Conférence III – Dans « Les Origines du christianisme », Karl Kautsky soutient l’idée que dans une société moderne la classe ouvrière est suffisamment préparée pour activer la chute du capitalisme tout en empêchant qu’une bureaucratie ne se place au-dessus d’elle. Dans divers écrits, Friedrich Engels va dans le même sens lorsqu’il analyse la possibilité d’un socialisme sans bureaucratie grâce à l’appropriation des moyens de production par le prolétariat qui, ainsi, cesse d’être prolétariat et supprime par là même les antagonismes de classes. L’État était nécessaire, comme instrument d’oppression au service des classes dirigeantes ; avec le socialisme et un État véritablement représentatif de l’ensemble de la société ce dernier devient de ce fait inutile. Par ailleurs, l’efficacité des forces de production moderne, l’abondance et la surabondance de biens rendent inutile de maintenir dans l’oppression les hommes et le travail. Autrement dit, une société sans classe dominante limiterait la bureaucratie à la production et l’administration des choses. Pour reprendre une image de Trotski, le bâton du policier ne servirait qu’à régler la circulation et en aucun cas à frapper le gréviste ou le chômeur – administration des choses et non des hommes.
Isaac Deutscher signale les écrits de Karl Marx et de Friedrich Engels sur la Commune de Paris et les précautions prises par cette dernière pour protéger la révolution socialiste de la bureaucratie. Peu avant la révolution d’Octobre, Lénine exprima sa conception de l’État dans une formule restée célèbre : « Le cuisinier doit apprendre à diriger l’État ». Mais compte-tenu de ce qui suivit, on ne peut que s’interroger sur le peu de cas que les représentants du marxisme classique firent du phénomène bureaucratie. Deux raisons peuvent expliquer ce désintérêt. La première – Les fondateurs de l’école marxiste ne se sont jamais posés la question de savoir quelle société engendrerait la révolution socialiste. Leur analyse de la révolution restait abstraite, sans contenu précis, à l’instar de Karl Marx dans « Le Capital » qui analyse le capitalisme en général, le capitalisme en soi, et non un système capitaliste spécifique dont les exemples ne manquaient pourtant pas. La deuxième – Ils ne surent concevoir la révolution à venir autrement qu’à partir de la plus importante des révolutions qu’ils aient expérimentée de leur vivant, celle de 1848, soit un processus en chaîne. De ce point de vue, l’idée de révolution permanente n’est en rien propre à Trotski.
Le marxisme contient une ambiguïté quant à sa relation à l’État. D’une part, il rejoint l’anarchisme, à savoir qu’une révolution est frustrée si elle ne se défait pas de l’État. D’autre part, la révolution socialiste nécessite un État pour atteindre son premier objectif, soit la dictature du prolétariat – un nouvel appareil d’État. La révolution russe bouscula tous les postulats élaborés par les marxistes classiques. Elle ne répondit pas au modèle attendu de 1848 et resta limitée à elle-même. Elle survint dans un pays où le prolétariat représentait une infime minorité qui en tant que classe sociale se désintégra au cours de la Grande Guerre, de la Révolution et de la Guerre Civile. Le pays était par ailleurs arriéré, misérable – rien à voir avec l’abondance de biens envisagée comme l’une des conditions préalables à la révolution socialiste. Dans un premier temps, il ne s’agissait donc pas pour le gouvernement révolutionnaire d’édifier le socialisme mais de poser les premières préconditions à même de favoriser une vie civilisée et moderne. Mais l’état des lieux ne pouvait que favoriser l’emprise de la bureaucratie. Suite à l’épuisement de toutes les classes sociales, de haut en bas et de bas en haut de l’échelle sociale, seul le Parti bolchévique (son appareil bureaucratique) représentait une force constituée au début des années 1920, une force qui imposera son autorité à toute la société russe. Le vieux clivage possédants / non-possédants s’effacera au profit d’un autre clivage non moins nocif, non moins corrosif, le clivage dirigeants / dirigés. Le prélude fut aussitôt suivi de l’épilogue et l’État post-révolutionnaire se fit plus puissant que jamais. Il n’y eut alors plus aucun contre-pouvoir à la bureaucratie, contrairement à ce qui pouvait s’observer dans le système capitaliste. La violence bureaucratique tourna à l’orgie et aucune classe sociale ne fut épargnée.
En résumé, il semblerait que les théoriciens marxistes classiques du XIXe siècle aient eu tendance à juxtaposer certains moments du passage à venir du capitalisme au socialisme, plus particulièrement la révolution et le socialisme, alors que ces deux derniers ne pouvaient être envisagés qu’insérés dans une phase de transition particulièrement prolongée et complexe. Karl Marx et Friedrich Engels ont eu le pressentiment de cette tension entre travailleurs et fonctionnaires. Ils ont pressenti qu’à l’heure de la société d’abondance (point de passage obligé vers le socialisme) le partage équitable des richesses poserait problème, que la bureaucratie et, dans une certaine mesure, les travailleurs qualifiés se rangeraient du côté des privilégiés.
Un trio célèbre entre tous, de gauche à droite : Marx, Engels, Lénine.
Le fonctionnement de l’économie nationale passa aux organisateurs (aux bureaucrates), avec le transfert des moyens de production du privé vers le public. Cette nouvelle société ne s’est pas développée à partir d’un fond propre mais à partir du capitalisme dont elle porte la marque. La terminologie des actuels dirigeants russes n’est que pseudo-marxiste. La tension entre bureaucrate et travailleur est enracinée dans le clivage travail intellectuel / travail manuel. La leçon de la Commune de Paris a été oubliée, cette leçon que Karl Marx considérait comme une garantie contre le retour de la bureaucratie, une leçon rappelée par Lénine peu avant la Révolution d’Octobre lorsqu’il affirmait qu’un fonctionnaire, et quelque soit l’importance de sa fonction, ne devait pas gagner plus qu’un ouvrier. Cet argument en contredisait toutefois un autre selon lequel il était utopique d’espérer dans un premier temps une distribution équitable des richesses, la société portant encore le poids des « lois bourgeoises ». Par ailleurs, dans un pays comme la Russie, comment pouvait-on espérer une juste répartition des richesses alors que la lutte pour la survie s’imposait à tous ?
Une partie de la théorie marxiste quant à la disparition de l’État s’appuie sur une vision équilibrée entre une organisation centralisée et une tendance universelle à la décentralisation, la décentralisation supposant une société hautement développée. Cette conception se heurta, et radicalement, au cas russe.
On peut admettre que le travailleur et le bureaucrate œuvrent main dans la main à l’avènement de la société socialiste, sans jamais perdre de vue que dans l’authentique société socialiste (post-capitaliste) la classe ouvrière importe plus que la classe des bureaucrates. L’équilibre dynamique entre bureaucrates et ouvriers sera contrebalancé par l’État et le contrôle exercé par les masses sur l’État, ce qui par ailleurs assurera le nécessaire équilibre entre centralisation et décentralisation. Mais, une fois encore, le cas russe contredit et radicalement ce postulat. Dans ce cas, le fléau de la balance penche implacablement du côté de la bureaucratie. Les événements de Hongrie et de Pologne de 1956 doivent être envisagés comme des réactions contre ce déséquilibre.
Quel est l’avenir des relations entre travailleurs et bureaucrates ? Quel est l’avenir de cette bureaucratie qui après la révolution d’Octobre s’est constituée en minorité privilégiée ? Il est un fait des plus importants et volontiers caché : l’inégalité entre travailleurs et bureaucrates dans la Russie d’aujourd’hui (je rappelle une fois encore que cette conférence a été prononcée au début des années 1960) est une inégalité de consommation, avec avantages divers, une inégalité révoltante certes ; mais le bureaucrate n’est pas propriétaire des moyens de production ; il ne constitue pas une classe sociale au sens marxiste du terme. La bureaucratie soviétique domine la société politiquement, économiquement et culturellement, et d’une manière plus imposante que ne le fait n’importe quelle classe bourgeoise dans une société capitaliste. Elle est toutefois plus fragile, moins assurée. Sous Staline, la bureaucratie, principalement dans ses hautes sphères, a été régulièrement décapitée. La bureaucratie soviétique n’a de fait jamais pu se constituer en classe, avec son identité sociale, économique et psychologique. Elle sait par ailleurs qu’elle n’existe que grâce à l’abolition de la propriété privée, tant industrielle que financière, que grâce à la victoire des travailleurs sur l’ancien régime, ce que les bureaucrates sont sans cesse invités à rappeler dans leurs discours et écrits. En dépit de leurs privilèges, ils sont sur leurs gardes, ils savent que leur position est particulièrement ambiguë, instable.
La bureaucratie qui se voulait libératrice s’est faite oppressive, avec privilèges accordés à ses membres, ce qui crée en son sein des tensions. Les plus lucides savent que leur mode de vie repose sur une contradiction fondamentale qui ouvre en quelque sorte une fosse profonde sous leurs pieds. Cette tension entre la bureaucratie et la classe ouvrière ne peut être atténuée que par une augmentation sensible de la richesse nationale que favorisera l’amélioration de l’éducation pour tous. Ne subsistera alors qu’une différence de fonction et non de statut social.
Isaac Deutscher espère une société où l’opposition entre activité intellectuelle et activité manuelle se résorbera de la même manière que l’opposition entre dirigeants et dirigés. Ainsi pourra-t-on constater que si la bureaucratie a servi de timide prélude à la société de classes, elle aura également conduit cette société à un brutal épilogue.
Olivier Ypsilantis