Lorsque nous avions à creuser des tranchées, je n’étais évidemment pas très habile, tandis qu’ils étaient particulièrement expérimentés. Ils avaient le sentiment que, lorsque je travaillais avec eux, je les gênais plus que je ne les aidais ; aussi me proposèrent-ils de ne plus m’occuper de creuser des tranchées, mais, tous les matins, d’aller à l’arrière chercher le café. (Jacob Kaplan dans un entretien avec Pierre Pierrard)
I – Au commencement… (1895-1922)
Les parents de Josep Kaplan sont originaires de Lituanie. Jacob Kaplan, lui, est un enfant de Paris, du Marais. Il commence sa scolarité à l’école communale laïque de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais. Le père, Benjamin, a une ambition bien arrêtée : faire de son fils aîné, Jacob, un rabbin. Étrange ambition à une époque de déjudaïsation, en France tout au moins. Mais c’est précisément cette désaffection qui pousse le père à ‟consacrer” l’un de ses fils au rabbinat.
Jacob Kaplan est scolarisé au Talmud Torah (fondé en 1853, dans le Ve arrondissement) qui prépare au séminaire rabbinique, séminaire qu’il intègre en 1913, après l’obtention du baccalauréat, pour des études de cinq années. La Grande Guerre, c’est ‟l’Union sacrée” à laquelle les Juifs participent pleinement. Jacob Kaplan est mobilisé. Il a dix neuf ans. Il est affecté au 128e RI puis à un régiment de marche, le 411e. Cette guerre permet au jeune Jacob d’entrer en contact avec des non-Juifs et des milieux sociaux distincts de l’élite intellectuelle parisienne, comme ces mineurs du Nord, nombreux dans son régiment. Il écrit que l’expression ‟fraternité des tranchées” n’est en rien exagérée. Elle éloigne les Juifs de l’ambiance qui prévalait lors de l’affaire Dreyfus. La Grande Guerre accélère l’intégration des Juifs de France et fortifie le sentiment d’identification aux valeurs républicaines. Les sermons des rabbins diffèrent alors peu dans leur contenu patriotique de ceux des clergés catholique et protestant. Au cours de cette guerre, les synagogues sont de plus en plus fréquentées, surtout par les femmes, leurs époux étant mobilisés. Il faut lire les sermons du grand rabbin de Paris, Jacques-Henri Dreyfus, ainsi que la presse juive française d’alors pour prendre la mesure du sentiment patriotique partagé par l’ensemble de la population. Le rappel incessant de la Révolution française, notamment dans la communauté juive, confirme ce sentiment d’appartenance à la nation.
Le Consistoire central, principale institution communautaire du judaïsme en France, adopte des mesures strictes afin d’obliger ses employés à remplir leurs obligations militaires. Il s’efforce de contenir voire de supprimer l’usage du yiddish, langue proche de l’allemand.
La famille Rothschild, pour ne citer qu’elle, va aider le Consistoire central en veillant à ce que le judaïsme soit représenté dans toutes les manifestations nationales, un effort couronné de succès puisqu’en mai 1916 Raymond Poincaré assistera à un office dans la synagogue de la rue de la Victoire. En 1915, le Consistoire central, en coopération avec le ministère de la Guerre, renforce les effectifs de l’aumônerie militaire. Dès août 1914, dix-huit rabbins avaient été désignés par le grand rabbin de France, Alfred Lévy. Mais avec quelque quarante mille Israélites mobilisés, le nombre des aumôniers militaires israélites doit être augmenté. A cet effet, le grand rabbin adresse un courrier au soldat Jacob Kaplan qui se trouve alors dans les tranchées de Champagne, un courrier qui lui propose un poste d’aumônier militaire (avec rang de capitaine) à bord d’un navire-hôpital, entre les Dardanelles et la France. Afin de ne pas abandonner ses camarades, Jacob Kaplan donne une fin de non-recevoir, ce qu’il ne révélera qu’en juin 1954.
Je passe sur les actes de courage de Jacob Kaplan promu sous-officier, des actes qui lui valent une citation à l’ordre du régiment puis la croix de guerre qui lui est remise à Verdun, sur la cote 304 ravagée. Le 411e est cité à l’ordre de l’armée. Le nom Jacob Kaplan figurera dans le Livre d’or des défenseurs de Verdun. Je passe également sur les actions auxquelles le régiment de Jacob Kaplan s’est trouve engagé en première ligne jusqu’au jour de l’armistice.
Jacob Kaplan quitte l’armée en octobre 1919 avec le grade d’adjudant. Le mois suivant, il obtient sa licence de lettres, section philosophie, à la Sorbonne. En décembre 1921, il obtient son diplôme rabbinique. L’Union sacrée avait fait taire l’antisémitisme mais avec la fin de la guerre celui-ci subit des mutations. Il s’en prend aux Juifs restés à l’arrière ainsi qu’aux Juifs immigrés, à commencer par les Juifs ottomans et les Juifs russes parlant le yiddish, cette langue étant assimilée à l’allemand. L’antisémitisme qui s’était mis en sourdine au cours de la Grande Guerre va élaborer dès les années 1920 de nouvelles accusations, non seulement en direction des Juifs immigrés mais aussi des Juifs de souche.
II – La découverte des réalités communautaires (1922-1929)
Jacob Kaplan commence sa carrière de rabbin consistorial à Mulhouse où la communauté juive comprend alors quelque cinq cents familles. Il remplace le rabbin Félix Blum, un fervent patriote. Les états de service sous les drapeaux du jeune Jacob Kaplan sont déterminants dans cette nomination. Jacob Kaplan va s’imposer par ce qui caractérise le mieux sa personnalité, soit un subtil dosage de fermeté, d’audace et de diplomatie.
En 1925, il épouse Fanny Dichter. Ses premiers articles, publiés dans L’Univers israélite permettent de circonscrire les thèmes qui le préoccupent alors : le patriotisme, l’éducation juive de la jeunesse, la confrontation idéologique entre judaïsme libéral et judaïsme orthodoxe, son opposition au parti autonome alsacien. En 1926, il n’hésite pas à comparer l’héroïsme des Maccabées à celui des poilus, le sacrifice d’Isaac au comportement des soldats français morts au combat. Et il n’est pas le seul parmi les autorités rabbiniques à tracer un parallèle entre la tradition juive et l’histoire nationale. Je ne rapporterai pas ici la longue polémique conduite par Jacob Kaplan contre le judaïsme libéral en dépit de l’accord historique signé en 1924 entre celui-ci (voir l’Union Libérale Israélite de France) et le Consistoire de Paris, un accord qui permet de suivre l’effritement du respect des lois juives essentielles de 1912 à 1924 et de découvrir la personnalité du rabbin Louis-Germain Lévy. Ci-joint, un lien Akadem intitulé ‟Un judaïsme réformé et novateur” :
http://www.akadem.org/medias/documents/–ULIF-2.pdf
Et un lien Cairn.info (signé Catherine Poujol) intitulé ‟Les débuts de l’Union libérale israélite (1895-1939). Le pari de moderniser le judaïsme français” :
http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=AJ_402_0065
Par cette attaque contre le judaïsme libéral, Jacob Kaplan chercha-t-il à donner une explication à la désaffection des Juifs de France pour la Synagogue ? Louis-Germain Lévy lui répondit non sans pertinence. La désaffection pour la Synagogue n’était-elle pas à rechercher en amont, au début du XIXe siècle, avec la Haskalah ? Avec du recul, on peut simplement dire que ces deux rabbins avaient chacun tort et raison, à la fois. Mais il est intéressant de constater que leur polémique reste d’actualité, avec notamment cette affaire relative à la circoncision.
En juillet 1927, Jacob Kaplan publie un article novateur avec le projet de concilier laïcité de l’éducation et nécessité de fonder des écoles juives. Jacob Kaplan ne veut en aucun cas porter atteinte à la sacro-sainte laïcité. Il se heurte à la complexité du particularisme juif qu’il s’efforce de contourner de deux manières : il rappelle l’absolue loyauté à la République et les valeurs du judaïsme qui considère les hommes comme des frères et qui prêche la tolérance la plus large. Et à cet effet, Jacob Kaplan rappelle sa propre expérience sans pour autant éviter la question : comment revitaliser le judaïsme en évitant la ghettoïsation ?
Des personnalités du judaïsme alsacien (dont Jacob Kaplan qui écrit sous couvert d’anonymat) dénoncent les tentatives des groupements autonomes alsaciens, dont le Parti autonomiste alsacien-lorrain, et affirment le loyalisme les Juifs d’Alsace-Lorraine envers la nation française.
Enfin, notons le soutien inconditionnel de Jacob Kaplan au mouvement des Éclaireurs Israélites de France dont il avait aidé l’un des groupes locaux à s’implanter à Mulhouse, au cours de l’été 1928. Outre les qualités propres au scoutisme en général, les Éclaireurs Israélites lui semblent être une réponse à la déjudaïsation progressive des Juifs de France et à l’assimilation : le particularisme juif peut trouver sa place dans un mouvement fondé sur des valeurs universelles.
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Ci-joint, ‟Un homme de dialogue et de rassemblement. Jacob Kaplan, un rabbin témoin du XXe siècle” (durée 54 mn), présenté par David Shapira (auteur du livre qui a suscité cette suite d’articles) sur Akadem :
Une biographie du grand rabbin Jacob Kaplan (1895-1994), présentée par son fils Francis Kaplan :
http://judaisme.sdv.fr/histoire/rabbins/kaplan/biog.htm
Un article d’Alain Granat intitulé ‟Jacob Kaplan, un rabbin dans l’enfer de Verdun” :
http://www.jewpop.com/religion-et-politique/jacob-kaplan-un-rabbin-dans-lenfer-de-verdun/
‟Notice sur la vie et les travaux de Jacob Kaplan” par Alain Besançon, par ailleurs auteur de la préface du livre de David Shapira (publié chez Albin Michel dans la collection ‟Présences du judaïsme” grand format) :
http://judaisme.sdv.fr/histoire/rabbins/kaplan/index.htm#notice
Le rabbin Louis-Germain Lévy (1870-1946), premier rabbin de l’Union Libérale Israélite de France, entre 1907 et 1946.
(à suivre)