Un tapis iranien et des soldats de plomb :
Je me souviens du tapis iranien, chez ma grand-mère, dans l’entrée. Je m’en souviens avec une précision toute particulière : c’est dans ses entrelacs, qu’enfant, je faisais manœuvrer mes soldats de plomb, des soldats avec lesquels mon père avait joué, enfant. J’aimais tout particulièrement les spahis et leurs capes (en plomb elles aussi) qui tombaient en lourds plis sur la croupe de chevaux aux robes variées.
Une boîte en carton :
Lorsque mon oncle me fit cadeau de cette boîte en carton, je ne compris pas vraiment. Et lorsque je lui demandai ce que c’était, il eut une expression d’agacement et se contenta de me dire : « J’y tiens. Prends-en soin ». Je lui en fis la promesse sans oser insister et rangeai la boîte dans un tiroir de mon bureau ; elle me servit à classer des coupures de presse. Un soir, tard, alors que tous dormaient, je sortis la boîte et la posai sur mon bureau, sous la lampe, bien décidé à en percer le mystère. Elle était solide et patinée par le temps, avec le nom et le prénom de mon oncle manuscrits en lettres capitales sur son couvercle. Alors que je la retournai en tous sens, je surpris un fragment d’étiquette collé sur l’une de ses faces extérieures. J’en déchiffrai quelques lettres que je tapai aussitôt sur le clavier de mon ordinateur, avant de me mettre sur Google en mode Images. Je ne tardai pas à comprendre… Cette boîte avait contenu les perfusions qui avaient sauvé la vie de mon oncle, après sa terrible blessure du 20 novembre 1944, alors qu’il servait une mitrailleuse hors-tourelle, tuant et blessant par dizaines des Gebirgsjäger embusqués dans des conifères, en lisière de forêt, devant la Vor-Vogesen-Stellung. Selon les témoignages d’habitants des environs, il pleuvait du sang des arbres. L’image ci-dessous est celle qui m’a permis d’identifier la boîte : Standard Army and Navy Package of Normal Human Plasma Dried. Cette boîte est probablement celle qui a été utilisée au 9th Evacuation Hospital de Lunéville. C’est là que le chirurgien américain Paul C. Samson pratiqua l’une des premières opérations à cœur ouvert de l’histoire. Peu après, j’éluciderai un autre mystère en découvrant le nom de celle que ce blessé avait aimée, Marianne Cohn, assassinée le 8 juillet 1944, à Ville-la-Grande.
Paul C. Samson M.D. (1905-1982)
Un masque à gaz :
Dans l’appartement de ma grand-mère, après son décès. Je me souviens d’un placard oublié, un vaste placard dans une chambre qui avait longtemps servi de débarras. Je me souviens de l’odeur qui en sortit lorsque je l’ouvris et qui m’emporta cinquante ans en arrière, dans les années 1939-1940, des années que je n’ai pas connues mais qui me collent à la peau, si je puis dire. Sur le mur peint en gris-vert, un alignement de trois masques à gaz accrochés à des clous — les masques de ses trois enfants. Celui du milieu était donc celui de ma mère. Elle avait sept ans lorsque la guerre fut déclarée. Je suis resté longtemps assis devant ce placard oublié qu’éclairait une faible lumière. Après quelque hésitation, je me suis décidé à emporter le masque à gaz de ma mère. J’ai peu repensé à ce placard et à l’étrange impression qui me prit jusqu’à ce qu’un ami m’envoie le lien suivant :
http://www.pariszigzag.fr/visite-insolite-paris/lappartement-de-lespace-temps
Un cheval en bois, une toque de Davy Crockett, un casque US M1, etc. :
Je me souviens qu’il y avait sur la cheminée de la chambre de mes parents, à Cesson, un petit cheval en bois noir décoré de motifs floraux multicolores, un cheval de Dalécarlie que mes parents, jeunes mariés, avaient rapporté d’un voyage dans les régions boréales de Suède et de Norvège, en 1957. Ce cheval est à la Suède ce que le coq de Barcelos est au Portugal ; mais surtout, il reste l’un des emblèmes des mois de juillet de mon enfance à Cesson, avec la toque de Davy Crockett de mon cousin, le casque US M1 de mon oncle, le Journal de Spirou, le Journal Tintin et leurs héros respectifs, les cartes postales de Barberousse et d’Albert Dubout que m’envoyaient mes grands-parents et que ma mère avait disposées dans ma chambre, sur le trumeau de la cheminée. Autres emblèmes de ces mois d’été à Cesson, les livres de la Bibliothèque Verte pour Jules Vernes et de la Bibliothèque Rose pour la Comtesse de Ségur — je fus jusqu’à dix-douze ans un fervent lecteur de cette dame.
Des plaques d’identité militaires (dog tags) :
Je me souviens d’un jour gris soyeux, tiède et humide, à Hué. Je me souviens de la Sông Hương, la Rivière des Parfums. Il m’avait invité à entrer dans son commerce de brocante militaire. J’avais hésité avant de me décider. Son visage intelligent et son bon anglais étaient une promesse de conversation. Sitôt dans son antre, la curiosité me prit. Après tout, j’avais autour de moi un fouillis qui témoignait lui aussi de l’histoire de son pays, le Vietnam. Mon regard ne tarda pas à être attiré par une petite boîte en plastique dans laquelle je reconnus des dog tags, autant de témoignages particulièrement émouvants puisqu’ils portaient chacun un nom. Je suis ressorti avec dix plaques, huit de soldats américains et deux de soldats sud-vietnamiens, les noms de ces derniers étant non pas emboutis dans le métal mais gravés en pointillé, manuellement. Sur les huit plaques américaines, je relève les religions suivantes : Moravian, Greek Orthodox, Jewish, Presbyterian, Roman Catholic, Church of Christ, Methodist, Assembly of God.
Cinq ans plus tard, j’ai retrouvé mon marchand avec ses dog tags accrochés aux motifs de la grille d’un jardin public d’où j’ai contemplé la Sông Hương :
http://triciaannemitchell.com/2012/01/20/amelangeofdogtagsmedalsforsaleinavietnamesemarket/
Il est tard. Je caresse chacune de ces plaques et m’efforce de revenir corps et âme dans ce jour gris soyeux, tiède et humide, à Hué, l’un des plus beaux temps d’un voyage de plusieurs milliers de kilomètres en Asie du Sud-Est.
Des boîtes à poudre Houbigant :
Je les ai trouvées dans le grenier d’une maison de famille, après la mort de ma grand-mère, la Grecque. En les ouvrant, je l’ai revue. Dans la gamme, elle choisissait généralement le ton Rachel soleil. Il m’est difficile de parler d’elle. Elle m’a toujours donné l’impression d’être exilée sous le ciel gris de Paris. Elle aimait le tango, le tennis, les romans à l’eau de rose. Mais surtout, elle aimait rire ; c’est probablement pourquoi je ne l’oublierai pas, bien qu’elle me soit toujours demeurée mystérieuse, ainsi exilée sous le ciel gris de Paris.
Un morceau de brique :
Dans l’une des boîtes à poudre Houbigant, un morceau de brique venu d’un temple de Mỹ Sơn. Il faisait chaud, une chaleur humide, très humide. C’est peut-être là, dans ce sanctuaire enchâssé dans la forêt, que j’ai le plus éprouvé ce qu’avait été cette guerre. Tout en déambulant parmi ces temples ciselés, je ne tardai pas à remarquer que maintes traces, par leur brutalité, n’étaient pas l’œuvre du temps. Ces briques ciselées étaient par endroits déchiquetées. Puis je remarquai dans le terrain des bouleversements qui ne s’inscrivaient pas dans cette nature, des trous trop ronds, des entonnoirs certes adoucis par l’érosion et la végétation mais qui détonnaient. Je commençai à comprendre. J’appris que l’opinion s’était émue et que Nixon avait ordonné à ses troupes de respecter cet ensemble unique qui avait été la capitale politique et religieuse du royaume de Champâ et dans lequel l’homme avait œuvré sans discontinuer du IVe siècle au XIIIe siècle.
Ci-joint, un lien UNESCO sur ce vaste ensemble dont les racines spirituelles plongent dans l’hindouisme indien :
http://whc.unesco.org/fr/list/949
Un pavé de Lisbonne :
Lisbonne, l’une de mes villes bien-aimées. J’ai ramassé ce petit pavé il y a quelques années, du côté de la Praça Marquês de Pombal. Le petit pavé clair est l’emblème non seulement de la capitale portugaise mais de tout le Portugal. Je n’oublierai jamais ce voyage vers le Portugal, un passage de la frontière, au Nord, pour m’engager dans la vallée du Douro, vers Oporto. Côté espagnol, l’asphalte ; côté portugais, le pavé, ce petit pavé clair. Des ouvriers réparaient la chaussée, patiemment. Ils réajustaient ces pavés ou couvraient des manques. D’un coup, alors qu’aucune frontière naturelle n’était visible, je basculai dans un autre monde. La frontière entre Espagne et Portugal est étonnante entre toutes. Aucun poste-frontière ne la matérialise et pourtant… Outre l’asphalte et le pavé : côté espagnol, le garçon de café (camarero) déborde d’énergie et le café est bruyant ; côté portugais, le garçon (garçom) travaille au ralenti — relativement à l’Espagnol — et le café est silencieux.
Le pavé portugais est comme un filet partout lancé sur les trottoirs et les rues, ce qui va plutôt bien à ce peuple de marins, découvreurs de toutes les routes maritimes du monde, routes qu’emprunteront à leur suite d’autres peuples d’Europe.
Des fauteuils et des chaises Empire :
Je les revois dans le salon de mes grands-parents. Lorsque nous y prenions place, il n’était pas rare que mon oncle en vienne à évoquer Talleyrand qui y aurait lui aussi pris place. En effet, le « Renard octogénaire » avait l’habitude de faire halte au château de Jeurre lorsqu’il se rendait à Valençay ou en revenait. Mais puisque ces chaises et fauteuils viennent de la chambre de la comtesse Mollien, je préfère oublier le « Diable boiteux » pour l’épouse du comte Mollien, ministre du Trésor public, de 1806 à la chute de l’Empire puis durant les Cent Jours. Cette femme particulièrement distinguée, dame d’honneur de la reine Marie-Amélie de Bourbon-Siciles, était par ailleurs une artiste respectable chez laquelle se devine l’influence de son maître, Ingres, notamment dans ses petits portraits de profil au crayon ou à l’eau-forte.
Une boîte à gâteaux :
C’est une boîte à gâteaux métallique Biscuits Petit Beurre Félix Potin. Ma grand-tante y rangeait langues de chat et cigarettes russes. Elle était « dévoreuse de livres » à la « mémoire d’éléphant », des expressions que nous utilisons volontiers lorsque nous l’évoquons. J’aimais séjourner chez elle et l’interroger. Elle me parlait des premiers avions et des premières voitures, d’une France qui n’était autre que celle de « La Comédie humaine ». Le soir, lorsqu’elle montait dans sa chambre, j’ouvrais les grands placards du salon bourrés de livres et je lisais, passant de la campagne de Norvège à la vie de António de Oliveira Salazar, de Madame Récamier aux « Mémoires » de Raoul Salan… J’aimais séjourner chez elle. Elle fut ma Tante Léonie.
Un morceau du Berliner Mauer :
Un été à Berlin, tiédeur et souffles frais, promenades à vélo. Berlin ! Étrange ville au centre ravagé mais dont les faubourgs ont été relativement préservés. Je revois la Kastanien Allee dans le quartier de Prenzlauer Berg, le pavé de ce quartier (bien plus gros que le pavé portugais), des pavés de tailles diverses en granit sombre. Le pavé de Berlin témoigne du passé d’une ville dont les parties verticales ont été en grande partie détruites, toujours plus détruites en allant vers le centre, le centre et ses vastes espaces aujourd’hui ouverts sur le ciel. Berlin et ses jardins publics où les enfants jouent nus dans un sable doux et lumineux, le sable du Brandebourg, cette région que Theodor Fontane m’a fait aimer, avec « Wanderungen durch die Mark Brandenburg », région où j’ai marché avec des jambes infatigables. Pourquoi ce calme et cette beauté alors que la mort et la destruction avaient été partout ? Les lieux ont-ils une mémoire ? Cette question battait à mon front comme elle avait battu à mon front lorsque je marchais en compagnie de l’amie allemande dans Hambourg, Hamburg, Operation Gomorrha, Feuersturm…
Le lien ci-après rend compte de la bataille de Berlin (16 avril 1945 – 2 mai 1945), toujours plus violente à mesure que les troupes soviétiques convergent vers les organes du pouvoir nazi, la Neue Reichskanzlei et le Führerbunker en particulier :
https://www.youtube.com/watch?v=HGCzHwCwQOw
Le document ci-joint est particulièrement précieux. Il s’intitule « La Bataille d’Allemagne, le dernier sursaut et Berlin » et s’inscrit dans la série Grandes Batailles de Daniel Costelle et Henri de Turenne, des classiques à présent :
https://www.youtube.com/watch?v=sDttdKp5TDQ
Olivier Ypsilantis