A toutes celles et à tous ceux qui ont espéré une Espagne meilleure, loin de leurs intérêts personnels, qu’elles soient ou qu’ils soient « de gauche » ou « de droite ». A José Antonio Primo de Rivera y Sáenz de Heradia qui fut de ceux-là, comme l’avait été son père.
« L’attitude dubitative et le sens de l’ironie dont ne se départissent jamais ceux d’entre nous qui ont quelque curiosité intellectuelle nous rendent incapables de lancer les cris vigoureux et infaillibles que l’on attend des meneurs de masses. » José Antonio Primo de Rivera
José Antonio Primo de Rivera est mort jeune, fusillé par les Républicains, dans la prison d’Alicante, le 20 novembre 1936. Il avait trente-trois ans. Le régime franquiste l’a récupéré afin de mieux assurer sa légitimité et à cet effet il a multiplié les « images saintes » ; rien d’étonnant quand on sait que le soulèvement militaire conduit par Franco s’est d’emblée présenté comme une Croisade (Cruzada). Le régime franquiste n’a cessé de se présenter comme l’héritier de José Antonio Primo de Rivera, surtout à ses débuts, après sa victoire en 1939. Ce faisant, il l’a défiguré. Si José Antonio est l’Ausente (l’Absent), selon le lexique franquiste, c’est autant parce qu’il a été assassiné par les Républicains que parce qu’il a été récupéré et reconditionné par Franco et le franquisme.
Parmi les nombreuses productions de la propagande franquiste à ce sujet, un livre intitulé « Via crucis » où à chaque étape du Chemin de Croix correspond un épisode de la vie de José Antonio Primo de Rivera. Ainsi l’astucieux Franco a-t-il su récupérer une certaine mémoire afin de se présenter comme son Très Saint Successeur. José Antonio Primo de Rivera n’en demandait pas tant…
José Antonio Primo de Rivera (1903-1936)
Je m’interroge beaucoup sur cet homme courtois et distingué au regard rêveur. Je m’interroge d’autant plus que mes efforts pour appréhender cette figure sont fréquemment perturbés par des séquences de la propagande franquiste mais aussi antifranquiste, qu’elles soient d’inspiration phalangiste ou démocratique. Je me plais à voir José Antonio Primo de Rivera, que je vais appeler plus simplement José Antonio, comme un réconciliateur dans une Espagne terriblement divisée, fragmentée, cette Espagne que contemplait avec tristesse José Ortega y Gasset.
Mais comment ce jeune homme se percevait-il ? Dans son premier manifeste politique, en juin 1931, il met en doute sa capacité à se convertir en leader politique et précise : « Mi vocación está entre mis libros ». Dans une lettre adressée à un ami, en avril 1933, il déclare, ironique, qu’il ne se voit vraiment pas en caudillo fascista et poursuit en précisant que ceux qui sont habités par la curiosité intellectuelle à des degrés divers sont incapables de formuler des affirmations sans nuance, pourtant indispensables à ceux qui se proposent de diriger les masses. Son ami Ramiro Ledesma Ramos et Miguel de Unamuno vont dans le même sens : ils jugent José Antonio trop délicat et trop éduqué pour être un chef et encore moins un dictateur.
Mais, question qui me préoccupe encore (et je reconnais que je suis incliné à idéaliser José Antonio, et d’abord par dégoût pour Franco mais aussi pour nombre de ses ennemis, à commencer par les communistes) : José Antonio aurait-il représenté, ainsi que l’affirment les phalangistes hostiles à Franco, une opportunité majeure dans une Espagne divisée, déchirée même ?
José Antonio a bien été cet homme séduisant, timide, cultivé, courageux, fidèle à ses amis, et excellent journaliste. Tous les témoignages, y compris d’étrangers, en particulier des Anglo-Saxons de la bonne société, concordent à ce sujet. Rien à voir avec Mussolini et Hitler. Mais, surtout, n’oublions jamais que José Antonio est entré en politique afin de défendre la mémoire de son père, le général Miguel Primo de Rivera, un homme qui mériterait d’être mieux connu, un homme qui s’efforça d’aider son pays sans jamais songer à retirer de sa position un quelconque avantage personnel. Il y a longtemps que j’ai en tête d’écrire un article à son sujet. Cette volonté de défendre la mémoire de son père le fit à plusieurs reprises sortir de sa réserve en public, notamment au Parlement (Congreso de los Diputados). Mais en se comportant de la sorte, cet homme réservé et craignant la foule cherchait par ailleurs à se forger une image de « fascista » ; et il n’excluait pas la violence de ses calculs. A ce propos, les militants de la Falange Española participèrent à un climat de violence général dans l’Espagne de la IIe République qu’ils contribuèrent eux aussi à déstabiliser. S’il est malgré tout possible de présenter José Antonio comme un conciliateur, son mouvement n’en a pas moins promu la violence dans les années qui précédèrent la guerre civile.
José Antonio a-t-il été un progressiste ainsi que le présente l’opposition phalangiste à Franco ? Cet homme issu de la haute société andalouse, à la mise et au mode de vie aristocratiques, fait sa première expérience politique à la Unión Monárquica Nacional dont il est nommé vice-secrétaire général. En octobre 1931, il se présente (mais sans succès) comme candidat monarchiste aux élections partielles pour Madrid.
L’aristocrate monarchiste a peu à voir avec ces pionniers du fascisme espagnol, parmi lesquels Ramiro Ledesma Ramos et Onésimo Redondo Ortega, le fondateur des Juntas Castellanas de Actuación Hispánica (J.C.A.H.), une organisation embryonnaire qui avec le groupe La Conquista del Estado de Ramiro Ledesma Ramos donnera les Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalistas (J.O.N.S.).
En octobre 1931, deux petites organisations fondées cette même année fusionnent et donnent les Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista (J.O.N.S.), une organisation encore bien modeste. Alors que le fascisme commence à se structurer en Espagne, José Antonio est fort occupé à la Unión Monárquica Nacional. Il rencontre pour la première fois le général Franco (alors directeur de la Academia Militar de Zaragoza) à Zaragoza, au début des années 1930. Le courant ne passe pas entre les deux hommes bien qu’ils partagent un même rejet de la IIe République.
Ce n’est qu’en 1933 que José Antonio commence à s’intéresser au fascisme. En février, avec l’aide d’un collaborateur de son père, il lance un journal, El Fascio. Un seul numéro paraîtra. José Antonio y publie un article intitulé « Orientaciones » et signé « E » (pour Estella puisqu’il porte le titre de IIIe Marqués de Estrella). La plupart des exemplaires sont saisis par la police. Le petit groupe s’étoffe et se dénomme Movimiento Español Sindicalista, accompagné de la précision Facismo Español. Au cours de l’année 1933, José Antonio commence à envisager un fascisme espagnol substantiel. Aussi cherche-t-il à s’allier la droite espagnole traditionnelle, l’Italie fasciste et à unifier les groupuscules fascistes espagnols. Il a par ailleurs en tête de trouver des alliances pour contrer l’hégémonie de la France et du Royaume-Uni, deux puissances dotées d’un vaste empire, notamment avec l’aide de l’Italie et de l’Allemagne. Franco a plus ou moins la même idée en tête ; ces deux puissances l’irritent, il en est jaloux. Et tous deux partagent une même colère envers la S.D.N. Toujours à la recherche d’appuis, José Antonio prend contact avec les J.O.N.S. et avec le Frente Español, un groupe constitué de jeunes disciples de José Ortega y Gasset. Ce dernier qui a fondé la Agrupación al Servicio de la República est déçu par la démocratie. Frente Español ne dépassera jamais la douzaine de sympathisants. L’un de ses sympathisants juge cependant que le nom Frente Español (plus particulièrement ses initiales, F.E.) a une valeur politique et il ne s’oppose pas à la fusion de ce groupe moribond avec le plus dynamique Movimento Español Sindicalista – Fascismo Español. Mais ses camarades s’opposent à l’utilisation du nom par un groupe fasciste. On en vient à la désignation Falange Española dotée des statuts du Frente Español. José Antonio fait siennes des idées centrales chez José Ortega y Gasset : la nation envisagée comme une communauté de destin, la nécessité de structurer (vertebrar) l’Espagne, le rapport de l’aristocratie au peuple. José Antonio, admirateur de José Ortega y Gasset, lui reprochera cependant de ne pas avoir pleinement adhéré au fascisme espagnol.
Fin août 1933, la direction de Falange Española tente sans succès d’attirer Ramiro Ledesma Ramos. Ce dernier, leader de la J.O.N.S., n’apprécie guère les relations de José Antonio avec la haute société. Ce même mois, José Antonio a plus de chance avec Comunión Tradicionalista et les monarchistes de Renovación Española – voir le Pacto de El Escorial. Ainsi, lors de son lancement, Falange Española se trouve empêtrée avec les secteurs les plus conservateurs de la vieille droite. Les relations n’en sont pas moins cordiales entre ces droites qui se séparent sur bien des points. José Antonio a donc l’appui de la droite traditionnelle ; il a par ailleurs unifié les organisations fascistes. A présent, il cherche l’appui italien et se rend en Italie à la mi-octobre 1933. Le 19, il est reçu par Mussolini. Le 29 octobre, au Teatro de la Comedia de Madrid, la fondation de Falange Española est formalisée.
José Antonio se présente sur une liste monarchiste aux Cortes de Cádiz où sa famille a une influence considérable. Il est élu grâce à l’appui des grands propriétaires, ce qu’il n’aurait pu espérer s’il s’était présenté sous l’étiquette de Falange Española. L’idée d’une fusion entre la F.E. et les J.O.N.S. fait son chemin. La haute société refuse de soutenir les J.O.N.S. et Ramiro Ledesma Ramos ; les monarchistes sont toutefois disposés à financer la F.E. qu’ils voient comme un instrument de stabilisation. L’origine sociale de José Antonio les rassure. Ils estiment qu’avec un tel dirigeant le fascisme espagnol n’échappera pas à leur contrôle et ne tombera pas dans les excès italiens et plus encore allemands.
L’enthousiasme monarchiste pour José Antonio s’infléchit lorsque le 15 février 1934, la F.E. fusionne avec les J.O.N.S. José Antonio fait des concessions à caractère symbolique mais exige que la F.E./J.O.N.S. soit dirigée par un exécutif de trois membres, soit deux membres de la F.E., dont José Antonio, et un membre des J.O.N.S., Ramiro Ledesma Ramos. Les relations entre la F.E. et les J.O.N.S. mettent en évidence les contradictions entre l’aristocratisme de José Antonio et ses ambitions populistes alors que l’organisation cherche un financement. En 1934, il se rend en Allemagne et en mai il rencontre Hitler à Berlin. Les Allemands ne se décident pas à lui accorder la moindre aide économique. Les discours de José Antonio ne galvanisent pas le peuple, des discours qui vont de l’analyse théorique (José Antonio est un excellent styliste) à la défense de son père. Les difficultés financières mises à part, l’union des deux partis reste difficile.
Olivier Ypsilantis