If you are truly convinced that there is some solution to all human problems, that one can conceive an ideal society which men can reach if only they do what is necessary to attain it, then you and your followers must believe that no price can be too high to pay in order to open the gates of such a paradise. Only the stupid and malevolent will resist once certain simple truths are put to them. Those who resist must be persuaded; if they cannot be persuaded, laws must be passed to restrain them; if that does not work, then coercion, if need be violence, will inevitably have to be used—if necessary, terror, slaughter. Isaiah Berlin
The notion of the perfect whole, the ultimate solution in which all good things coexist, seems to me not merely unobtainable – that is a truism – but conceptually incoherent. Some among the great goods cannot live together. That is a conceptual truth. We are doomed to choose, and every choice may entail an irreparable loss. Isaiah Berlin
De son côté, le romantisme attaque cette pédagogie des Lumières. Il dénonce la rationalité uniformisante divinisée par les Lumières. Le romantisme est le promoteur des anti-Lumières ; il a débusqué d’un œil expert les fissures – voire les fractures – sans l’imposante architecture des Lumières. Elles avaient été pressenties par Giambattista Vico, Johann Georg Hamann et Johann Gottfried von Herder.
De fait, les Lumières portent en elles une charge destructrice contre la Raison qu’elles prétendent incarner, ainsi que l’a montré George Lukács lorsqu’il désigne le lien qui va de l’irrationalisme de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling à celui d’Adolf Hitler, une thèse qu’Isaiah Berlin fait sienne. Fort de ce constat, on peut également ajouter que les Lumières portent une charge autodestructrice
Les grands apports d’Isaiah Berlin en réaction contre le monisme des Lumières : la conviction que l’homme ne peut découvrir aucune structure axiologique inaltérable et que les valeurs sont le produit de la conscience de l’individu ; ainsi chacun se gouverne selon des fins particulières, d’où, conséquence immédiate, la disparition d’un modèle supérieur dont la mise en pratique adéquate suffirait à établir une supériorité. Contrairement à ce qu’affirme Aristote, aucun processus rationnel ne permet d’établir une hiérarchie. Et Isaiah Berlin juge que la réaction romantique (qui refuse toute hiérarchisation de l’activité humaine) a mis un frein aux excès des Lumières tout en favorisant par son volontarisme subjectiviste et son irrationnalité les excès du nationalisme et le fascisme. Mais ce romantisme qui s’en prend à la domination multiséculaire du monisme rationaliste permet à Isaiah Berlin d’établir une connexion épistémologique entre le romantisme et le libéralisme. La valorisation du pluralisme et de l’individualisme doit par ailleurs élaborer des compromis qui évitent le chaos et la violence. Si la morale est soumise à la volonté humaine et que les fins ne se découvrent pas mais se créent, l’homme est alors pris sans trêve dans des remous tragiques, dans des choix insolubles qui tous supposent une perte. Le romantisme a défriché le terrain sur lequel Isaiah Berlin a semé ses idées libérales. Il reconnaît la filiation mais par le libéralisme il corrige les excès et les dérives du romantisme.
Suite à l’échec des pères et des enfants des Lumières, il constate qu’il ne lui reste qu’à défendre le pluralisme afin de permettre à la liberté individuelle et collective de s’épanouir. Isaiah Berlin le libéral sait que dans une société libérale le conflit est inévitable mais qu’il ne devrait pas porter préjudice à cette société, au contraire. Le pluralisme et le conflit (contenu dans certaines limites) enrichissent le sol d’où s’élèvent les libertés. Mais ces sociétés ouvertes supposent des individus capables d’empathie et de respect pour l’adversaire, ce qui n’est pas toujours le cas. C’est dans ce contexte que la figure de Hamlet acquiert toute son importance. Pour Isaiah Berlin, Hamlet est l’homme capable d’avancer en maintenant une position d’équilibre destinée à éviter le pire, soit faire sombrer la civilisation dans des conflits provoqués par des Don Quijote incapables de renoncer à leurs idées fixes. Et une fois encore Isaiah Berlin fait référence à Tourgueniev (voir son roman « Terres vierges ») qui pour résoudre un conflit qui laisse présager le chaos décide de renoncer à la recherche d’un bonheur dont la réalisation supposerait de porter préjudice aux autres.
Isaiah Berlin promeut la figure du libéral bien intentionné, hésitant car conscient de la complexité de la vérité. Il ne cesse de vouloir donner corps et cohérence à son libéralisme. A cet effet, il commence par poser que l’homme se gouverne lui-même, en choisissant ses propres fins et valeurs. Mais influencé par Giambattista Vico et Johann Gottfried von Herder, il estime que l’individu a besoin d’une communauté qui lui propose une culture au sein de laquelle il puisse développer sa singularité. La culture est envisagée comme un vecteur, une force dynamique et dynamisée par des choix, des choix qui ne portent pas préjudice à une certaine continuité – une notion sur laquelle insiste Giambattista Vico. La multiplicité des choix permet de multiplier les expériences, tant heureuses que malheureuses. Ces choix et ces expériences personnels nous permettent de nous ouvrir au monde ; et ces expériences enrichissent notre imagination, l’imagination qui suppose un effort constant. Et ainsi la dimension culturelle et sociale (collective) loin de porter préjudice à la liberté individuelle la renforce. Alexandre Herzen affirme qu’une société ne peut survivre qu’en proposant à ses membres une aire morale suffisamment ample et ouverte afin qu’ils puissent disposer d’une autonomie de pensée et d’action. Et c’est dans cette autonomie de l’individu (qui suppose le pluralisme) qu’Isaiah Berlin place son idée de rationalité selon laquelle prendre des décisions revient à suivre une série de principes capables de soutenir une argumentation de manière logique et cohérente afin de parvenir à mettre en commun ce que nous sommes et ce que sont les autres. Cette mise en commun permettra de donner forme à une certaine notion d’humanité.
Isaiah Berlin se présente comme un libéral rationnel, comme Tourgueniev, soit un homme qui s’efforce, ainsi que nous l’avons dit, de maintenir un équilibre vital face aux totalitarismes. La dynamique offerte par le pluralisme nous force sans cesse à choisir entre des fins toujours changeantes. L’histoire humaine reste ouverte, autrement dit elle n’est déterminée par aucun scénario. Nous devons chacun et sans cesse improviser.
L’un des apports fondamentaux de la pensée d’Isaiah Berlin est d’avoir réussi une synthèse entre le pluralisme et le libéralisme, une synthèse ouverte, ouverte à l’incertitude car consciente de la complexité des valeurs en jeu, des valeurs qui restent actives aussi longtemps que les individus conservent leur autonomie morale. Une telle attitude a pour objectif de faire éprouver le conflit et les tensions non pas comme un dysfonctionnement mais comme une caractéristique intrinsèque de la structure sociale d’une société libre. Il s’agit pour Isaiah Berlin de parvenir à des accords, de ne jamais fermer la porte au dialogue et à de possibles accords dans une société pluraliste, sans jamais porter atteinte à la structure institutionnelle, garante de la paix civile. Une telle préoccupation n’est pas éloignée de celle de cet autre libéral, John Rawls.
Une fois encore, Isaiah Berlin prend ses distances vis-à-vis de Don Quijote car selon lui les jugements politiques doivent s’appuyer sur une analyse aussi large que possible afin de comprendre les raisons de l’adversaire, et d’abord parce que toute négociation au sein d’une société plurielle nécessite une forte dose d’empathie ainsi qu’une capacité d’imagination capables de susciter le dédoublement émotif des interlocuteurs, une qualité dont les responsables politiques devraient être dotés. Toujours selon Isaiah Berlin, le jugement politique consiste à intégrer une énorme quantité de données trop fugitives et trop entremêlées pour être considérées une à une. Aussi le mieux est-il de considérer ce fait comme le symptôme de possibilités passées et futures, comme la possibilité de s’ouvrir à un contact direct, quasi sensoriel avec les données du monde, ce qui suppose une sensibilité exceptionnelle dont le meilleur exemple reste, toujours selon Isaiah Berlin, Franklin D. Roosevelt et son New Deal. Le flair politique de ce président lui a permis d’élaborer un programme capable de trouver un point d’équilibre entre la liberté positive (soit la capacité qu’a une personne d’être maître de ses actions et de son destin) et la liberté négative (soit la capacité qu’a une personne de faire ou ne pas faire sans être contraint par une force extérieure à sa volonté) sans tomber dans la démagogie et les idéologies de son temps. La combinaison de ces deux concepts de liberté identifie la liberté comme un tout complexe sur lequel s’appuie la structure politique et morale des sociétés ouvertes. Franklin D. Roosevelt sait apporter plus d’égalité économique et de justice sociale sans altérer les libertés, désactivant ainsi le conflit des valeurs d’une société pluraliste prise dans une crise morale et économique qui remet en question ses propres fondements constitutionnels. Franklin D. Roosevelt repousse d’emblée toute tentation déterministe en invitant les citoyens américains à la liberté de choix en ces moments si difficiles. Il repousse toute attitude à la Don Quijote, Don Quijote gouverné par des principes uniques, par une croyance fanatique en ses propres rêves. Franklin D. Roosevelt exerce ses fonctions modestement, par capillarité en quelque sorte, ce qui lui permet d’appréhender la complexité de la société américaine. Pour Isaiah Berlin, Franklin D. Roosevelt est l’incarnation de la modération et de la modestie de Hamlet, si prisées par Tourgueniev et les libéraux russes.
True pluralism, as Berlin understands it, is much more tough-minded and intellectually bold: it rejects the view that all conflicts of values can be finally resolved by synthesis and that all desirable goals may be reconciled. It recognises that human nature generates values which, though equally sacred, equally ultimate, exclude one another, without there being any possibility of establishing an objective hierarchical relation among them. Moral conduct may therefore involve making agonising choices, without the help of universal criteria, between incompatible but equally desirable values. Isaiah Berlin
Olivier Ypsilantis