“Romanticism embodied a new and restless spirit, seeking violently to burst through old and cramping forms, a nervous preoccupation with perpetually changing inner states of consciousness, a longing for the unbounded and the indefinable, for perpetual movement and change, an effort to return to the forgotten sources of life, a passionate effort at self-assertion both individual and collective, a search after means of expressing an unappeasable yearning for unattainable goals.” Sir Isaiah Berlin
Kant a posé une question restée célèbre : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Cette question en amène tout naturellement une autre : « Qu’est-ce que les Contre-Lumières ? », une question trop rarement posée. Ces dernières ont pourtant donné un argumentaire particulièrement élaboré. Isaiah Berlin restera comme l’un des premiers intellectuels à avoir observé à la loupe, voire au microscope, le corpus de ces contre-révolutionnaires ou romantiques afin de tenter de rendre-compte d’un ample mouvement rassemblant des personnalités le plus souvent sans lien apparent les unes avec les autres. Parmi ces personnalités, Joseph de Maistre, ses cultes et ses apologies non sans rapport avec le noyau des doctrines totalitaires – à commencer par l’irrationalisme et l’antihumanisme. Isaiah Berlin, ce penseur qui se voyait comme un journeyman philosopher, s’est donc penché sans a priori sur le monde fascinant – et inquiétant – des Contre-Lumières. Je dis sans a priori, et j’insiste, car en la matière la chose est si rare qu’elle doit être mentionnée et soulignée et plusieurs fois, tant il est vrai que les Lumières ont tellement ébloui que bien peu sont capables d’y percevoir ses vastes et profondes zones obscures, inquiétantes – et fascinantes.
Le terme Contre-Lumières (Counter-enlightment) est d’origine anglo-saxonne ; c’est un concept anglophone dont Isaiah Berlin, écrivain de langue anglaise, fait usage, notamment à partir d’un corpus de textes en langue française, la France ayant été le principal activateur et propagateur des Lumières dans toute l’Europe, sans oublier les États-Unis, mais aussi des Contre-Lumières avec, en tête de cette cohorte solidement armée, Joseph de Maistre dont les écrits peuvent inspirer une véritable angoisse, une angoisse comparable à celle qu’inspire un lance-flammes ou un puits dont on ne perçoit pas le fond.
Point important et à poser d’emblée avant toute discussion : les Contre-Lumières ne procèdent pas directement des Lumières, elles sont nées de l’usage des théories de Rousseau et de Voltaire, principalement, à des fins politiques par la Révolution de 1789, un usage politique qui a produit des distorsions plus ou moins marquées. A ce propos, rappelons qu’avant 1789 et ce qui a suivi, dont la Terreur, la plupart des penseurs contre-révolutionnaires adhéraient aux principes des Lumières. Il faut donc se garder comme le font les ignares ou les malhonnêtes, et plus généralement les promoteurs d’un monde simple, stupidement binaire, de présenter ces derniers comme des lémures tapis dans des profondeurs ténébreuses et malsaines.
La narration historique d’Isaiah Berlin se construit sur une tradition qui remonte à Giambattista Vico (1668-1744), un penseur qui commença par éprouver de la sympathie pour les travaux de Descartes avant de s’en distancier et de les critiquer vivement suivant quatre axes principaux. Je n’en retiendrai qu’un, à savoir que la théorie de la connaissance telle que la promeut la philosophie cartésienne est insatisfaisante et néfaste. L’homme ne peut être réduit à la seule raison, en faisant fi des sentiments et de l’imagination. En l’homme, l’imagination, les sentiments et la raison sont inséparables tant d’un point de vue ontologique que structurel et dynamique.
«Principi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni » de Giambattista Vico est une œuvre novatrice et toujours actuelle dans la mesure où elle promeut un concept qu’Isaiah Berlin dénomme « pluralism ». Giambattista Vico dit que la nature humaine change d’une époque à une autre, d’un lieu à un autre, et cette pensée aide Isaiah Berlin à remettre en question les croyances des Lumières selon lesquelles il existe une nature humaine universelle, les Lumières qui considèrent que la nature humaine est le produit de forces naturelles impersonnelles dont nous pouvons parvenir à connaître le fonctionnement. Giambattista Vico, un relativiste à sa manière (Descartes peut être considéré comme un absolutiste, avec la Raison toute-puissante), considère qu’un individu et qu’une société donnés se façonnent dans et par un contexte historique particulier. Les penseurs des Lumières, forts de leurs présupposés, pensent quant à eux qu’un homme nouveau et qu’une société nouvelle peuvent être élaborés – comme dans un laboratoire – avec des méthodes rationnelles.
Giambattista Vico se trouve être le père méconnu (ou peu connu) d’une grande partie des Contre-Lumières, un allié de Johann Georg Hamann (le grand adversaire de Kant) qui juge que la philosophie moderne est arbitrairement hostile à l’expérience vécue, ce qui fait de lui un précurseur de Johann Gottfried Herder pour lequel les êtres humains sont enracinés de manière naturelle dans leurs diverses cultures et qu’ils doivent être compris à partir de leurs particularités. Isaiah Berlin fait une immense lecture de ces penseurs éloignés dans le temps et dans l’espace, et qui ne se sont jamais constitués en une école. A partir de ce corpus de lectures, il élabore l’une de ses lignes de force, le pluralism dont l’une des propositions est que la nature humaine n’est en rien une donnée fixe et que les sociétés doivent adapter leurs lois et coutumes suivant leurs propres nécessités sans les soumettre à des principes universels. Enfin, nous dit-il, nous devrions nous garder de tout jugement concernant la diversité des cultures, rien de ce qui touche à l’humain ne devant nous être étranger. Présenté de la sorte, le pluralism est difficilement attaquable, voire inattaquable. Pourtant, à y regarder de plus près, il n’y a pas tant de pluralism chez les penseurs qui en font la promotion, soit les penseurs des Contre-Lumières. Joseph de Maistre apporte des conclusions logiques à nombre d’idées qu’Isaiah Berlin attribue à Giambattista Vico, Johann Georg Hamann et Johann Gottlieb Herder.
Johann Gottlieb Herder (1744-1803)
Lorsqu’Isaiah Berlin évoque les grandes figures des Contre-Lumières, il confie volontiers qu’une bonne partie de ce qu’ils ont écrit l’inquiète. Il admet que des penseurs tels que Joseph de Maistre et Johann Georg Hamann sont mus par des forces si étranges qu’il en reste muet. Il n’en défend pas moins le pluralism qu’il entrevoit dans leurs œuvres et qui appuie sa critique du monisme des Lumières.
Le concept de liberté positive/négative sous-tend notre appréciation du monde d’aujourd’hui et les métaphores dont nous faisons usage pour l’exprimer. Isaiah Berlin le libéral dérange et irrite par ailleurs, ce qui n’est pas pour me déplaire : il dérange bien des conformismes. Il est polémiste à sa manière, sans le vouloir. Jamais il ne cherche à provoquer ; il est lui-même, tout simplement. Rien à voir avec ces « amuseurs » qui ne veulent que faire de la provoc’, un comportement que favorise la société du spectacle. Il est vrai que ces derniers sont très vite oubliés tandis que les polémiques initiées par Isaiah Berlin ne cessent de s’étendre et se creuser, ce qui est bien l’une des marques, et non des moindres, de leur pertinence. Le débat idéologique des années 1960-1970, entre libéraux et communistes, est toujours actif même s’il a modifié ses formes pour cause de bouleversements géopolitiques et sociaux continus. Lorsqu’il est question de la Liberté (celle que prône à ses frontons la RF) ou les libertés (voir les penseurs anglo-saxons), la silhouette d’Isaiah Berlin se profile immanquablement, même si elle n’est pas toujours identifiée comme telle.
Dans « Deux aspects complémentaires de la liberté : une relecture d’Isaiah Berlin » de Gil Delannoi, on peut lire à propos du double concept liberté positive / liberté négative : « L’opposition des deux concepts est devenue une habitude intellectuelle entretenue par la paresse ou requise par la polémique. Cette dissociation n’est pas fidèle au propos initial de Berlin et encore moins aux précisions et corrections qu’il a voulu lui apporter. La vulgate aujourd’hui réduit la liberté négative au fait d’échapper à la coercition (comme définition c’est trop court) ou d’échapper à l’interférence (cette fois c’est trop vaste). Cette vulgate ajoute qu’il s’agit là de la pure expression d’une conception libérale de la vie sociale. Ainsi, la liberté négative est affectée au service d’une conception individualiste de l’intérêt. Telle est l’interprétation dominante, celle qui irrigue la majorité des commentaires, savants ou non. Dans cette perspective la liberté négative se réduit à une absence d’obstacle. En tant qu’accomplissement, auto-détermination, toute liberté est alors étiquetée “positive” ». Cette mise au point faite par ce docteur d’État en science politique est une excellente introduction à ce double concept : il resserre notre compréhension et, ainsi, nous propulse dans l’étude de ce double concept – ou de ces deux concepts.
Un mot à propos de l’éditeur d’Isaiah Berlin, Henry Hardy. Le cas Isaiah Berlin est particulier. Il se souciait peu de publier et se fit surtout connaître par ses interventions radiophoniques. Dans ses archives, le désordre était grand et ses travaux ne seraient probablement pas aussi connus si un éditeur, Henry Hardy, ne lui avait proposé d’y mettre son nez pour se livrer à un classement général en vue de publier. Il n’est probablement pas exagéré d’écrire que l’immense influence d’Isaiah Berlin doit beaucoup à cet homme discret qui se livra en quelque sorte à un travail de secrétaire. L’entente entre les deux hommes fut si grande qu’Isaiah Berlin nomma Henry Hardy son exécuteur testamentaire. Par ce travail (un travail de bénédictin ou de fourmi si vous préférez), Henry Hardy gagna une grande reconnaissance et devint l’un des meilleurs connaisseurs de ce penseur majeur.
C’est peu après son arrivée au Wolfson College d’Oxford, en 1972, que lui fut présenté Isaiah Berlin (alors peu publié) et qu’il commença à lire ses écrits. Il ne tarde pas à avoir plein accès aux archives d’Isaiah Berlin. Avant de publier les quatre premiers volumes (de fait, nombre de ses écrits avaient été publiés mais plutôt confidentiellement et d’une manière très dispersée), Henry Hardy les classa par thèmes : philosophie, histoire des idées, pensée russe, souvenirs et témoignages. Ce travail effectué, il se mit à publier ce qui ne l’avait pas été – voir tous les détails de cet immense travail d’édition, du vivant et après le décès d’Isaiah Berlin.
Quelques notes en désordre. Isaiah Berlin et le sionisme – écrire un article à ce sujet. On sait que Chaïm Weizmann lui avait offert un poste de choix parmi les fondateurs de l’État d’Israël. Pour Henry Hardy, les racines intellectuelles d’Isaiah Berlin sont triples : russes, juives et britanniques. Le russe est sa première langue, ce qui lui permet d’écrire sur Aleksandr Ivanovich Herzen avec une acuité particulière. Ses origines juives l’aident à se construire une identité et une conscience nationales. Enfin, de la tradition britannique, il prend la clarté et la rigueur d’analyse et l’empirisme. Isaiah Berlin distingue deux types de penseurs : les hérissons (hedgehog) et les renards (fox), voir son essai « The Hedgehog and the Fox » (à développer).
“The view that the truth is one and undivided, and the same for all men everywhere at all times, whether one finds it in the pronouncements of sacred books, traditional wisdom, the authority of churches, democratic majorities, observation and experiment conducted by qualified experts, or the convictions of simple folks uncorrupted by civilisation–this view, in one form or another, is central to western thought, which stems from Plato and his disciples.” Sir Isaiah Berlin
Olivier Ypsilantis