Celui qui rêva l’union de la judéité et de la germanité…
‟Ce n’est pas un instinct d’attachement à ma confession ou à mon ethnie auquel j’aurai confié la conduite de ma conscience ; au contraire, c’est bien une méthodologie philosophique et un contrôle historique qui m’ont tracé la voie…” Hermann Cohen dans une lettre de 1904.
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Cet article correspond pour l’essentiel à des notes prises au cours de la lecture de la somme monumentale de Maurice-Ruben Hayoun : ‟Les Lumières de Cordoue à Berlin”, sous-titrée ‟Une histoire intellectuelle du judaïsme”.
Hermann Cohen (1842-1918), une lithographie de Karl Doerbecker.
Hermann Cohen est surtout connu comme un philosophe kantien. Son travail dans le domaine de la philosophie religieuse est pionnier. Il se présente comme un adversaire inflexible de Spinoza et de son panthéisme. Le refus de tout eudémonisme constitue selon lui le lien le plus sûr entre le judaïsme et le kantisme.
Le but suprême que s’est fixé Hermann Cohen est d’insérer le messianisme juif dans l’idéalisme allemand, de travailler à une harmonie aussi achevée que possible entre judéité et germanité, ce qui l’amène à repousser le sionisme qui, selon lui, porte atteinte à la vocation universaliste (messianiste) du peuple juif. La controverse qui l’oppose à Heinrich Grätz est de ce point de vue particulièrement éloquente. Pour Hermann Cohn, les Juifs ne constituent pas une nation mais une nationalité… Heinrich Grätz est un sioniste convaincu, tandis que le plus grand rêve de Hermann Cohen est de faire du judaïsme l’alter ego du germanisme. Pour Heinrich Grätz, les Juifs forment une nation et un peuple, une vision qui guide sa monumentale ‟Histoire des Juifs” (‟Geschichte der Juden : von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart”). Ci-joint, l’introduction à son œuvre majeure, une histoire du peuple juif envisagée dans une perspective juive :
http://www.histoiredesjuifs.com/articles.php?lng=fr&pg=8665
La critique que fait Hermann Cohen de Kant a un caractère foncièrement philosophique. Dans une telle perspective se pose le problème du statut de la religion et des rapports de celle-ci à l’éthique censée la chapeauter voire la frapper d’inanité. Hermann Cohen ne s’intéresse d’abord qu’aux productions de l’idéalisme allemand. Ses relations avec le judaïsme sont épisodiques ; c’est dans la dernière période de sa vie qu’il tentera une synthèse en élaborant une théorie des rapports entre religion et éthique et en esquissant une théorie des rapports entre la révélation et la raison au sein du judaïsme. Voir ‟Religion de la raison à partir des sources du judaïsme” (‟Religion der Vernunft aus den Quellen des Judentums”).
Franz Rosenzweig qui n’est aucunement attiré par l’idéalisme allemand (contrairement à Hermann Cohen) voit en celui-ci l’antidote à l’historicisme de la science du judaïsme, à l’archéologie de la religion juive. Selon lui, Hermann Cohen redonne vie à la pensée juive par sa démarche philosophique.
Hermann Cohen, penseur systématique, s’emploie à insérer harmonieusement son concept de religion — le judaïsme plus précisément — au sein de sa philosophie. Sa préoccupation centrale : circonscrire les affinités profondes entre la philosophie kantienne et la religion juive. Hermann Cohen commence par signaler que Kant n’était guère conscient des idéaux qu’il partageait avec le judaïsme : refus de tout eudémonisme, caractère intangible de la loi morale, affirmation de l’autonomie du sujet, primat de l’éthique.
Au cœur de la philosophie religieuse de Hermann Cohen se trouvent les relations entre la religion et l’éthique, une éthique scientifique fondée sur la connaissance à laquelle se superposent l’éthique et l’esthétique. La tradition classique allemande n’a cessé d’œuvrer en faveur d’un idéalisme éthique. Luther pour sa part a ressoudé la conscience et a redonné à l’homme sa stature d’agent moral autonome. Au sommet de cet imposant édifice, Kant a réaffirmé les droits sacrés de l’individu. L’affinité est grande entre le système kantien et le judaïsme mais force est de reconnaître que ce dernier comporte une série de lois qui ne sont pas toujours rationnelles, les lois cérémonielles. Hermann Cohen s’empresse de déclarer que ce n’est pas en elles qu’il convient de chercher l’essence du judaïsme.
Au début de son cheminement, Hermann Cohen considère que le rejet du polythéisme (de l’idolâtrie) est la valeur cardinale du judaïsme — ce monothéisme éthique. Mais il n’en reste pas là et déclare que l’éthique s’adresse à l’humanité et, qu’ainsi envisagée, elle ne tient pas à une révélation spécifique mais au concept de corrélation : Dieu et l’homme diffèrent radicalement mais on ne peut penser Dieu sans l’homme et inversement, d’où l’une des raisons de son opposition soutenue à l’éthique spinoziste.
Le judaïsme rabbinique embarrasse toutefois Hermann Cohen : il contient des commandements que la morale universelle ne réclame pas impérativement. Vers la fin de sa vie et afin de surmonter cette apparente contradiction, Hermann Cohen va recourir à la notion d’unité de cœur, une notion trouvée chez Bahya ibn Paquda, auteur de l’ouvrage d’édification religieuse traduit en français par André Chouraqui : ‟Les Devoirs du cœur”. Cette union du cœur prônée au XIe siècle par un Juif de Saragosse aide Hermann Cohen à résoudre la question des relations entre l’éthique et la religion au sein du judaïsme. Lui qui se veut aussi un Juif croyant et pratiquant n’oublie pas cette exhortation de la liturgie juive : ‟Unis notre cœur afin que nous aimions et craignions Ton Nom”, une exhortation à la connaissance pour mieux Le respecter et L’aimer. Hermann Cohen ne cherche pas à ménager le judaïsme et à lui attribuer une place à part ; c’est pourtant à l’aide d’une notion juive et hébraïque qu’il surmonte une contradiction centrale.
Un mot sur la conception que Hermann Cohen a du prophétisme. Les prophètes d’Israël ont formulé un idéal pour l’humanité, sans distinction. Ils n’ont évoqué qu’une seule observance du Pentateuque : celle du shabbat que Hermann Cohen envisage comme une fête de l’humanité messianique. Le shabbat n’est pas une particularité ou un ornement, il implique l’unité du genre humain puisque l’humble comme le puissant ont droit ce jour-là au repos. Pour le prophète, le shabbat est une institution cosmique : il célèbre la création de l’Univers par Dieu, il n’invite donc pas les seuls Juifs.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis