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Isaiah Berlin, philosophe de la liberté – 1/2

The simple point which I am concerned to make is that where ultimate values are irreconcilable, clear-cut solutions cannot, in principle, be found. To decide rationally in such situations is to decide in the light of general ideals, the overall pattern of life pursued by a man or a group or a society. Isaiah Berlin

The need to choose, to sacrifice some ultimate values to others, turns out to be a permanent characteristic of the human predicament. Isaiah Berlin

 

J’ai écrit cet article en m’appuyant sur une très intéressante étude en espagnol publiée par un universitaire, José María Lassalle, professeur de Sistemas Políticos Comparados (Universidad San Pablo-CEU, Madrid). Dans cette étude, José María Lassalle met l’accent sur une certaine proximité intellectuelle entre Isaiah Berlin et Ivan Tourgueniev, une proximité qu’Isaiah Berlin a lui-même revendiquée.

Pour Isaiah Berlin, la physionomie morale de Tourgueniev évoque celle du Hamlet de Shakespeare, une figure qu’il oppose à celle de Don Quichotte. En 1860, il avait mis l’accent sur l’indécision de ceux qui ne peuvent agir immédiatement car exposés aux contradictions – et aux tensions – qu’engendrent le pluralisme des valeurs et le relativisme de la vérité. Hamlet comme l’archétype de l’intellectuel, celui qui pense et doute face à l’action, qui sait qu’il perdra quelque chose s’il agit.

Isaiah Berlin envisage Don Quijote d’un point de vue particulièrement négatif (chose assez rare chez les philosophes, et je pense en particulier à l’admiration que lui voue Bernard Chouraqui), comme un fanatique qui fonce tête baissée, guidé par une obsession. Isaiah Berlin reprend donc cette idée exposée par Tourgueniev qu’il présente comme un libéral. Mais la jeunesse d’alors (post-68) n’a que faire du libéralisme ; elle repousse le doute et cherche des certitudes (des dogmes), comme la jeunesse russe du temps de Tourgueniev qui boudait ses écrits. Cette jeunesse ne rêve que d’être Don Quijote, de changer radicalement le monde.

Pourtant, Tourgueniev et avec lui les intellectuels libéraux ne fuient pas l’action, ne refusent pas l’action. Ils ne font que souligner la complexité que suppose le processus qui conduit à la décision et sa mise en œuvre. Par ailleurs, et à la différence de ses grands contemporains Tolstoï et Dostoïevski, Tourgueniev ne monte pas en chaire pour dispenser des leçons de morale ou lancer des imprécations. Comme tout libéral pénétré de l’esprit de raison, Tourgueniev est d’un tempérament discret, il s’efforce de comprendre les autres opinions, les autres idéaux, les autres caractères, qu’ils aient sa sympathie ou non. Cette disposition peut certes retarder la décision et le passage à l’action mais sans les interdire. Le doute (l’hésitation) n’engendre en aucun cas la passivité. La volonté de comprendre provoque une tension et favorise l’esprit de réforme que va mener à bien le libéralisme.

Tourgueniev ne juge pas ces jeunes désireux de faire du passé table rase, de détruire toutes les vieilles certitudes pour un monde plus juste. Il juge simplement que leurs méthodes et leurs objectifs sont ingénus et grotesques mais il ne fait rien pour s’y opposer ; il leur propose le sens de la mesure procédant d’une pleine conscience de la complexité du monde – l’intellectuel libéral est porteur de cette conscience qui le définit. Pour Tourgueniev et quelques autres le rôle de l’intellectuel n’est pas de donner des solutions mais de rendre compte d’une situation avec une telle exactitude qu’elle ne peut être laissée de côté et favoriser ainsi la prise de décision. Et c’est bien ce vers quoi s’est efforcé Isaiah Berlin tout au long de sa vie.

Isaiah Berlin restera marqué par son éducation britannique, soit une méthodologie empirique avec méfiance marquée à l’égard des abstractions dépourvues de relations psychologiques ou/et historiques – voir ses travaux sur Karl Marx et sa pensée.

Événement majeur dans sa vie et qui confirme sa défense du libéralisme occidental et des libertés politiques, sa rencontre avec Anna Akhmatova en butte au totalitarisme soviétique. Avant de se rendre en U.R.S.S., Isaiah Berlin a étudié la pensée marxiste. Il sait donc, au moins en partie, à quoi s’attendre. Au cours de son séjour à Moscou et Léningrad, et suite sa rencontre avec Anna Akhmatova, il découvre ce qu’est le communisme lorsqu’il est mis en pratique. Avant de quitter le pays, il remet un mémorandum à l’ambassade du Royaume-Uni à Moscou. Ce séjour et cette rencontre auront une influence déterminante sur sa pensée, avec cette détermination à lutter contre le totalitarisme.

Isaiah Berlin lit Tourgueniev avec une grande attention, à commencer par « Pères et enfants » (Отцы и дети) où s’affrontent un fils nihiliste et un père libéral. Isaiah Berlin analyse le choc générationnel et en cherche l’origine, soit le siècle des Lumières dont les conséquences restent agissantes. Sans les Lumières, Karl Marx n’aurait pu être ; il est son enfant légitime ; par ailleurs, sans elles, le romantisme (cette réaction aux Lumières) n’aurait pu être et avec lui les nationalismes et le fascisme ; ils sont ses enfants illégitimes.

Le problème central des philosophes des Lumières est qu’ils ont fait de leur vocation pédagogique un discours politique. Cette vocation pédagogique – cette prétention pédagogique – a engendré une violence générationnelle qui a traversé tout le XIXème et XXème siècles. L’utopisme révolutionnaire en est venu à considérer que le discours politique des Lumières est trop timide tandis que les romantiques le foulent aux pieds, allant jusqu’à chercher refuge dans l’irrationnel. Fort de ce constat, Isaiah Berlin cherche la cause d’une telle dérive et il dénonce le monisme rationaliste, une attitude qu’il juge fallacieuse comme il juge fallacieuses toutes ces théories qui promeuvent des valeurs universelles et immuables strictement ordonnées de manière à gérer la vie des individus et des sociétés, d’où sa réflexion sur le hérisson et le renard. Hérisson par excellence, Tolstoï, soit des individus qui avec persévérance cherchent à tout comprendre à partir d’un point de vue unique d’où ils prétendent jouir d’une vision totale.

Isaiah Berlin développe l’idée selon laquelle penseurs et écrivains se divisent en deux catégories, soit les hérissons (hedgehogs) qui voient le monde à partir d’un point de vue unique (voir Platon) ; et les renards (foxes) qui voient le monde de divers points de vue à partir d’expériences diverses (voir Érasme).

Dans « The Decline of Utopian Ideas in the West », Isaiah Berlin étudie ce qui structure le monisme. Il y a tout d’abord l’idée qu’à chaque question correspond une seule et unique réponse valable d’où tout procède. Deuxièmement, il y a cette idée selon laquelle il est possible d’établir une méthode capable d’apporter une réponse à toute question, fort du principe que la réalité est intelligible si on élabore l’outil à même de nous livrer ses secrets. Troisièmement, croire que les réponses relatives à la réalité et à ce que les hommes doivent y faire sont compatibles entre eux et constituent un tout cohérent qui écarte toute dissension. Bref, Isaiah Berlin dénonce le monisme, tous les monismes, leur croyance (fanatique) en un système rationnel capable de capter toute la réalité et ce faisant de conduire vers une société parfaite. Ce schéma unificateur est au cœur même du rationalisme traditionnel occidental, qu’il soit religieux ou athée, métaphysique ou scientifique, transcendantal ou naturaliste. Mais c’est avec les Lumières que ce schéma s’est converti en un authentique programme politique, fort de cette croyance selon laquelle il existe une nature humaine invariable et universelle. Le cogito cartésien a été élevé à la condition d’essence humaine – de l’humanité. Le monisme des Lumières n’aura cessé de s’enhardir (de s’abuser) en se répétant qu’il était possible de plaquer les méthodes des sciences naturelles sur les sciences humaines, tant au niveau individuel que collectif. Ce discours des Lumières a favorisé une violence dialectique qu’ont étudiée Max Horkheimer et Theodor W. Adorno.

Selon Ernst Cassirer, l’action guidée par la pédagogie des Lumières cesse d’être envisagée comme un acquis inné pour être envisagée comme une conquête qui ne peut être pleinement appréhendée que si elle est mise en pratique. Suivant le schéma libéral, l’action et l’expansion sont le fait des individus (voir Adam Smith et les physiocrates) et le progrès social procède d’actions individuelles et de la fameuse invisible hand. Mais les philosophes des Lumières envisagent les choses autrement. La spontanéité individuelle leur est étrangère. Ils ne laissent aucune place au hasard étant entendu que tout est mû par la nécessité. Ainsi la liberté est niée et cette philosophie des Lumières fait naître au XIXème siècle un comte de Saint-Simon et un Karl Marx.

Avec Karl Marx, le monisme et ses prétentions scientifiques sont accaparés. Selon Karl Marx, l’authentique liberté ne peut devenir effective que dans une société rationnelle qui enjambe les contradictions qui ont pour effet de multiplier les illusions. Le monde est fondamentalement régi par la nécessité économique. Le monisme de Karl Marx conduit à ce constat : la violence contre la bourgeoisie est légitime, la révolution étant une expression supérieure de la rationalité. Le monisme de Karl Marx donne une assise métaphysique à l’usage de la violence contre l’ordre capitaliste né des Lumières bourgeoises. Le fils ne se contente pas de défier le père, il veut le tuer – on en revient au livre de Tourgueniev cité par Isaiah Berlin. Avec la pédagogie moniste des Lumières, la fin justifie les moyens.

 

Those, no doubt, are in some way fortunate who have brought themselves, or have been brought by others, to obey some ultimate principle before the bar of which all problems can be brought. Single-minded monists, ruthless fanatics, men possessed by an all-embracing coherent vision do not know the doubts and agonies of those who cannot wholly blind themselves to reality. Isaiah Berlin

The notion that there must exist final objective answers to normative questions, truths that can be demonstrated or directly intuited, that it is in principle possible to discover a harmonious pattern in which all values are reconciled, and that it is towards this unique goal that we must make; that we can uncover some single central principle that shapes this vision, a principle which, once found, will govern our lives – this ancient and almost universal belief, on which so much traditional thought and action and philosophical doctrine rests, seems to me invalid, and at times to have led (and still to lead) to absurdities in theory and barbarous consequences in practice. Isaiah Berlin

Olivier Ypsilantis

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