‟Pour que je sois complet, je dirai que je m’appelais au Portugal, comme chrétien, Gabriel da Costa, et parmi les Juifs, (quel démon m’a poussé vers eux ?) Uriel.”
‟Ne pouvant donc trouver le repos de l’âme dans la religion chrétienne pontificale et désirant adhérer à une autre, comme j’étais au courant de la grande controverse existant entre Juifs et Chrétiens, je lus d’un bout à l’autre les livres de Moïse et des Prophètes, où je trouvai un certain nombre de choses qui contredisaient notablement le Nouveau Testament et où les paroles prononcées par Dieu offraient moins de difficultés. En outre, l’Ancien Testament est l’article de foi pour les Juifs comme pour les Chrétiens, alors que le Nouveau ne l’est que pour les Chrétiens. Enfin, faisant confiance à Moïse, je jugeai que je devais me soumettre à la Loi, puisqu’il affirmait avoir reçu tout cela de Dieu et qu’il se proclamait un simple messager appelé (ou plutôt contraint) à cette fonction par Dieu lui-même”, note Uriel da Costa dans ‟Exemplar humanæ vitæ”.
‟Uriel da Costa et le jeune Spinoza”, une œuvre de 1901 de Samuel Hirszenberg (1865-1908)
C’est une histoire très triste que celle de Gabriel/Uriel da Costa. Gabriel da Costa est probablement né en 1585, dans une famille de Marranes, une dénomination qui pourrait faire l’objet d’un copieux article. La déclaration qui suit résume toute sa vie et aurait pu figurer en épitaphe sur sa sépulture : ‟A cause de la religion, j’ai supporté au cours de ma vie des souffrances incroyables.” Il n’exagère rien comme nous allons le voir. Cet homme s’est vu écrasé entre l’enclume juive et le marteau chrétien — ou inversement si vous préférez.
Gabriel da Costa (qui prendra le nom d’Uriel pour souligner son cheminement du christianisme au judaïsme) se forme au droit canon chez les Jésuites, à l’Université de Coïmbra, de 1600 à 1601 et de 1604 à 1608. Son père, Bento da Costa, meurt en 1608. Gabriel da Costa interrompt ses études et reçoit une charge de trésorier dans une église collégiale de Porto. Sa foi catholique vacille de plus en plus, notamment sur la question du salut — de la damnation et de la rédemption. Il se plonge alors dans la lecture de Moïse et des Prophètes afin de sortir de cette impasse, élaborant un judaïsme très personnel, biblique, éloigné de celui des communautés juives de son temps.
Il part pour Amsterdam afin de fuir une Inquisition toujours plus zélée, Amsterdam où les Juifs peuvent pratiquer leur foi. Mais redisons-le, son judaïsme est très personnel, comme l’est celui des Marranes qui s’étaient retrouvés coupés de la vie communautaire et qui ne pouvaient pratiquer qu’en prenant mille précautions. Sa relation avec la communauté juive d’Amsterdam, où le Talmud et la Kabbale occupent une place centrale, ne peut se faire sans frottements. Dans son cas, elle va tourner au drame. Uriel da Costa va s’éprouver comme le seul juif au milieu des Juifs. N’étant pas enclin aux demi-mesures et sa foi ne correspondant pas à celle d’Israël, il se met en tête de convertir Israël à ses vues et d’attirer à lui les Juifs d’Amsterdam.
C’est de Hambourg qu’il commence à faire du prosélytisme. Le mot est probablement un peu fort mais pas hors de propos. En 1616, il envoie à la communauté juive de Venise ses ‟Thèses contre la tradition”. C’est un feu roulant de dénonciations, parmi lesquelles le refus des téfilines et de la tradition orale. La communauté juive s’émeut et charge le rabbin Léon de Modène de combattre cette voix. Ce dernier écrit une réfutation et envoie une missive à la communauté de Hambourg dans laquelle il dénonce un ‟certain hérétique que le mauvais esprit agite et pousse à dire des erreurs sur la tradition orale et sur nos sages”. Léon de Modène poursuit en déclarant que si l’hérétique en question s’obstine dans son erreur, il sera excommunié ainsi que tous ceux qu’il a séduits ou séduira.
Mais Uriel da Costa ne se repent pas et fait des émules. Son excommunication est prononcée en 1618. Il revient à Amsterdam où il a de la famille. Dans son autobiographie spirituelle, ‟Exemplar humanæ vitæ” (‟Un modèle de vie humaine”), il ne fait aucune allusion à ce séjour hambourgeois. Pourquoi ? Les responsables de la communauté juive et les rabbins d’Amsterdam qui ont été alertés lui demandent de faire amende honorable afin de ne pas être mis au banc d’Israël. C’est alors qu’il décide de rédiger cette autobiographie que je mets en lien. Elle a été traduite sous le titre ‟Une vie humaine” chez F. Rieder et Cie, en 1926 (cliquer sur la couverture du livre pour télécharger). Le texte même va de la page 99 à la page 138. Il est précédé d’études signées A.-B. Duff et Pierre Kaan sur lesquelles je me suis en partie appuyé pour rédiger cet article :
http://www.europeana.eu/portal/record/09302/9187F68A0C5E4BA97945B382AD4E1CFFDDECCCC1.html
Dans cet écrit, da Costa qui n’a cessé de lire la Bible déclare ‟partager résolument et après mûr examen l’avis de ceux qui bornent la récompense et le châtiment de l’Ancien Testament à notre vie terrestre, et qui ne s’occupent pas de l’autre vie et de l’immortalité des âmes.” Il affirme que Moïse et les Prophètes n’évoquent à aucun moment des récompenses ou des châtiments temporels et que toute allusion entrevue dans les textes bibliques quant à la vie future sont des interpolations des Pharisiens.
En 1624, da Costa publie sa réfutation à ‟Tratado da Immortalidade da alma” de Semuel da Silva, un médecin qui avait réfuté l’année précédente ses idées exposées dans ‟Exemplar humanæ vitæ”. Cette réfutation a pour titre : ‟Examen das tradiçoens Phariseas conferidas con à Ley escrita por Vriel Jurista Hebreo cum reposta à hum Semuel da Silva, seu falso Calumniador.” Les responsables de la communauté juive sont décidés à neutraliser le trublion. Da Costa est arrêté, emprisonné quelques jours et libéré sous caution. Il doit payer une amende ; mais, peine douloureuse entre toutes, ses livres sont brûlés.
Da Costa ne cesse de tout remettre en question, jusqu’à la loi de Moïse. La seule loi qu’il accepte désormais est la Loi Naturelle. Outre l’excommunication, da Costa endure des tourments familiaux. Il se trouve dans un état psychologique et matériel désastreux. Il en sera ainsi pendant sept années au cours desquelles on l’invitera au repentir et à la réconciliation. Épuisé, il finira par accepter de faire amende honorable. Ce faisant, il pensait s’accorder un peu de paix mais il se suicidera en avril 1640, d’un coup de pistolet. On dit que juste avant de mettre fin à ses jours, il aurait tenté de tuer son frère (son cousin selon certains) auquel il attribuait les pires offenses, mais que le coup ne partit pas.
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Ci-joint, un article du meilleur historien du judaïsme portugais, Israël Salvator Révah (1913-1972), article publié dans ‟Revue d’histoire des religions” (Tome 161 n° 1, année 1962) sous le titre ‟La religion d’Uriel da Costa, marrane de Porto (d’après des documents inédits)” :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1962_num_161_1_7731
Israël Salvador Révah écrit notamment : ‟L’évolution intellectuelle, assez extraordinaire, réalisée par Uriel da Costa dans l’Europe septentrionale, entre 1614 et 1640, ne peut être correctement expliquée que si on l’insère dans l’histoire des communautés juive fondées à Hambourg et à Amsterdam par les Marranes qui, fuyant la terreur inquisitoriale ibérique, revenaient, après une parenthèse catholique d’un siècle, à la religion de leurs ancêtres.”
Pour Israël Salomon Révah, la raison centrale qui incita Uriel da Costa à repousser le catholicisme nous est donnée par la remarque suivante : ‟Il m’apparut comme impossible de confesser mes péchés à la manière catholique romaine…” Israël Salomon Révah commente : ‟Il nous fait voir que ce renoncement n’est pas celui d’un théologien ou d’un philosophe qui rejette des thèses, mais celui « d’un homme élevé dans le catholicisme, qui s’effraie à la perspective d’une damnation éternelle, qui doute de la possibilité d’y échapper en suivant les normes de la religion catholique, et qui vient à douter de l’exactitude de la doctrine qui postule l’existence d’une vie ultra-terrestre ».”
‟Pour le Marrane qui réussissait à s’enfuir vers un pays où l’exercice du judaïsme était soit officiellement autorisé soit tacitement toléré, le problème, facilement résolu en général, consistait à redonner à la Loi de Moïse tout le sens dont l’avait enrichi le judaïsme rabbinique” écrit encore Israël Salomon Révah. Le cas d’Uriel da Costa constitua l’exception la plus extrême. On peut supposer que Spinoza, cet autre fils de Marranes, médita l’aventure spirituelle et métaphysique de son aîné.
Ci-joint, un article de Daniel Lacerda publié dans la revue ‟Latitudes” (n° 26, avril 2006) sous le titre, ‟Nouvelles données sur la vie du libre-penseur Uriel da Costa” :
http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/17/26/17_26_34.pdf
Daniel Lacerda remarque que dans son étude, ‟Uriel da Costa et les Marranes de Porto” : ‟I. S. Révah établit une distinction radicale, dans l’évolution d’Uriel, entre son option individuelle pour le judaïsme, à travers la lecture de l’Ancien Testament, et l’apprentissage des cérémonies et des psaumes, qui ne se trouvaient plus dans les livres.”
Ci-joint, enfin, un facsimilé d’un écrit d’Uriel da Costa, ‟Examination of Pharisaic Traditions” (cliquer sur la couverture du livre pour accéder à l’intégralité du texte) :
http://books.google.ca/books/about/Examination_of_Pharisaic_Traditions.html?id=8qjfRfLe6W4C