Je n’y suis pas resté (à Vichy) toute la guerre puisque j’en fus expulsé en juin 1942 avec défense de résider dans les départements de l’Allier et du Puy-de-Dôme. Je m’établis à Villeurbanne, tout près de Lyon, où se trouvait le siège du grand rabbinat et du Consistoire central de France. J’eus alors à exercer mes fonctions dans la communauté juive lyonnaise. (Jacob Kaplan dans un entretien avec Pierre Pierrard)
En septembre 1937, Jacob Kaplan lance un appel public pour soutenir financièrement le Centre de documentation et de vigilance (CDV). Ce Centre créé en septembre 1936 dans le but de lutter contre l’antisémitisme rassemble toutes les publications antijuives afin de les analyser et mettre en place une réaction appropriée. En octobre 1937, Jacob Kaplan demande au Centre de documentation et de vigilance son appui pour publier une anthologie de textes favorables aux Juifs et au judaïsme, émanant d’auteurs français et non-juifs. Le Centre de documentation et de vigilance lui donne une réponse favorable et devient partenaire de ‟Témoignages sur Israël dans la littérature française”, l’une des plus belles initiatives de Jacob Kaplan destinée à combattre l’antisémitisme.
Façade de la grande synagogue de la rue de la Victoire (1875), Paris, IXe arrondissement.
C’est en 1937 que Jacob Kaplan rédige son premier ouvrage littéraire, ‟Le judaïsme et la justice sociale”, une brochure d’une trentaine de pages. Il y développe l’idée du messianisme comme réalisation de la justice sociale. En 1938, la législation et l’ambiance antisémite s’aggravent en Europe. Le 12 janvier 1938, une manifestation géante contre la législation discriminatoire à l’encontre des Juifs de Roumanie est organisée par Bernard Lecache sous l’appellation de rassemblement mondial contre le racisme et l’antisémitisme. Bernard Lecache y invite Jacob Kaplan, alors même qu’il l’avait accusé d’être un allié de Hitler. Le 23 juillet 1938, Jacob Kaplan assiste au deuxième congrès du Rassemblement mondial contre le racisme et l’antisémitisme mais sans prendre la parole. Après la Nuit de cristal, Jacob Kaplan implore les nations afin qu’elles ouvrent leurs frontières et arrachent les Juifs à la mort.
Face aux périls qui menacent les Juifs, la Lica se rapproche de ceux qu’elle avait dénoncés : le Consistoire et les autorités officielles du judaïsme français accusés de ne pas en faire assez pour combattre l’antisémitisme ; en juin 1938, elle se rapproche du Centre de documentation et de vigilance. Ci-joint, un lien sur Bernard Lecache, le fondateur de la Lica (qui deviendra Licra) :
http://chsprod.hypotheses.org/bernard-lecache
Au mois de mai 1939 a lieu à Douaumont, en présence de Jacob Kaplan et d’organisations de jeunesse juives, une manifestation destinée à raviver le souvenir de l’Union sacrée.
Quelques mois avant la déclaration de guerre, Isaïe Schwartz, grand rabbin de Strasbourg, est nommé grand rabbin de France (titre qui remplace celui de grand rabbin du Consistoire central) suite au décès d’Israël Lévi. Ci-joint, un lien Akadem intitulé ‟Le grand rabbin de France Isaïe Schwartz” :
http://www.akadem.org/medias/documents/–rabbinIsaie-Schwartz_2.pdf
1939. Le rabbinat français s’engage de plain-pied dans les affaires internes et politiques du mouvement sioniste. Voir l’appel du rabbinat français à voter pour le mouvement Mizrahi. Ci-joint, un lien Akadem intitulé ‟Le parti Mizrahi et le sionisme politique” :
http://www.akadem.org/medias/documents/Mizrahi.pdf
Cette même année, Jacob Kaplan travaille à un petit livre (qui sera publié au début de l’année 1940), ‟Racisme et judaïsme”, un condensé de causeries et de conférences diffusées dans le cadre des émissions radiophoniques de la Voix d’Israël sur Radio-Paris.
V – Les années 1939-1944
La communauté juive s’efforce de préserver l’Union sacrée. A Paris, près de trente mille Juifs étrangers se pressent dans les bureaux d’enrôlement. D’anciens combattants juifs insistent pour repartir au front malgré leur âge. Jacob Kaplan, père de cinq enfants et âgé de quarante-cinq ans accepte la fonction d’aumônier militaire. En juin 1940, il est rattaché à la IIIe armée stationnée à Metz. Après s’être occupé de blessés et afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi, il rejoint Isaïe Schwartz dont il est l’auxiliaire. Le grand rabbin doit suivre le gouvernement dans la France non envahie afin de garder le contact avec lui et de remplir librement ses fonctions. Dès la fin juillet, Jacob Kaplan comprenant ce qui se trame contre les Juifs s’efforce de réconforter sa communauté par des sermons au ton apologétique envers Israël. Par ailleurs, il affirme sa confiance dans la destinée du peuple juif. Il déclare que c’est la grandeur morale d’Israël qui est la cause de sa persécution. Ce faisant, il s’écarte de l’argumentation du judaïsme traditionnel qui envisage les persécutions comme des châtiments pour les fautes commises par Israël. Jacob Kaplan estime qu’Israël est attaqué pour ce à quoi il aspire, pour l’idéologie biblique et le message monothéiste. C’est parce qu’Israël est porteur du message divin qu’il est persécuté.
Jacob Kaplan arrive à Vichy où il seconde le grand rabbin de la ville, Jacques Kahn. Avec la défaite, la communauté juive de la ville a considérablement augmenté.
Mars 1941, création du Commissariat général aux questions juives. Août 1941, création de l’UGIF (Union générale des israélites de France), un organisme représentatif unique des Juifs de France, un Judenrat dont le but ultime est la création d’un ghetto moral puis physique. Soulignons que nombre de dirigeants juifs sont victimes de la cordialité de façade que Vichy leur témoigne. Ainsi Jacques Helbronner a-t-il l’impression de bénéficier d’un appui considérable dans la capitale de l’État français.
Dans un sermon prononcé à l’occasion de la fête de Pâques 1941, Jacob Kaplan évoque le sens de la souffrance. Le peuple juif a été placé dans des ‟creusets de fer”. C’est un peuple d’une trempe particulière, à l’épreuve du temps, de l’adversité et de la mort : ‟Israélites, mes frères, vous êtes faits du même métal que vos ancêtres”.
14 mai 1941. Premières arrestations massives de Juifs étrangers sous prétexte d’‟une vérification de routine”. Dans la zone libre, la politique antisémite du gouvernement de Vichy se précise. Isaïe Schwartz multiplie les démarches au plus haut niveau, notamment après la projection du film de Veit Harlan, ‟Le Juif Süss”, dans des villes de la zone non-occupée. Juin 1941, second statut des Juifs (le premier remonte à octobre 1940). Il est décidé d’expulser les Juifs de Vichy, capitale de l’État français, puis du département de l’Allier. Dans ce second statut, l’article 8 est débattu par les membres du Consistoire. Selon cet article, se voient relevés de certaines interdictions affectant l’ensemble de la communauté juive les Juifs ayant rendu des services exceptionnels à l’État français et dont la famille est établie en France depuis au moins cinq générations, famille ayant elle-même rendu des services exceptionnels à l’État. Les autorités juives repoussent unanimement une procédure qui exclut l’immense majorité des Juifs français. En juillet 1941, Jacob Kaplan écrit à Xavier Vallat un lettre dans laquelle il s’efforce de tourner l’antisémitisme en ridicule, il rappelle les origines juives des fondateurs du christianisme et l’ancienneté du judaïsme par rapport aux autres religions monothéistes, puis il cite un certain nombre de penseurs français opposés à l’antisémitisme. Ce courrier va être diffusé dans le monde juif jusqu’en Afrique du Nord. Une délégation d’anciens combattants conduits par le général Boris se rend à l’improviste chez Xavier Vallat. Loin d’aller dans son sens et de lui quémander une demande de dispense, ils lui reprochent sa politique antisémite. Xavier Vallat, catholique et ancien combattant, fait face à d’anciens combattants juifs, dont deux très grands blessés. Cette réunion qu’il n’a pas eu le temps de préparer le surprend : ‟Il est bon de noter que Monsieur Vallat n’a pas cherché à faire reporter sur les autorités d’occupation le poids de mesures antisémites dont il revendique au contraire la mise au point. Nous saurons en tenir compte dans l’avenir”.
Façade de la grande synagogue de Lyon (1863-1864), 13 quai Tilsitt.
La situation des Juifs ne cesse d’empirer, et dans les deux zones. Fin 1941 est créé en zone sud l’UGIF (loi du 28 novembre 1941). Les tensions entre cet organisme et le Consistoire sont nombreuses. 1942, début de la mise en œuvre de la Solution finale. La création de l’UGIF oblige le rabbinat à se réorganiser en centralisant l’ensemble des activités sociales de la communauté. L’Aumônerie générale est créée afin d’éviter que la Commission centrale des œuvres ne disparaisse ou ne soit reprise en main par UGIF. En mai 1942, Pierre Laval mène secrètement d’atroces négociations avec l’Occupant. Le 4 juillet, le Conseil des ministres de Vichy donne son aval à la déportation des Juifs étrangers internés en zone non-occupée vers la zone occupée, y compris les enfants de moins de seize ans. Juillet 1942, Jacob Kaplan est sommé de quitter Vichy. Il part pour Lyon. Au cours de l’été 1942, arrestations et déportations s’intensifient également en zone non-occupée. Les rabbins se font aumôniers des camps et accomplissent une tâche considérable en s’efforçant de soulager les détenus, de les soustraire à la déportation et d’aider les enfants livrés à eux-mêmes. Le Consistoire s’active sur le terrain politique, notamment en intercédant auprès des dignitaires religieux susceptibles d’exercer une influence morale sur le gouvernement de Vichy. A cet effet, Jacob Kaplan demande audience au cardinal Gerlier, primat des Gaules. Jacob Kaplan qui a pu entrevoir un convoi de déportés, le 11 août 1942, en gare de Lyon-Perrache réalise que ces déportés sont destinés à l’extermination. Il rencontre également le père Gillet, supérieur français des Dominicains. Une deuxième rencontre avec ce dernier s’avère décevante : il lui fait savoir que personne ne peut plus rien en raison des ordres reçus. Le Consistoire central se bat pour l’honneur et pour l’histoire ! Les illusions se sont évaporées. Les responsables de la communauté juive de France sachant ce qui attend les déportés concentrent leurs efforts sur les enfants abandonnés ou cachés dans des familles.
Dans un sermon, Jacob Kaplan déclare : ‟Mais ces souffrances que l’on nous inflige, savez-vous ce qu’elles représentent ? La rançon de ce que nous sommes. Le plus pitoyable, le plus misérable de nos coreligionnaires, le plus humble d’entre eux, porte en lui l’idée religieuse la plus sublime, celle d’Abraham, de Moïse et des Prophètes”.
11 novembre 1942, la zone non-occupée est envahie. A présent, les Juifs de France vont y partager le sort des Juifs de nationalité étrangère. La mention JUIF est tamponnée sur les papiers d’identité ce qui va grandement faciliter les arrestations par les polices française et allemande, notamment à Marseille, entre le 22 et le 27 janvier 1943. A partir du 1er février 1943, il suffit d’être juif pour être en état d’arrestation.
Après l’irruption de la Gestapo dans les bureaux de l’UGIF, une dernière illusion s’évanouit : l’appartenance à un organisme officiel ne garantit plus aucune protection. En 1943, ni la nationalité ni l’âge ni la condition physique ni la situation familiale ne font obstacle à la déportation. Voir les arrestations d’André Baur, de Raymond-Raoul Lambert, de Jacques Helbronner et de leurs familles ; tous furent gazés. Dans un sermon prononcé à l’occasion de la Pâque, Jacob Kaplan s’interroge sur le sens de la souffrance juive : pourquoi est-ce qu’un Juif souffre pour le seul motif qu’il est membre de la communauté d’Israël ?
Olivier Ypsilantis
(à suivre)