Je me souviens, une fois encore par des photographies (je n’étais pas né), que mon père porta avant son mariage et durant une courte période une discrète moustache. Je le sais par une photographie de son permis de conduire et quelques photographies prises à l’armée.
Je me souviens que lorsque nous ne mangions pas proprement, notre mère nous traitait de gorets.
Je me souviens que mon père n’avait guère de sympathie pour le général de Gaulle et pour des raisons diverses (qui me sont restées mystérieuses) mais dont une ressortait : la « trahison » du général envers les pieds-noirs, les harkis et l’armée. Je me souviens que sur et sous sa table de nuit s’empilaient des livres écrits par les membres de ce « quarteron de généraux en retraite », selon l’expression du général de Gaulle, soit Raoul Salan, Maurice Challe, Edmond Jouhaud et André Zeller. Je me souviens que mon père qui n’aimait pas la chienlit n’aimait guère plus celui qui avait rendu ce mot célèbre. Il vota Non au référendum d’avril 1969 qui scella le départ du général.
Le général Raoul Salan (1899-1984) dont les « Mémoires » en quatre volumes aux Éditions Presses de la Cité restent associées au souvenir que j’ai de mon père.
Je me souviens que mes parents firent leur voyage de noces en Camargue. De fait, je ne m’en souviens pas directement puisque je n’étais pas né. Je m’en souviens par de petites photographies en noir et blanc rangées dans un album. Ma mère montait un cheval pommelé. Elle souriait, les cheveux dans le vent ; dans le vent aussi la crinière et la queue de son cheval.
Je me souviens d’un certain Monsieur D. Il rendait visite à ma mère à C. où nous passions les mois de juillet. Il ne quittait jamais son manteau, véritable carapace en tissu diversement brun et chiné qui lui faisait remonter le lobe des oreilles. Il parlait lentement, très lentement, en fermant les yeux. Il évoquait souvent l’espace et l’âme russes. Il ne s’était jamais rendu dans ce pays, n’en parlait pas la langue et n’avait aucune origine russe, mais il avait une très grande connaissance de la musique classique russe. Et j’y pense, tous ces disques vinyle de musique classique russe que ma mère écoutait souvent ne lui avaient-ils pas été conseillés par ce professeur de piano à la retraite ?
Je me souviens que mes parents firent un voyage en Laponie. Je devais avoir un an. Je m’en souviens par des cartes postales envoyées par ma mère (et retrouvées après sa mort) et par des films Super 8 pris par mon père.
A ce propos, je me souviens que dans la chambre de mes parents à C. figurait un petit cheval de Dalécarlie, un Darlahäst à dominante noire.
Un Darlahäst
Je me souviens des yeux de ma mère, bleu-vert, bleus ou verts selon ses vêtements ou l’état du ciel.
Je me souviens que mon père fut un fidèle de Citroën, de l’ID 19 à la DS 23 Pallas.
Je me souviens que ma mère fit sa scolarité au Cours Désir et mon père au collège Stanislas.
Je me souviens que mon père se souvenait de la Vienne de l’immédiat après-guerre telle que l’a filmée Carol Reed dans « The Third Man », en 1949. Ses souvenirs à ce sujet dont je me souviens pourraient constituer une suite de « Je me souviens ». Je me souviens que mon père se souvenait…
Je me souviens que ma mère recevait souvent l’une de ses tantes dont j’appréciais la mémoire encyclopédique. Je revois donc cette femme qui sentait la lavande, ses cheveux très blancs et ses yeux très bleus. Je la revois lisant la correspondance, plusieurs volumes, de la princesse Bibesco avec l’abbé Mugnier. Elle évoquait Madame Récamier d’une manière si vivante qu’il me semblait qu’elle venait de prendre le thé en sa compagnie.
Je me souviens que peu avant sa mort, mon père suivait avec intérêt la formation de la brigade franco-allemande (créée en 1989). Je le revois partir aux toilettes avec des journaux et des revues sous le bras.
Je me souviens qu’il lut avec avidité « L’archipel du Goulag » de Soljenitsyne, en trois volumes aux Éditions du Seuil, des livres qu’il m’incita vivement à lire.
Je me souviens que mon père retrouvait annuellement des Anciens de Stan’ (du collège Stanislas) au restaurant Lapérouse, quai des Grands-Augustin, à Paris, alors tenu par Roger Topolinski. Ce nom, « Roger Topolinski », traîne dans ma mémoire. Était-il lui aussi un Ancien de Stan’ ?
Intérieur du restaurant Lapérouse
Je me souviens du dernier livre que lut ma mère, une biographie de Balzac. Je ne me souviens malheureusement pas de son auteur ; mais peut-être n’ai-je pas pris la peine de le noter. Par ailleurs, je ne suis pas certain que ma mère ait pu en terminer la lecture.
Je me souviens qu’enfant et adolescent j’étais fier de sortir dans Paris avec ma mère. Elle m’accompagnait à l’occasion dans un musée ou une galerie mais surtout chez un dentiste, rue Anatole de La Forge, dans le XVIIe arrondissement parisien, près de l’Étoile. Je sentais bien des regards se poser sur elle, ce qui semblait ne lui importer en rien.
Je me souviens que mon père se ruait – je n’ai pas d’autre expression pour rendre sensible son empressement – à la librairie la plus proche pour y acheter le dernier Astérix.
Je me souviens que mon père que j’avais accompagné chez un fourreur parisien (il voulait faire un cadeau à ma mère) ne cessa d’écorcher son nom et que tout au long de la conversation Monsieur Goldstein devint Monsieur Goldsmith – pensait-il à Oliver Goldsmith ? A ce propos, je me souviens que mon père écorchait souvent les noms, ce qui m’étonnait chez un homme par ailleurs soucieux de précision et nullement distrait.
Je me souviens que dans le petit carnet de citations relevées par mon père (et retrouvé après sa mort), Curzio Malaparte était bien représenté.
Je me souviens que mon père bourrait sa pipe au Scaferlati Caporal (je revois ce petit paquet cubique en papier gris clair) et qu’il écrasait le tabac dans le fourneau (ou foyer) à l’aide d’une grosse boîte d’allumettes. De fait, je n’ai jamais vu mon père avec une petite boîte d’allumettes. De ces boîtes d’allumettes, je me souviens plus particulièrement de la Gitanes de Seita (Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes) qui montre une silhouette de Gitane dansant et dont le bas de la robe dessine des vagues rouges.
Le paquet de Scaferlati Caporal
Je me souviens que parmi les rares musées que j’ai visités en compagnie de mon père figure (en priorité dans ma mémoire) le Trésor de Vix, à Châtillon-sur-Seine, où est exposé le célèbre cratère.
Olivier Ypsilantis