1980
Je me souviens de la mort de Jean-Paul Sartre, je m’en souviens pour avoir assisté à ses funérailles. Je n’accompagnai pas le cercueil et attendis à l’entrée principale du cimetière du Montparnasse, boulevard Edgar Quinet. Ce n’est pas une sympathie particulière qui m’y attira. J’avais simplement lu nombre de ses écrits, Jean-Paul Sartre était au programme du baccalauréat et le lire était un must, en quelque sorte, un phénomène d’époque. Et je savais déjà que sa mort tournait la page d’une époque, si je puis dire.
Je me souviens de la Iran Hostage Crisis. Je me souviens du colonel Charles Beckwith et de Operation Eagle Claw.
Je me souviens du déclenchement de la guerre Irak/Iran, de cette Blitzkrieg espérée du côté irakien, frustrée par une contre-offensive iranienne. Je commençais mes études supérieures ; elles seront marquées par cette guerre (1980-1988), d’autant plus que parmi mes camarades il y avait des Iraniens et des Irakiens.
Je me souviens de l’attentat qui mit fin aux jours d’Anastasio Somoza Debayle. Je me souviens de la Mercedes Benz blanche frappée de plein fouet par un tir de lance-roquettes.
La Mercedez Benz d’Anastasio Somoza Debayle après l’attentat (septembre 1980)
1981
Je me souviens du massacre des bébés phoques et des écologistes de Green Peace qui peinturluraient en vert leurs fourrures d’un blanc étincelant et soyeux afin de décourager les chasseurs de fourrure.
1982
Je me souviens du caso Almería. Mais lorsque j’écris : « Je me souviens du caso Almería», je dois préciser que je n’ai eu connaissance des faits qu’une dizaine d’années après, au début des années 1990 donc, en parlant avec mon voisin Darío Fernández Álverez, l’avocat des trois victimes.
Je me souviens du torpillage du croiseur argentin General Belgrano par un sous-marin britannique. Je me souviens d’en avoir pris connaissance par un quotidien, Le Monde probablement, dans une rame du métro de Paris. Mais sur quelle ligne ? Je me souviens de la destruction du HMS Sheffield par un missile Exocet tiré d’un avion argentin. Mais je ne saurais dire où j’en pris connaissance.
Je me souviens du décès de Josep Renau, Josep Renau que je connaissais (et admirais) par ses photomontages d’une pertinence comparable à ceux de John Heartfield (Helmut Herzfeld).
1983
Je me souviens de l’élection de Youri Andropov au poste de Président du Soviet Suprême et de l’extrême inquiétude d’un ami polonais qui déclara dans un amphithéâtre qu’une guerre mondiale était inéluctable parce que Youri Andropov avait été président du KGB. Je ne compris pas vraiment cette mise en rapport mais je parvins à me convaincre qu’en tant que polonais il savait des choses que j’ignorais.
1984
Je me souviens quand l’Europe passa de dix à douze membres, soit l’Espagne et le Portugal comme nouveaux membres.
Je me souviens de l’attentat perpétré par l’IRA au Grand Hotel de Brighton contre Margaret Thatcher et les membres de son gouvernement, un attentat qui ravigota une popularité moribonde.
Le Grand Hotel de Brighton après l’attentat (octobre 1984)
1985
Je me souviens du retrait des troupes israéliennes au Liban ; et je me souviens de l’entrée de ces mêmes troupes au Liban, en 1982. Je me souviens qu’en 1982 je travaillais dans un kibboutz du Golan et que le fracas des bombardements me parvenait, la nuit surtout, les nuits étoilées et froides d’un hiver.
1986
Je me souviens de la mort de Simone de Beauvoir. Je ne pus assister à ses funérailles, au cimetière du Montparnasse, ce que je n’aurais pas manqué de faire. Je préférais et de loin ses écrits à ceux de Jean-Paul Sartre.
Je me souviens de l’assassinat de María Dolores González Catarain, Yoyes, par l’ETA. N’oubliez pas Yoyes !
Je me souviens de nombreux attentats à Paris. Je me souviens plus particulièrement de celui de la rue de Rennes. J’étais passé devant le magasin Tati moins d’une heure avant l’explosion. Mais à présent ma mémoire me fait défaut : je me souviens que je marchais de Montparnasse à Saint-Germain, mais en empruntant quel trottoir ?
Je me souviens de couchers de soleil en direction l’Eleusis, du goût du retsina qui me disait toute la Grèce, de nuits passées à parcourir Athènes revêtu d’un habit de sueur, de façades néoclassiques craquelées et encrassées… Je me souviens de cette ville pas si belle mais que j’ai aimée au point de vouloir l’embrasser.
Je me souviens de la rencontre Reagan / Gorbatchev à Reykjavik, d’histoires entre rêve et réalité.
1987
Je me souviens du démantèlement du noyau historique d’Action directe, dans un village proche d’Orléans. Je me souviens plus particulièrement de ces deux noms : Jean-Marc Rouillan et Nathalie Ménigon, sa compagne.
Je me souviens que le film de Walerian Borowczyk, « L’intérieur d’un couvent », truculent comme un Boccacio et programmé pour Cine de Medianoche, finit par être refusé par TVE.
L’affiche annonçant « L’intérieur d’un couvent », de Walerian Borowczyk (1978)
Je me souviens de l’affaire Irangate aussi connue comme l’affaire Iran-Contra.
Je me souviens du naufrage du Herald of Free Enterprise, la plus grande catastrophe en temps de paix subie par la flotte britannique depuis le naufrage du Titanic en 1912.
Je me souviens de l’approbation par le Parlement grec de l’expropriation de biens fonciers et immobiliers appartenant à l’Église. Je me souviens de manifestations monstres dans Athènes, manifestations conduites par des popes en tenue de pope, soutane noire, couvre-chef noir et cylindrique légèrement élargi vers le haut, le καμιλαύκιον.
Je me souviens de Platoon d’Oliver Stone, des rivaux le Sgt. Barnes et le Sgt. Elias, respectivement joués par Tom Berenger et Willem Dafoe.
Je le souviens de l’exploit du jeune Allemand Mathias Rust atterrissant avec son petit monomoteur Cessna 172 sur la Place Rouge, à Moscou, un exploit qui fit sourire mon père d’un sourire entendu. Peu après de hautes instances civiles et militaires furent limogées par Gorbatchev, ce qui lui permit d’accélérer la perestroïka, notamment dans l’armée.
Je me souviens de la tuerie de l’Hipercor à Barcelone, tuerie perpétrée par le Comando Barcelona de l’ETA et de l’immense manifestation populaire qui s’en suivit dans Barcelone.
1988
Je me souviens d’un grand incendie dans le vieux Lisbonne.
Je me souviens du tremblement de terre en Arménie. C’était le 7 décembre. J’appris la nouvelle par la radio, chez un ami, dans son appartement de la rue du Printemps, dans le XVIIe arrondissement parisien. C’est ainsi, un événement peut rester dans notre mémoire inséparable de l’endroit où il nous est communiqué.
1989
Je me souviens quand les troupes soviétiques commencèrent à se retirer de Hongrie.
Je me souviens de la tragédie du stade d’Hillsborouph, à Sheffield.
Je me souviens de Martin Fleischmann et de Stanley Pons, de leur déclaration quant à la « fusion froide ». Je n’ai jamais vraiment compris en quoi elle consistait ; je me souviens simplement de l’émoi provoqué et de la déception qui s’en suivit.
Je me souviens des manifestations de la place Tian’anmen, je m’en souviens d’abord par cette photographie de Jeff Widener de Associated Press qui montre un homme immobile devant une colonne de chars T-59 qu’il immobilise, un homme surnommé depuis Tank man.
La photographie de Jeff Widener prise sur la place Tian’anmen (5 juin 1989) et une vidéo : https://www.rtbf.be/info/monde/detail_il-y-a-30-ans-place-tiananmen-l-homme-face-aux-chars?id=10237783
Je me souviens des débuts de Solidarność aux chantiers navals de Gdańsk.
Je me souviens du bicentenaire de la Révolution française que je suivais distraitement par la presse. J’habitais alors à Biarritz, face à l’océan et Paris me semblait bien loin. Je me souviens plus ou moins de quelques séquences du défilé de Jean-Paul Goude. Je me souviens surtout que cette célébration coûta fort cher et que Margaret Thatcher, invitée, ne se priva pas d’une petite leçon d’histoire à François Mitterrand, en lui rappelant notamment que les Anglais avaient eu la Magna Carta en 1215, la Glorious Revolution et la Bill of Rights en 1688-1689, une révolution tranquille, bloodless, un événement célébré discrètement l’année précédente, en 1988 donc.
Je me souviens qu’un pilote syrien demanda l’asile politique à Israël où il put atterrir à bord de son avion, un Mig-23 (l’avion le plus moderne de l’arsenal syrien), ce qui permit à Israël de l’étudier en détail.
Je me souviens, bien sûr, de la chute du Mur de Berlin. Elle commença le 9 novembre 1989. J’habitais alors à Biarritz ; aussi cet événement reste-t-il dans ma mémoire inséparable de l’appartement où je prenais note par la presse écrite (pas d’Internet alors et je n’avais pas la télévision) de la fin d’une ère, un appartement où le phare de la pointe Saint-Martin projetait dans un coin de ma chambre deux éclats lumineux de dix secondes.
La chute du Mur de Berlin, 11 novembre 1989, près de Potsdamer Platz
Je me souviens du procès expéditif et de l’exécution non moins expéditive de Nicolae Ceauşescu et de sa femme Elena.
1990
Je me souviens de la réunification de l’Allemagne.
Je me souviens de manifestations violentes dans le centre de Londres, manifestations consécutives à l’entrée en vigueur de la poll-tax votée par le gouvernement de Margaret Thatcher.
Je me souviens de la profanation de tombes juives dans le cimetière de Carpentras.
Je me souviens de tremblements de terre en Iran, dans les provinces riches et peuplées du Zandjan et du Ghilan, au bord de la mer Caspienne, un effroi.
Je me souviens du succès du livre de Martin Handford, « Where is Wally ? » (« Où est Charlie ? »). Je me souviens de m’être amusé à chercher ce personnage dégingandé, à pull et bonnet rayés rouge et blanc, en compagnie de mon fils et avec un même entrain.
Je me souviens de l’invasion du Koweït par l’Irak.
Je me souviens de la mort d’Alberto Moravia. Et lorsque j’écris : « Je me souviens de la mort d’Alberto Moravia », je me souviens de ses livres que j’ai lus, des circonstances particulières dans lesquelles je les ai lus, « L’Ennui » surtout, lu dans le désert du Sinaï.
Je me souviens quand Français et Britanniques firent leur jonction sous la Manche, dans l’Eurotunnel.
Olivier Ypsilantis