On affirme à l’occasion que Franco et son régime avaient des remords et qu’ils désiraient réparer l’erreur de 1492, l’expulsion des Juifs du pays. A ce sujet, je partage l’agacement de Horacio Vázquez-Rial récemment décédé, grand ami du peuple juif et d’Israël : une telle affirmation est une grossièreté (una completa majadería), une bêtise non moins massive que celle étalée par Roger Peyrefitte dans “Les Juifs”, un livre dénué de toute rigueur, fait essentiellement de commérages, un livre dans lequel il écrit par exemple que Franco avait des origines juives, d’où son comportement… “Les Juifs” est un livre qui dégagea un petit fumet de scandale, ce que recherchait l’auteur, car scandale dit notoriété et argent. C’est un livre vulgaire et débraillé.
Je rejoins Moshé Yanai dont le père fut interné à Miranda de Ebro. Moshé Yanai ne remet à aucun moment en doute le fait que Franco ait sauvé des Juifs — documents et témoignages abondent à ce sujet (1) — mais il laisse entendre que cette relative bienveillance (en dépit d’un discours officiel franchement antisémite) ménageait les intérêts d’un régime sympathisant du fascisme et du nazisme et fortement dépendant de l’aide anglo-saxonne. Bref, pour employer un langage imagé, Franco sut très tôt ménager la chèvre et le chou. Il fut un habile politicien ; très prudent, il bénéficia de surcroît d’une opportunité en or pour assurer la survie de son régime : la Guerre froide. Mais là n’est pas le sujet de cet article.
Timbre édité pour le centenaire de la naissance de Miguel Primo de Rivera y Orbaneja (1870-1930). Le lien ci-après résume la dictature instaurée par ce général, de 1923 à 1930 :
http://histoiredespagne.wordpress.com/2011/07/28/la-dictature-de-primo-de-rivera/
Le témoignage du journaliste Moshé Yanai est précieux car lui et sa famille passèrent par l’Espagne avant de se rendre en Palestine. Partis de Cádiz, ils arrivèrent à Haifa le 1er février 1944 à bord d’un navire battant pavillon portugais, avec sept-cent trente autres Juifs en provenance de divers pays d’Europe. Un certain nombre d’entre eux avaient été extraits de camps franquistes (dont ceux de Miranda de Ebro et de Nanclares de Oca) où, selon Moshé Yanai, ils avaient été retenus durant trois ans sous le seul prétexte qu’ils étaient juifs. Moshé Yanai suppose que ces détentions pourraient être mises en relation avec la visite de Himmler en Espagne où un accueil triomphal lui avait été réservé, le 23 octobre 1940 à Barcelone.
Ci-joint, l’histoire de ce journaliste (né en 1930) : “The exodus of a Catalan Jew” :
http://nikduserm.blogspot.com.es/2010/04/exodus-of-catalan-jew-eng.html
Le professeur Haim Avni estime pour sa part que Franco a sauvé des Juifs malgré lui, par calcul, et qu’il aurait pu en sauver davantage s’il n’avait pas agit plus au moins à contrecœur. Cette affirmation est à prendre en considération.
L’antisémite Franco a sauvé des Juifs, il faut se faire à cette idée. Les vainqueurs de la Guerre Civile se considéraient comme les héritiers des Rois Catholiques (ceux-là mêmes qui avaient signé le décret d’expulsion des Juifs, à Granada, le 31 mars 1492). Cependant, il s’était passé bien des choses depuis le XVe siècle. L’Espagne avait fait des gestes en direction des Juifs. Fallait-il y voir le désir inavoué d’atténuer une faute ? Certains l’ont laissé entendre… On se souvient notamment que l’Espagne était intervenue auprès des Juifs séfarades menacés par les Turcs, en Palestine, en 1917. Mais surtout, c’est sous la dictature du général Miguel Primo de Rivera (un homme trop oublié), en 1924, que fut promulgué un décret selon lequel tous les Juifs d’origine séfarade qui le désiraient pouvaient solliciter la nationalité espagnole, indépendamment de leur lieu de résidence et de leur nationalité. Ce décret sera largement utilisé par les diplomates espagnols au cours de la guerre pour arracher des Juifs à la mort. On peut donc considérer que ce général, père du fondateur de la Falange Española, José Antonio Primo de Rivera, a été indirectement un grand protecteur du peuple juif.
Fils du diplomate Juan Schwartz Díaz-Flores (qui en poste à Vienne sauva de nombreux Juifs en s’appuyant lui aussi sur le décret de 1924), Pedro Schwartz exprime fort bien la complexité de la question, une complexité qui conduit à la perplexité. D’un côté, on peut insister sur les propos de Golda Meir à la Knesset, le 10 février 1959 ; de l’autre, on peut insister sur le refus du ministre des Affaires étrangères israélien, Moshé Sharett, de voter l’entrée de l’Espagne à l’ONU, dans les années 1950.
L’Espagne a plus fait pour sauver les Juifs que ne l’ont fait les Anglais et les Américains. Mais elle l’a fait sous la pression de ces derniers… Des diplomates espagnols ont sauvé des milliers de Juifs. Souvenons-nous d’Ángel Sanz Briz, de Giorgio (Jorge) Perlasca, d’Eduardo Propper de Callejón, de José María Ruíz Santaella et sa femme, Carmen Schrader de Ruíz, tous honorés du titre de Juste parmi les nations. Franco qui était informé de leurs actions ferma les yeux. Madrid se garda se rappeler que le décret de 1924, promulgué sous la dictature de Miguel Primo de Rivera, n’avait plus cours depuis 1931, ce qui est à mettre à l’honneur du régime franquiste, même si l’on est anti-franquiste.
Comme rien n’est simple dans cette affaire, il convient de souligner que Franco ne désirait guère accueillir les Juifs en grand nombre. Aussi les autorités s’arrangèrent-elles pour faire entrer autant de Juifs qu’elles en faisaient sortir, vers la Palestine, le Portugal et autres destinations. Je le redis, les rapports entre Franco et les Juifs sont complexes voire contradictoires. C’est pourquoi il faut avancer prudemment en commençant par laisser au vestiaire la louange et la diatribe.
José María Ruíz Santaella et son épouse, Carmen Schrader de Ruíz (décédée en 2012), tous deux honorés du titre de “Juste parmi les nations” :
http://traqueotomia.blogspot.com.es/2012/03/se-apaga-la-luz-de-la-ultima-espanola.html
En lien, une interview (en espagnol) avec le professeur Isidro González :
http://www.youtube.com/watch?v=YwPMeAWFA_E
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Alors que je m’apprêtais à publier cet article, un passage du livre (écrit en novembre 1946) de Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, (voir à ‟La solution finale du problème juif dans le camp de concentration d’Auschwitz”), m’a sauté aux yeux : ‟En dernière ligne venait l’Espagne. Des milieux influents avaient approché les représentants du Reich et exprimé leur désir d’être libérés des Juifs. Mais Franco et son entourage s’opposaient à une pareille mesure. Eichmann ne croyait pas que l’extradition pût avoir lieu.” Cette remarque ouvre une perspective d’enquête. Quels étaient donc ces milieux influents ? Car, enfin, hormis Franco et son entourage, je ne sais où se trouvaient ces milieux dans l’Espagne des années 1940, au sortir d’une guerre civile où les vainqueurs menaient une répression implacable. Suggestion : l’entourage de Franco et Franco lui-même étaient divisés à ce sujet. Même Ramón Serrano Suñer, le beau-frère de Franco, le cuñadissimo, un dur du régime, était partagé. Ce sympathisant du nazisme sauva des Juifs. Décidément, rien n’est simple dans cette affaire.
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Enfin, en lien, un article passionnant (publié dans ‟Revue d’histoire de la Shoah”) qui va dans le sens de ce que je soupçonne. Il m’a été signalé par une amie — qu’elle en soit remerciée — et s’intitule ‟Españoles sin patria”. Il est signé Claudine Naar Cohen :
http://www.memorialdelashoah.org/upload/medias/fr/A4_edi_list_temoign_naarcohen169.pdf
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(1) Quelques témoignages parmi d’autres :
“Le peuple juif et l’État d’Israël se souviennent du comportement humanitaire qui fut celui de l’Espagne au cours des années du nazisme, lorsqu’elle accorda aide et protection à nombre de victimes du nazisme.” Golda Meir à la Knesset, le 10 février 1959.
“Bien qu’allié d’Hitler, le régime de Franco fut choqué par les persécutions anti-juives. L’Espagne accorda refuge à de nombreuses familles juives qui fuyaient l’enfer nazi au cours de la Deuxième Guerre mondiale. L’Espagne est même allée plus loin : Madrid autorisa les consuls d’Espagne d’Europe centrale et orientale à accorder des passeports espagnols aux Juifs dont les noms avaient une origine séfarade, comme Toledano, Bejarano, Castro… ce qui sauva des centaines de Juifs, en Roumanie surtout, de la déportation vers les camps nazis.” Déclaration de Isser Harel, ancien patron du Shin Beth et du Mossad, dans une entrevue à “El País” en 1989.
“Les Juifs ne purent faire dévier la politique de Roosevelt envers les Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale. L’Espagne fut le seul pays qui tendit véritablement la main aux Juifs, un pays où les Juifs n’avaient pas d’influence. L’Espagne sauva plus de Juifs que toutes les démocraties réunies. L’affaire est très compliquée.” Shlomo Ben Ami, ministre israélien des Affaires étrangères et premier ambassadeur d’Israël dans une entrevue à “Época” en 1991.
“L’Espagne de Franco fut un refuge pour les Juifs qui fuyaient la France, pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Je ne désire pas défendre Franco, mais il est certain qu’au cours de la Deuxième Guerre mondiale beaucoup de Juifs durent leur salut à l’Espagne et l’ignorer, c’est ignorer l’histoire.” Israël Singer, président du Congrès juif mondial, dans une entrevue à “El Mundo” en 2005.