« Je ne peins pas l’être, je peins le passage », Michel de Montaigne.
Parmi les nombreuses personnalités rencontrées aux Beaux-Arts de Paris (dénomination officielle : École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, E.N.S.B.A.), Jessie Bensimon. L’envie d’écrire un article sur Jessie m’est venue au cours d’une promenade Internet, promenade qui a réactivé des souvenirs des années 1980, lorsque nous étudiions dans cette école, entre rue Bonaparte et quai Malaquais.
C’est dans un atelier de gravure situé au deuxième étage de l’hôtel de Chimay, côté quai Malaquais, que j’ai rencontré Jessie, un atelier dont les larges, hautes et nombreuses fenêtres donnaient sur la Seine et le Louvre. L’hôtel de Chimay a été successivement connu sous divers noms dont celui de son dernier propriétaire qui lui est resté, Joseph de Riquet de Caraman, 17e prince de Chimay. En 1883, l’État achète cet hôtel pour l’intégrer à l’E.N.S.B.A. et l’évide presque totalement pour y installer des ateliers.
Ci-joint, une vidéo réalisée par Didier Boyaud et intitulée « Jessie Bensimon Gravure ». On y voit Jessie imprimer une gravure en taille-douce :
https://www.dailymotion.com/video/x2ikulr
Jessie Bensimon
Le Louvre n’était pas encore pourvu de sa pyramide. J’y entrais par l’aile Denon où, surplombant l’escalier Daru, se dressait la victoire de Samothrace. Les visiteurs étaient plutôt rares et je pouvais m’attarder à ma guise, prendre des notes, sans déranger ou être dérangé. Je me souviens de salles au parquet de bâton rompu odorants et qui grinçaient. Je me souviens de petites sculptures égyptiennes (beaucoup d’amulettes), généralement en argile, qui évoquaient la vie quotidienne, des salles oubliées pour la grande statuaire, ce qui me convenait. Ces salles conduisaient assez vite à la peinture anglaise et aux peintres de l’école de Barbizon. La peinture anglaise, raffinée et spontanée, presque gestuelle dans certaines de ses parties (comme ces vêtements vaporeux des dames de la gentry), une peinture qui parvient à donner l’illusion de l’aquarelle. Mais ce sont surtout des études de ciel d’un artiste mort si jeune, Richard Parkes Bonington, qui me retenaient. Puis venaient les peintres de Barbizon, des peintres qui m’étaient familiers depuis l’enfance et chez lesquels je me sentais chez moi, comme je me sentais chez moi avec les paysagistes anglais et hollandais, sans oublier les maîtres de la peinture chinoise, autant d’artistes qui étudièrent, modestes, le tracé des branches, la structure des feuillages, des nuages, des rochers, l’eau qu’anime le vent…
« Chimère », toile métallique.
J’en reviens à Jessie, à l’atelier de gravure de l’hôtel de Chimay. Jessie se tenait plutôt en retrait ; mais une fois la conversation engagée, elle se montrait particulièrement attentive. Elle plaçait de courtes remarques ou des questions qui agissaient à la manière de quelqu’un qui mène un interview, ce qui donnait des conversations très structurées, un phénomène assez rare dans la vie quotidienne, les conversations tendant à s’effilocher. Autre remarque, terriblement subjective et qui prêtera probablement à sourire. Cette attention faisait que les dimensions de ce très vaste atelier semblaient se faire plus intimes, et l’aspect plutôt froid de l’ensemble, avec ce carrelage de cuisine et ces murs nus, s’estompait. Il semblait se garnir de meubles, d’objets divers et, surtout, de tapis et de tentures, beaucoup d’étoffes. Cette sensation était si marquée qu’à certains moments elle touchait à l’hallucination.
De quoi parlions-nous ? D’art bien sûr, de gravure surtout, mais aussi de peinture et de sculpture. Jessie suivait des cours de modelage dans les ateliers Étienne-Martin (Étienne Martin) et Maurice Calka (Moïse Tzalka). Je lui parlais volontiers de Franz Kafka, l’écrivain que je lisais alors le plus et dont je dessinais des portraits à la pointe-sèche, à la mine de plomb et au charcoal pencil, à partir essentiellement de la somme iconographique qui venait d’être publiée, celle de Klaus Wagenbach, aux Éditions Pierre Belfond en 1983. Elle me parlait de Gustav Mahler et avec autant d’enthousiasme que je lui parlais de Franz Kafka ; mais peut-être son enthousiasme, non moindre, était-il plus contenu… Aussi n’ai-je pas été surpris dans une entrevue mise en ligne à l’occasion d’une exposition au Centre d’Art et de Culture – Espace Rachi – Guy de Rothschild de l’écouter évoquer Vienne.
Je n’ai rien su de Jessie et son travail durant plus de vingt ans. J’étais quelque part en Andalousie, ne remontais à Paris que rarement et plutôt à contre-cœur, et Internet était rare et rudimentaire. J’ai donc repris contact avec son œuvre que je ne connaissais que par quelques gravures en taille-douce. Mais devant sa production multifacétique (elle se répartit en : photographie, céramique, installation & sculpture, bijou, gravure, monotype, encre, médaille), je retrouve l’esprit de ces gravures. Je n’aime guère me perdre en qualificatifs pour rendre sensible une œuvre, mais j’en avance un : fluidité. Cette fluidité est partout et l’exergue à son site l’annonce ; il est extrait des « Essais » de Michel de Montaigne : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage… » ; et elle dédie son travail : « A Viviane la fée, porteuse des rêves… », Viviane qui puise ses pouvoirs magiques dans les forces de la nature, Viviane qui a partie liée avec les éléments, l’eau surtout. La fée Viviane, la dame du Lac…
« Chimère », toile métallique.
Dans ces œuvres, il est donc question des caresses de la lumière, du mouvement et de sa féminité, de chorégraphies de feu et d’eau. Créatures aériennes et marines avec, toujours, les possibilités de la courbe, ses enroulements et ses enveloppements qui suggèrent l’infini, à la manière des fractales de Benoît Mandelbrot. Oui, il y a un rapport très précis entre nombre de travaux de Jessie Bensimon et ceux ce Benoît Mandelbrot. On pense aussi, et immanquablement, au Baroque italien ; l’Italie, un pays où Jessie a suivi une partie de sa formation, à Firenze.
Dans une courte entrevue, elle répond à quelques questions. Elle nous dit qu’elle a décidé de devenir artiste pour faire face à la vie belle et cruelle, cruelle parce que belle. « Car le beau n’est rien que le premier degré du terrible » écrit Rainer Maria Rilke dans la Première Élégie des dix « Élégies de Duino » (Duineser Elegien). L’art, un langage qui permet d’affronter cette beauté, de ne pas finir brûlé ou noyé. A la question : « Si le destin vous permettait de rencontrer une personne célèbre (morte ou vivante), qui serait-elle et quelle question lui poseriez-vous ? » ; réponse de Jessie : « Bonjour Monsieur Kapoor. Voulez-vous m’épouser ? » Monsieur Kapoor ? J’ai réfléchi avant de consulter Internet ; j’ai stupidement pensé à un acteur de cinéma – et pourquoi donc un acteur de cinéma ? – puis d’un coup j’ai compris, ou pense avoir compris : il devrait s’agir d’Anish Kapoor, ce sculpteur britannique connu pour ses installations à caractère conceptuel. Jessie n’est pas une artiste conceptuelle, elle est trop baroque pour l’être, mais je comprends ce qui l’attire en lui, avec par exemple « Parabolic Waters », « Sky Mirror » ou « Descension ». « Et quelle est la musique ou chanson qui vous inspire le plus pour créer, si vous en avez une ? » ; réponse de Jessie (j’ai été surpris de ne pas retrouver Gustav Mahler) : « II Giardiano Armonico – Vivaldi – Concerto for four violins in B minor RV580 ».
« Chimère », toile métallique.
Son parcours (dont je ne connaissais qu’un segment). Après des études de type universitaire (histoire de l’art puis philosophie), elle acquière la conviction qu’il lui faut passer à l’acte, soit donner forme. « Je pars donc vers la lumière toute platonicienne de la Renaissance italienne, à Florence, où un séjour dans les ateliers de Roberto Ciabani et Jules Maïdoff me procure une immersion totale et une déconnexion de l’approche universitaire. Après cette expérience initiatrice, je reviens en France et poursuis mes études artistiques aux Beaux-Arts de Paris en sculpture et gravure, puis à Ottawa au Canada en taille directe. Polydisciplinaire depuis toujours, j’ai durant mon parcours utilisé la terre, le marbre et différents matériaux composites incluant des minéraux dans des céramiques, des bijoux et des sculptures. La macro photographie m’a également souvent servi d’outil d’investigation et de révélateur des univers infinis échappant à notre œil. »
Depuis 2008, Jessie travaille la toile métallique et je dois dire que cette part de son œuvre me séduit tout particulièrement. La toile métallique est légère et Jessie lui donne des mouvements souples et diversement froissés, comme la vague qui s’enroule sur elle-même, comme des sculptures d’Antoine Pevsner et plus encore de son frère Naum Gabo. Ces sculptures légères et lumineuses lui permettent l’élaborer des installations, soit dans des salles, soit en extérieur, de préférence dans des jardins, au milieu des arbres. C’est un matériau dans lequel joue la lumière des heures du jour, de l’aurore au crépuscule, avec parcours environnementaux – Jessie évoque un « art environnemental ». C’est un matériau qui peut s’enrouler autour d’un tronc ou être suspendu à la manière d’un mobile et, ainsi, jouer avec les mouvements de l’air, des sculptures toujours en mouvement donc. Ces sculptures sont baroques en elles-mêmes ; on pense par exemple au vêtement de Sainte Thérèse de Bernini, à Rome, ou à celui de Bienheureuse Luisa Albertoni du même, également à Rome. La sculpture baroque aime la nature, les arbres qu’agite le vent, la rocaille aussi. L’exubérance de l’architecture baroque, et pas seulement en Italie, s’efforce de copier ou, plutôt, de suggérer celle de la nature. Et dans ces rapports entre l’art baroque et la nature, je pense aujourd’hui aux œuvres de Matyáš Bernard Braun pour le parc de l’hôpital de Kuks, en Bohême orientale.
Ci-joint, une vidéo réalisée par Didier Boyaud et intitulée « Du doux embrasement de la lumière » et qui montre plusieurs de ses sculptures en toile métallique mises en situation dans la nature :
https://www.dailymotion.com/video/x60pjd
Olivier Ypsilantis
Cher Olivier,
Je découvre encore une fois avec un peu de retard ton généreux article et l’évocation de ces temps lointains. J’ai beaucoup apprécié d’apprendre quelle dilatation spatiale pouvait provoquer ma simple écoute !
La video sur la gravure a été mise en ligne par Didier mais réalisée par Jac Lesser ami vidéaste qui a traversé l’atelier de gravure aux Beaux-Arts à cette même époque et que tu as sans doute croisé. La vidéo « Du doux embrasement…» elle, est bien de Didier Boyaud.
Tu as également rencontré la fée Viviane avenue d’Eylau …
Merci pour ton regard posé sur ces oeuvres.
Jessie
La fée Viviane, avenue d’Eylau, à Paris, je m’en souviens. C’était un jour d’hier avec perspective grise et froide. Un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble en pierre de taille, avec hauts plafonds. Je me souviens d’y avoir vu quelques-unes de tes sculptures, de petites sculptures en terre cuite réalisées d’après modèle vivant. Curieux que tu m’évoques l’avenue d’Eylau ; j’ai hésité et à plusieurs reprises à l’inscrire cet dans cet article ; mais c’est à présent chose faite, modestement, car j’ai bien d’autres souvenirs à ce sujet. Um forte abraço amiga. Olivier.
Quels sont les autres souvenirs ? Je suis curieuse de les connaitre ! Dis-les moi…
Je t’embrasse
Chère Jessie,
Ta question me donne une idée. J’y mets de l’ordre et te l’envoie. Que cette journée te soit douce, et les suivantes aussi. Olivier