans faille, ce qui n’exclut pas une attitude critique à l’égard de sa politique. Comme tu le sais bien, ce type de position n’aide pas à se faire des amis !

 

Olivier : Et toi, Patricia, comment en es-tu venue à t’engager de la sorte ? Ta lecture de Primo Levi (dans l’original) a été déterminante, me semble-t-il…  

3 - Se questo è un uomo

Patricia : Je crois qu’en effet la lecture de Primo Levi en italien a été un élément déterminant dans mon cheminement. Comment ne pas être assailli de doutes, de questions, d’inquiétude après un tel récit qui est bien plus qu’un témoignage. Primo Levi nous transmet ses interrogations sur le mal et nous incite à nous impliquer dans sa réflexion sur ce que signifie être un homme (Cf. Le poème en exergue à ‟Si c’est un homme” repris dans le recueil de poèmes ‟A une heure incertaine” sous le titre ‟Shemà”).

A partir de ce moment, je me suis sentie concernée et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de transmettre quelque chose de l’enseignement de Primo Levi aux élèves. Mais j’ai compris aussi que je ne pouvais pas me lancer dans ce travail sans en savoir davantage sur l’histoire de la Shoah et le
monde juif.

A commencé alors la période des lectures, des voyages sur les lieux de mémoire en Europe, des stages de formation dans les musées et mémoriaux, au cours desquels je découvrais non seulement l’ampleur du génocide des Juifs mais aussi la richesse de la culture juive, son rayonnement en Europe et la perte irrémédiable que représente pour notre civilisation l’assassinat de six millions d’hommes, de femmes et d’enfants juifs, six millions de victimes innocentes.

J’ai fait des rencontres décisives, aussi bien avec des historiens qu’avec des témoins parmi lesquels Ida Grinspan, Henri Borlant, Shlomo Venezia. Comme tous ceux qui ont accompli le même parcours que le mien et qui ont une meilleure connaissance factuelle, je me suis aperçue que la Shoah demeure un événement difficile à appréhender, à accepter même.

 

4 - Schlomo VeneziaShlomo Venezia (1923-2012)

 

Et pourtant, en dépit de sa centralité, ce génocide spécifique basé sur un racisme tout aussi spécifique — l’antisémitisme — est aujourd’hui susceptible d’être relativisé, minimisé, utilisé. Je ne parle pas du négationnisme qui est le fait de groupes restreints en Europe et qui est plus facile à identifier.

Combien de fois n’ai-je entendu en salle des professeurs : « Parler de la Shoah ne sert qu’à justifier l’État d’Israël » ou bien encore « Je n’utilise jamais le mot Shoah qui est un mot hébreu et qui renvoie à l’entité sioniste, l’État d’Israël, un état criminel ». Quel parti pris ! Quelle ignorance ! Quelle méconnaissance de l’histoire du sionisme — des sionismes devrais-je dire, le mot se décline au pluriel — et de l’histoire de l’État d’Israël !

Tu devrais mettre les points sur les i, cher Olivier, nous faire un exposé synthétique sur les sionismes et ce que veut dire être antisioniste, ce credo qui tient lieu de bonne conscience aux foules incultes.

L’antisionisme militant agit comme un rouleau compresseur dans toutes les couches de la société. L’éducation nationale n’est pas épargnée et cela se reflète entre autres dans l’élaboration des manuels scolaires où l’histoire de la Shoah est relativisée au prix d’erreurs historiques. Jean-François Forges a écrit dernièrement un long article particulièrement intéressant sur ce thème.

Parler de la Shoah est donc une entreprise difficile, je ne suis pas la seule à en avoir fait l’expérience. Je me souviens des larmes d’Annie, du découragement de Marc, tous deux enseignants en France, rencontrés au cours d’un stage à Yad Layeled (Maison des Combattants des Ghettos dans le Nord d’Israël) qui vivaient au quotidien l’opposition militante des professeurs à l’enseignement de la Shoah dans leur lycée respectif. Marc a été pris à partie et molesté en salle des professeurs pour son engagement en faveur de l’enseignement de la Shoah.

On voudrait nous faire oublier que les six millions de victimes juives de la Shoah étaient aussi des citoyens européens et que cette histoire fait partie intégrante de notre culture comme le rappelle notre Constitution européenne.

 

5 - Ida GrinspanIda Grinspan (née en 1929). Ci-joint une vidéo de 26 mn où elle témoigne de sa déportation à Auschwitz : https://www.youtube.com/watch?v=z3R3ZFGsBqE

 

18 mars 2014. Yvette m’adresse la chronologie de l’ ‟affaire du Lycée” rédigée par ses soins et qui structurera cette suite d’articles sur ce blog. Une couleur ocre lui a été choisie afin de faciliter au lecteur la compréhension de cette affaire.

Patricia qui travaille sur l’histoire de la Shoah organise au Lycée, presque chaque année depuis 2000, un voyage sur des lieux de mémoire avec conférence dispensée par un historien ou rencontre avec des témoins. Cette activité très discrète implique une ou deux classes et quelques professeurs.

Mercredi 30 janvier 2008. Une conférence du Père Patrick Desbois sur les Einsatzgruppen est prévue à 15 heures, au théâtre du Lycée, pour les classes de Premières. Une enseignante (nous la nommerons Z.) justifie son refus d’y assister en déclarant devant ses élèves sur un ton très ironique : ‟J’ai décidé de faire des maths. De toute façon, je trouve que la Shoah, ça suffit ! Vous en avez suffisamment entendu parler ; on vous en parle depuis que vous êtes petits. Et ne vous inquiétez pas, l’année prochaine ILS recommenceront”.

Avant la conférence du Père Patrick Desbois, Patricia rencontre fortuitement Z. et lui reproche ses propos rapportés par des élèves.

Juste avant la conférence du Père Patrick Desbois, Z. qui commente à une collègue sa rencontre avec Patricia est approchée par un groupe d’enseignants idéologiquement très antisionistes et que ce travail rigoureux sur la Shoah irrite. Ils sont tous membres actifs du Snes, un syndicat très puissant dans le Lycée. Se gardant bien d’expliquer à cette femme frivole la gravité des propos qu’elle a tenus en public, ils profitent de l’incident et de la confusion pour « régler son compte » à Patricia dont l’activité les dérange.

 

6 - Père Patrick DesboisPère Patrick Desbois (né en 1955). Ci-joint une vidéo de 8 mn intitulée « Simone Veil et le Père Desbois en mission » : https://www.youtube.com/watch?v=9_AG4VXb9VE

 

Olivier : Y a-t-il eu des réactions d’élèves et de parents d’élèves ?

Patricia : Il s’agissait d’élèves âgés de 16 à 18 ans, sérieux et bien élevés, qui ne posaient aucun problème en cours. Ils ont été très choqués des propos tenus par Z. mais aussi de son refus de les emmener à la conférence qui était, il faut bien le dire, quelque chose d’exceptionnel sachant que les travaux de recherche de Patrick Desbois, uniques en Europe, ne lui laissent guère le temps de parler dans les lycées. Il est malgré tout rassurant que des adolescents aient été choqués par les discours de Z. tandis que des adultes, éducateurs de surcroît, les approuvaient ou les occultaient pour protéger Z. de prétendues sanctions administratives. Alors que l’on demandait des sanctions contre moi, la documentaliste et son « acolyte » répandaient en salle des professeurs le bruit mensonger qu’ils m’avaient vue sortir du bureau du proviseur après la conférence (?!). On commença dès le premier jour à réécrire le déroulement de l’affaire.

Pendant la conférence, le cours de maths dispensé par Z. a bien eu lieu pour cette classe de Première S. A l’issue du cours, Z. à qui j’avais fait part du trouble profond des élèves, a convoqué la seule élève juive de la classe en présence des délégués pour essayer de minimiser ses propos… Étonnant non ? Car l’on dira ensuite qu’elle n’a rien dit ! A partir de ce moment, des contradictions et des incohérences de toutes sortes vont surgir dans le récit « officiel » ; mais je ne pouvais rien dire, l’opération de « verrouillage » de la salle des professeurs avait déjà commencé et je ne fus pas mise au courant de ce qui s’était dit ;  je le saurai par bribes, plus tard. V. (nous l’appellerons Vychinski mais précisons que toute ressemblance avec le célèbre personnage stalinien est purement fortuite), un membre important de la section Snes, a eu un rôle déterminant dans la fabrication du récit mensonger et dans sa diffusion : il martelait que j’avais violé la liberté pédagogique de Z., que je demandais des sanctions contre elle, que je mentais, que j’étais folle et qu’il ne fallait pas m’adresser la parole. Il convoqua des réunions et fit signer des pétitions ; je possède la copie de certains mails adressés aux membres de la section Snes.

Vychinski est piloté par la documentaliste et il est secondé dans sa tâche par quelques individus zélés, heureux de montrer qu’ils font allégeance au Snes. En effet, se mettre sous l’aile protectrice du Snes au Lycée signifie bénéficier d’un appui infaillible face à l’administration et/ou de certaines faveurs en cas de besoin. D’où l’attitude compréhensible de certains enseignants, honnêtes intellectuellement mais qui, par crainte (justifiée) de représailles envers leurs enfants ou eux-mêmes, ne m’adressent la parole qu’à l’abri des regards… Le corporatisme joue un rôle important dans cette histoire, une espèce de ciment  qui unit les diverses personnalités  et permet de niveler les consciences et les idées.

Après la conférence :

1º Certains élèves ont rédigé un témoignage malgré les pressions exercées par le professeur principal qui s’employait à dresser la liste de ceux qui l’avaient signé et les menaçait de représailles sur les notes. Apprenant l’existence de ce témoignage, Vychinski affirma avec violence qu’il était illégal et n’avait aucune valeur…

2º Une mère d’élève a appelé la direction à plusieurs reprises pour demander à ce que Z. s’excuse en classe pour ce qu’elle avait dit sur la Shoah, puis elle a adressé un courrier à la Direction dont elle m’a envoyé copie. La Direction terrorisée par le Snes n’a pas réagi. Z. qui se sentait protégée par le responsable Snes s’est même permise d’exiger des sanctions contre moi dans le bureau du Proviseur, lequel lui a répondu très fermement qu’elle n’avait rien à exiger. Certains ont voulu croire à des conflits « relationnels » entre ces collègues et moi. Or, Vychinski était arrivé récemment au Lycée et ne me connaissait pas, comme d’ailleurs la plupart de ceux qui m’ont attaquée. J’ai toujours fait preuve de bienveillance à l’égard des enfants du grand responsable Snes et j’entretenais des relations cordiales avec les parents jusqu’à ce jour. Un autre membre particulièrement actif de la section avait même accepté, l’année précédente, que je donne bénévolement à sa fille  des cours  particuliers de rattrapage.

(à suivre)

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