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Isaiah Berlin et Mario Vargas Llosa

De tous les livres du Péruvien Mario Vargas Llosa que j’ai lus ou simplement feuilletés, celui qui m’a le plus retenu est « La llamada de la tribu », une suite d’essais sur des penseurs libéraux. Cette suite rend compte de lectures qui dans sa jeunesse l’ont aidé à fuir le désenchantement suscité par la révolution cubaine et à s’extraire des pensées de Jean-Paul Sartre, l’auteur qui l’avait le plus influencé avant ces rencontres, soit : Adam Smith, José Ortega y Gasset, Friedrich von Hayek, Karl Popper, Raymond Aron, Isaiah Berlin et Jean-François Revel, autant de penseurs qui privilégient l’individu face à la tribu (d’où le titre, « La llamada de la tribu »), la nation, la classe sociale ou le parti, d’où cette réflexion de Mario Vargas Llosa : « La doctrina liberal ha representado desde su orígenes las formas más avanzadas de la cultura democrática ».

Dans sa présentation à cette suite d’essais, Mario Vargas Llosa note que cet écrit est autobiographique, qu’il rend compte de son parcours politique et intellectuel, soit d’une jeunesse imbibée de marxisme et d’existentialisme sartrien au libéralisme de sa maturité, en passant par la revalorisation de la démocratie aidé par des écrivains tels qu’Albert Camus, George Orwell et Arthur Koestler. Je me suis intéressé à ce parcours car le mien lui ressemble bien que plus modestement.

J’ai évoqué la pensée libérale dans un certain nombre d’articles publiés sur ce blog, avec notamment plusieurs d’entre eux consacrés à quelques-uns des sept penseurs de ladite suite. Et je profite d’une relecture de « La llamada de la tribu » pour revenir à l’un d’eux, Sir Isaiah Berlin (1909-1997), soit la sixième figure de cette suite.

Tout d’abord, il y a cette remarque que fait Mario Vargas Llosa et que je me suis souvent faite en lisant Isaiah Berlin, à savoir que la densité intellectuelle de ses livres n’est jamais abstraite, absconse, comme le sont volontiers certains intellectuels français de sa génération dont la pensée tend à tourner sur elle-même ; et il cite comme exemples Michel Foucault et Roland Barthes, une pensée « resultado de un virtuosismo especulativo y retórico que en un momento cortó amarras con la realidad, sino firmamente arraigados en la experiencia común de la gente ».

Une caractéristique d’Isaiah Berlin que souligne Mario Vargas Llosa, et peut-être la plus marquée, son effacement derrière son sujet, ce qui peut donner la fausse impression qu’il n’a pas de pensée propre, un effacement dont Gustave Flaubert reste le maître. Les techniques d’effacement sont nombreuses dans le roman. Celle que met en œuvre Isaiah Berlin se rattache au fair play, soit dans son cas une extrême délicatesse intellectuelle doublée d’une morale scrupuleuse ; autrement dit, Isaiah Berlin s’efforce de ne négliger aucune des raisons de l’autre et de prendre en compte les spécificités (soit le cadre) de l’époque considérée, sans jamais pousser les idées considérées dans telle ou telle direction pour les faire coïncider avec les siennes. Cette scrupuleuse transparence qui l’invisibilise en quelque sorte peut donner l’impression qu’il n’a rien de personnel à dire ; c’est une impression parfaitement fausse. Cet effacement a entre autres effets de rendre la lecture plus persuasive, le livre semblant s’être écrit lui-même, sans un auteur qui fasse écran entre lui et le lecteur. Le fair play est bien un effacement, mais un effacement tout relatif : « La discreción y la modestia de Isaiah Berlin son, en realidad, una astucia de su talento ».

Avec la maturité on a tendance à se détourner des idéologies, ces apocalypses qui proposent des remèdes bien pires que les maux qu’ils prétendent guérir. Et Mario Vargas Llosa invite au sens commun, la plus précieuses des vertus politiques. Autrement dit, les théories sociales ne doivent pas être mises en œuvre suivant une ligne inflexiblement rectiligne, mais capable de s’infléchir lorsqu’elle rencontre l’expérience humaine et son infinie diversité. Le sentido común, soit la razón práctica, permet d’opérer un tri dans ces théories afin qu’elles ne rendent pas la vie des hommes encore plus dure. Isaiah Berlin – cet homme si à l’aise dans le monde des idées – sait qu’il faut se méfier d’elles et les tenir fermement en laisse, car elles dévorent volontiers les réalités qui les contrarient.

Son hostilité au communisme (et à toute forme de totalitarisme) lui vient très tôt, lorsqu’il assiste à Saint-Pétersbourg (où il s’est réfugié avec sa famille au cours de la révolution bolchevique) à des violences dans la rue. Il a un peu plus de sept ans. Marqué par ces images, il restera toute sa vie inflexible face au communisme, y compris au cours de la guerre du Vietnam. Cet homme soucieux de dialogue s’est montré intransigeant envers Isaac Deutscher, un Juif exilé comme lui mais antisioniste et de gauche, auteur d’une célèbre biographie sur Trotski. Cette intransigeance lui sera reprochée ; il répondra qu’il ne pouvait admettre qu’une chaire universitaire soit attribuée à quelqu’un qui subordonnait la connaissance à l’idéologie. Alors que sa famille fuit une fois encore, non seulement la violence mais aussi la faim, il expérimente l’antisémitisme dans le train qui les conduit à Riga, en 1920. Il comprend alors – et pour toute sa vie – qu’il n’est ni russe, ni letton mais juif. Bien que non religieux, il ne cessera de se montrer solidaire de sa communauté et de la culture de ses ancêtres. Bien que n’ayant jamais envisagé de devenir citoyen israélien, il collaborera étroitement avec l’un des fondateurs de l’État d’Israël, Chaïm Weizmann. Dans « The Power of Ideas » figurent deux longs essais dans lesquels il défend la création de cet État.

Parmi les plus intéressantes théories élaborées par Isaiah Berlin, les vérités contradictoires ou fins irréconciliables. Pour la pensée occidentale, il n’existe qu’une seule réponse valable à chaque problème humain, une réponse qui exclut toutes les autres. Autre idée complémentaire à cette idée : les plus nobles idéaux sont nécessairement compatibles les uns avec les autres. Or, pour Isaiah Berlin, ces idées sont fausses et expliquent une bonne partie des malheurs de l’humanité. Et il fait référence à plusieurs penseurs en commençant par Machiavel auquel il consacre un essai. Machiavel aurait intuitivement détecté une vérité incommode. Ainsi, après avoir étudié les mécanismes du pouvoir, Machiavel en a déduit qu’ils ne pouvaient s’insérer dans le cadre des valeurs de la vie chrétienne censées réguler la vie de la société, car vouloir appliquer ces valeurs c’était se condamner à l’impuissance politique et se mettre à la merci de ceux qui n’avaient aucun scrupule. Ainsi, par le biais de Machiavel, Isaiah Berlin laisse entendre qu’un individu peut être pris entre deux tendances qui le sollicitent pareillement mais qui sont parfaitement antinomiques.

Toutes les utopies sociales, de Platon à Marx, posent comme principe que les plus hautes aspirations de l’individu et la société peuvent s’accorder. Mais Isaiah Berlin prend l’exemple de la Révolution française, soit un mouvement a priori généreux et animé par des idéaux simples, des recettes inspirées des philosophes et destinées à établir le bonheur pour tous. Cet élan s’est fracassé contre le mur de la réalité, des réalités, et a entraîné des massacres, des guerres, des frustrations. La Révolution française a voulu placer dans un tout harmonieux ces idéaux. Elle a découvert qu’elle ne le pouvait, que la réalité et ses multiples contingences étaient bien trop complexes et contradictoires. Elle a fini par comprendre que la liberté suscitait bien des inégalités, et à tous les niveaux, et que le seul moyen de promouvoir l’égalité était la coercition, l’oppression organisée par l’État pour établir (la dictature de) l’Égalité. La fraternité quant à elle ne pouvait être affective que de manière aléatoire et généralement sous la pression d’événements dramatiques.

Fort de ce constat, deux solutions s’offrent alors : tout accepter ou tout refuser (faire l’autruche). Les penseurs qui acceptent ce principe des vérités contradictoires, ou tout au moins le pressentent, saisissent mieux ce phénomène qu’est la civilisation. Montesquieu a fort bien senti cette tension entre les civilisations et au sein d’une même civilisation, entre les communautés et au sein d’une même communauté et jusque dans les consciences individuelles. Le Russe Alexander Herzen (1812-1870) s’inscrit dans cette lignée de penseurs, ce qui lui a permis d’analyser avec lucidité l’échec des révolutions européennes de 1848-49. Isaiah Berlin lui a consacré l’un de ses plus beaux essais. Il y a bien une parenté de pensée entre ces deux hommes chez lesquels le scepticisme est une force résolument positive et particulièrement stimulante. L’un et l’autre repoussent les utopies, elles qui désignent un avenir splendide au nom duquel le présent doit être sacrifié. L’un et l’autre, preuves historiques à l’appui, nous disent qu’il ne peut y avoir de justice issue d’une politique injuste ou de liberté issue de l’oppression. L’un et l’autre nous disent qu’en matière sociale les succès partiels sont préférables aux grandes solutions totalisantes, autant de chimères. Les vérités contradictoires posent le problème de la responsabilité et de la liberté de choix, d’où la nécessité de comprendre que le pluralisme et la tolérance plus que des impératifs moraux sont des nécessités pratiques destinées à éviter le chaos et la violence. Ce principe nous permet d’envisager la possibilité de nous tromper sans tomber dans l’abattement, il nous permet également de faire preuve de tolérance envers les autres. Il n’existe pas une solution à nos problèmes mais de nombreuses solutions, toutes fragiles et transitoires.

Autre concept exposé par Isaiah Berlin, celui des deux vérités, soit la liberté « positive » et la liberté « négative ». La liberté est étroitement liée à ce qui la nie ou la limite. Le concept « négatif » de liberté : ma liberté est d’autant plus grande que la pression des volontés extérieures exercées contre elle est faible. C’est un concept plus individuel que social, un concept moderne ; il accorde la primauté à l’individu qui de fait se trouve à la base de l’activité humaine dans ce qu’elle a de plus élevé, de plus créatif. Autrement dit, si l’individu est suffoqué, le monde devient gris, uniforme, médiocre. Le pouvoir et l’autorité de l’État sont nécessaires mais ils ne doivent s’exercer que pour éviter le chaos et la désintégration du tissu social. La fonction de l’État est certes importante mais elle doit être limitée et constamment régulée. La liberté « négative » est très présente bien que souvent d’une manière discrète, sous-jacente ; elle se tient derrière un nombre incalculable de programmes politiques, de formulations intellectuelles et de manières d’agir. Elle se tient derrière toutes les théories démocratiques et, de fait, elle en constitue l’ossature. Dans le champ politique, Isaiah Berlin montre que paradoxalement certaines dictatures, aussi détestables soient-elles, savent s’accommoder d’une certaine liberté, en Amérique latine notamment (je rappelle que Mario Vargas Llosa est péruvien), comme ont pu l’expérimenter les Espagnols dans la dernière période du franquisme. Ainsi, des dictatures de droite mettent l’accent sur les libertés économiques tout en commettant nombre d’abus et de crimes, comme le Chili de Pinochet qui garantit d’une manière générale plus de liberté « négative » que n’en garantissent les démocraties socialistes et socialisantes comme Cuba et le Venezuela.

Et la liberté « positive » ? Contrairement à la liberté « négative » qui veut limiter l’autorité, la liberté « positive » veut s’emparer de l’autorité pour l’exercer. C’est une vision plus sociale qu’individuelle qui s’appuie sur l’idée (parfaitement défendable) que l’individu est terriblement limité face aux mécanismes sociaux. Alors que les partisans de la liberté « négative » prennent principalement en compte les différences entre individus, les partisans de la liberté « positive » estiment pour leur part que plus il y a d’homogénéité dans le corps social, plus il y a de liberté au niveau social.

Toutes les idéologies et croyances de type totalitaire s’appuient sur cette notion de liberté « positive ». Hâtons-nous de préciser que ce concept de liberté « positive » peut avoir un aspect franchement positif et de plusieurs points de vue, à commencer par l’émergence d’une conscience sociale ; autrement dit, des injustices peuvent être corrigées. La solidarité humaine, la responsabilité sociale et l’idéal de justice ont gagné en force grâce à ce concept de liberté « positive », un concept qui a sa face sombre. Toutes les utopies de droite comme de gauche, religieuses ou laïques se fondent sur une notion « positive » de la liberté. Et ces utopies qui prônent l’harmonie et l’homogénéité sociale peuvent générer les pires oppressions, par exemple au nom de la race élue, de la société sans classe et sans État.

Ces deux conceptions de la liberté sont allergiques l’une à l’autre et il ne sert à rien d’affirmer que l’une est vraie et que l’autre est fausse, et c’est l’un des cas des « vérités contradictoires » auquel nous devons nous affronter. En théorie, on peut avancer une multitude d’arguments en faveur ou au détriment de l’une ou de l’autre de ces conceptions. En pratique (dans la vie sociale et l’histoire), il est préférable d’élaborer un compromis entre la liberté « négative » et la liberté « positive » ; et, de fait, les sociétés qui sont parvenues à un tel compromis sont celles qui proposent le plus de dignité et de justice – ou le moins d’indignité et d’injustice – à leurs membres.

Olivier Ypsilantis

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