332 de notre ère, Jérusalem doit ouvrir ses portes à Alexandre le Grand. Flavius Josèphe rapporte les circonstances de cette soumission qui semble tenir de la légende tendancieuse, à commencer par ce refus du grand-prêtre d’accepter la première sommation d’Alexandre par fidélité à un Darius vaincu.
323, mort d’Alexandre et partage entre ses généraux de son immense empire. La Syrie (qui inclut la Judée) est l’enjeu de rivalités entre les Ptolémées (ou les Lagides) et les Séleucides. Aussitôt après la mort d’Alexandre, Ptolémée Ier s’approprie l’Égypte – que ses descendants parviendront à conserver. Par ailleurs, il fonde dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate un puissant État dont les souverains seront des membres de la famille de Séleucus Ier, un État successeur naturel des empires assyrien, chaldéen et perse. Suite à cette reconfiguration, les Ptolémées et les Séleucides sont à nouveau en conflit. En effet, pour l’État maître des régions du Tigre et de l’Euphrate, il est impératif de s’assurer une ouverture sur la Méditerranée afin de maintenir le contact avec le monde grec ; c’est pourquoi les souverains séleucides établissent à Séleucie puis à Antioche la capitale de leur empire. Les Ptolémées d’Égypte, inquiets de voir une telle puissance se constituer aux portes de la vallée du Nil, ne restent pas les bras croisés ; et la lutte se poursuit entre ces héritiers d’Alexandre, une lutte prolongée et embrouillée. On peut la résumer ainsi : de 320 à 198, ce sont plutôt les Ptolémées qui détiennent le pouvoir en Palestine ; tandis que de 198 à 168, ce sont incontestablement les Séleucides. Les Juifs ne semblent pas avoir vraiment souffert de ces changements, les représailles touchant plutôt la Samarie.
Le partage de l’Empire d’Alexandre.
D’une manière générale, et surtout sous les Ptolémées, les Juifs bénéficient d’une grande liberté et de faveurs. Encouragés par les souverains, les Juifs se répandent dans le monde grec. Les souverains grecs voient en eux une population réceptive à la culture grecque, une population qui fournit par ailleurs des soldats de valeur. Ainsi Antiochos III transporte-t-il (à en croire Flavius Josèphe) deux mille familles juives de Babylonie en Phrygie et en Lydie pour tenir le pays. Démétrius Ier demande au grand-prêtre Jonathan trente mille hommes pour qu’ils occupent les places fortes de son royaume et entrent dans sa garde personnelle. Dans plusieurs villes, et en particulier dans les cités fondées par les Séleucides et les Ptolémées, les Juifs obtiennent, semble-t-il, un statut leur conférant des droits à peu près équivalents à ceux des citoyens les plus privilégiés, les « Macédoniens » comme on les appelait en Égypte. Les Grecs semblent alors plutôt favorables aux Juifs, d’autant plus que les élites juives de la diaspora sont fortement attirées par l’hellénisme. Grecs et Juifs sont appelés à s’entendre, mais…
Le premier affrontement violent entre le judaïsme et l’hellénisme eut lieu sous le règne d’Antiochos IV Épiphane (entre 175 et 168). Je n’entrerai pas dans les détails de cette affaire et me contenterai de signaler qu’elle eut pour origine non pas une hostilité entre Grecs et Juifs mais entre Juifs hellénisants et Juifs traditionnalistes. Antiochos IV Épiphane fut entraîné malgré lui dans ce qui relève d’une histoire de famille. Suite à des événements internationaux (guerre contre Ptolémée VI) puis à des désordres intérieurs, Antiochos IV Épiphane crut que les Juifs traditionnalistes étaient à l’origine de ces désordres et il prit la malheureuse décision d’interdire leur religion et d’instaurer le paganisme à Jérusalem, ce qui eut entre autres effets d’unir Juifs hellénisants et Juifs traditionnalistes. Antiochos IV Épiphane n’était pas un ennemi de la religion juive : il fut victime des circonstances et prit une décision inappropriée.
Cette remarque en amène une autre. C’est bien à cette époque (seconde moitié du IIe siècle) que datent, dans l’état actuel de nos connaissances, les premiers textes gréco-romains franchement anti-juifs. Dans cette tradition, un certain Posidonius d’Apamée qui, entre autres bobards, rapporte qu’il a libéré un prisonnier grec capturé par des Juifs désireux de l’engraisser afin de le sacrifier et de manger sa chair, une cérémonie au cours de laquelle ces derniers jurent de haïr à jamais les Grecs. Cette accusation de meurtre rituel précède de plus d’un millénaire une autre accusation, la première du genre lancée par un moine chrétien, Thomas de Monmouth, en 1144 – voir l’affaire Guillaume de Norwich.
Un contemporain de Posidonius d’Apamée, Apollonius Molon, met au point nombre de clichés qui seront triturés par la littérature anti-juive tant grecque que romaine. Rappelons que cette hostilité à l’égard des Juifs n’a rien à voir avec un quelconque concept de race – un concept moderne. N’y voyons pas non plus de l’envie. Les Juifs de la diaspora étaient plutôt de condition modeste et certains ragots colportés dans l’Occident chrétien n’avaient pas cours dans le monde gréco-romain païen. Il s’agit d’un antijudaïsme culturel et religieux, la religion juive prescrivant un mode de vie différent qui pouvait perturber voire irriter les non-Juifs. A ce propos, la philosophe anti-judaïque Simone Weil n’a probablement pas eu de mal à trouver des textes décrivant les Juifs comme sectaires et intolérants et, ainsi, apporter de l’eau à son moulin.
Les provinces de l’Empire romain
Il y a peu, j’ai trouvé un extraordinaire document, extraordinaire dans la mesure où il répondait, au moins en partie, à une question qui me tourmentait depuis longtemps : pourquoi ces violences des Grecs d’Alexandrie envers les Juifs de la ville sous le règne de Caligula ? Ce document : « Les origines de l’antijudaïsme dans le monde grec » d’Adalberto Giovannini, propose une clé de lecture : « Je crois maintenant que l’antijudaïsme grec est directement lié à l’intervention romaine dans l’Orient grec à partir du IIe siècle avant notre ère. Le problème des origines de cet antijudaïsme grec ne peut se comprendre, à mon sens, que dans le contexte d’une relation à trois partenaires : les Romains, les Grecs et les Juifs ». Mais quelles sont les relations respectives entre ces trois partenaires, à partir du IIe siècle avant notre ère ?
Dès 200, Rome mène la danse, entre expéditions militaires et tractations diplomatiques, tandis que les monarchies grecques sont mises au pas les unes après les autres. Les Juifs ne peuvent rester indifférents à ces changements. Ils savent qu’après la défaite de leur suzerain Antiochos III, ils ont intérêt à s’entendre avec Rome ; et les Romains comprennent l’intérêt qu’ils peuvent avoir à se rapprocher des Juifs. Ainsi, en 161, un traité d’alliance est conclu entre le Sénat et les Juifs, ce qui permet à ces derniers de gagner leur indépendance religieuse et politique vis-à-vis des Séleucides, et d’étendre leur territoire. Mais tandis que les Juifs gagnent en liberté et en prospérité grâce à Rome, les Grecs, eux, tombent toujours plus dans la servitude. Pourtant, l’antijudaïsme grec qui se développe n’est pas une simple réaction à cette situation, elle a une cause plus profonde, toujours selon Adalberto Giovannini : « Ce qui me paraît essentiel et qui n’a pas été, à ma connaissance, pris en compte jusqu’ici, c’est que l’intervention de Rome a non seulement permis aux Juifs d’Israël de se libérer de la tutelle séleucide, mais qu’elle a aussi et peut-être plus encore amélioré la condition des Juifs de la diaspora, qu’elle a en fait renversé complètement, dans les cités grecques, la hiérarchie des relations entre Juifs et Grecs. Ainsi que je vais essayer de le montrer maintenant, c’est à mon avis ce renversement de hiérarchie qui est la véritable cause de l’antijudaïsme grec. »
La plus grande violence anti-juive dans le monde antique grec a eu lieu en 38, sous le règne de Caligula donc. D’après la documentation accessible, les Grecs d’Alexandrie éprouvaient une certaine irritation envers les Juifs mais ils n’avaient rien pu faire contre eux compte tenu de la protection que leur avaient accordée Auguste puis Tibère, protection à laquelle Caligula mettra fin. De nombreux spécialistes ont expliqué l’irritation des Grecs envers les Juifs par les tentatives de ces derniers pour intégrer le corps civique d’Alexandrie, la Boulè (Βουλή), symbole d’autonomie politique à laquelle les Grecs n’avaient plus accès. Selon Adalberto Giovannini, cette explication est insuffisante. On sait que le privilège pour les Juifs de vivre conformément à leurs lois et coutumes fut considérablement amplifié par César et perdura jusqu’à la christianisation de l’Empire romain au IVe siècle.
En 48, mais aussi après la troisième guerre de Macédoine et la guerre qui opposa Antoine et Cléopâtre à Octave, les Juifs surent jouer la carte des vainqueurs, ce qui augmenta l’irritation des Grecs. Pour Adalberto Giovannini, les causes de l’irritation des Grecs envers les Juifs tiendraient à « la nature même de ces privilèges ».
Les Grecs ne refusèrent à aucun moment le droit de cité aux Juifs, tout au moins le suppose-t-on puisque jamais ces derniers ne sollicitèrent la protection de Rome à ce sujet. Ce qu’ils demandaient, c’était la possibilité de vivre selon leurs propres lois et coutumes tant en Israël qu’en diaspora. Les Grecs étaient plutôt tolérants à l’égard des étrangers qu’ils accueillaient dans leurs cités, libéraux envers les associations et les cultes, allant jusqu’à mettre à leur disposition un lieu pour qu’ils se réunissent et pratiquent leurs rites ; ils attendaient néanmoins que ces étrangers s’adaptent à leur mode de vie et se soumettent aux lois de la cité. Or, la loi mosaïque mettait un écran à cette attente et les Grecs s’en irritaient. Les privilèges accordés par Rome augmentèrent leur irritation. Ils les percevaient comme une ingérence dans leur propre vie.
Les Grecs ne haïssaient pas et ne méprisaient pas, ils éprouvaient néanmoins envers les non-Grecs un sentiment de supériorité (et pour diverses raisons), un sentiment activé par les conquêtes d’Alexandre le Grand et la formation des monarchies helléniques où les Grecs et les Macédoniens constituaient l’élite. Par ailleurs, ces royaumes hellénistiques entretenaient avec les anciennes cités de Grèce et avec les fondations d’Alexandre et de ses successeurs des relations de bienveillance et de générosité. Aussi l’autorité romaine leur fut-elle intolérable comme l’étaient les privilèges accordés aux Juifs. Adalberto Giovannini conclut : « A partir du moment où les Juifs avaient choisi de se mettre sous la protection de Rome, la réaction hostile des Grecs était inéluctable. »
Les souverains grecs qui engageaient des mercenaires juifs pouvaient, entre autres choses, leur garantir la liberté religieuse ou leur permettre de se doter d’une organisation propre, mais ils ne pouvaient faire plus : ils avaient encore plus besoin des Grecs que des Juifs, et accorder à ces derniers la possibilité de suivre la loi mosaïque dans toute sa pureté revenait à porter atteinte à l’autonomie des Grecs qui, par exemple, n’envisageaient pas de voir le fonctionnement de la cité perturbé par le sabbat. Jusqu’à la conquête romaine, les Juifs de la diaspora grecque durent s’adapter et ne pas respecter le sabbat et autres prescriptions mosaïques aussi rigoureusement qu’ils l’auraient probablement souhaité.
A en croire certains documents, c’est entre le milieu du IIe siècle et le milieu du Ier siècle que les Juifs de la diaspora grecque auraient obtenu de droit ou de fait une bonne partie des privilèges qui leur seront accordés en bloc par César, en 47. Cette diplomatie romaine envers les Juifs a probablement favorisé leur expansion dans le monde grec. Au début du IIe siècle, les Juifs y étaient très peu présents, en dehors des royaumes séleucide et lagide. Un siècle plus tard, il y avait des communautés juives plus ou moins importantes dans toutes les cités grecques. Redisons-le, la protection dont ils bénéficiaient explique en grande partie ce phénomène ; mais il ne faut pas oublier la très forte natalité du peuple juif alors, une natalité très supérieure à celle des Grecs et des Romains qui, eux, pratiquaient, et de diverses manières, la limitation des naissances.
Cette étude d’Adalberto Giovannini est riche en propositions ; elle ne met en aucun cas un point final à l’étude de l’antijudaïsme dans le monde grec de l’Antiquité tardive, l’antijudaïsme et non l’antisémitisme, un sentiment moderne, j’insiste. Parmi ses propositions, un élément de réflexion considérable : l’antijudaïsme – ou, plus simplement, l’irritation, voire la colère – des Grecs d’alors est consécutif à la domination romaine en Méditerranée orientale. Et n’oublions pas sa proposition : « Le problème des origines de cet antijudaïsme grec ne peut se comprendre, à mon sens, que dans le contexte d’une relation à trois partenaires : les Romains, les Grecs et les Juifs. »
Olivier Ypsilantis
Merci Olivier pour ce cours d’histoire antique. Les cartes rafraîchissent la mémoire.
Christiane,
C’est un sujet passionnant et je me suis promis de creuser plus encore cette question, comme celle de l’écran grec entre le judaïsme et le christianisme. Quant aux cartes, je les aime, et je me souviens de Jean-Christophe Victor et sa superbe émission, “Le dessous des cartes”.