‟Au bout du compte, on n’a jamais considéré dans le Talmud que c’était là un événement (il s’agit de Jésus) important. C’est un peu comme si vous connaissiez quelqu’un de votre entourage que vous voyez vivre tous les jours et dont vous découvrez soudain qu’il fait les gros titres des journaux. Il faut bien dire que la plupart des choses qui ont pu faire impression dans le discours de Jésus n’étaient pas neuves pour les Juifs. Il y a très peu d’idées qui figurent dans les Évangiles et qui ne figuraient pas dans les textes juifs. Même le « Tu aimeras ton ennemi » de Matthieu, vous le retrouvez dans les Proverbes… J’ai toujours dit que la bonne nouvelle des Évangiles n’a pas laissé d’empreinte sur les Juifs pour la bonne raison qu’il n’y avait là rien d’inconnu pour eux.”
Adin Steinsaltz
La grotte n° 4 dans laquelle furent retrouvés de nombreux manuscrits dits « de la mer Morte »
Pour Daniel Schwartz, Joseph Klausmer est un phénomène historique, un grand nom de l’Université et un grand sioniste. Il était un précurseur et ses travaux ont suscité de l’hostilité tant de la part de Chrétiens que de Juifs. Aujourd’hui, certaines tensions (toujours sous-jacentes) se sont néanmoins apaisées. Le principal reproche que Daniel Schwartz adresse à Joseph Klausner touche à sa méthode d’investigation. Il juge par ailleurs qu’il lui a manqué des pièces essentielles, livrées par la découverte des manuscrits de la mer Morte, une découverte qui rendit plus ou moins obsolète tout ce qui la précédait. Par ailleurs, Joseph Klausner est volontiers considéré comme un touche-à-tout, extraordinairement doué, captivant, mais un touche-à-tout. Daniel Schwartz écrit : ‟Et comme la recherche sur le christianisme est un domaine professionnel qui couvre une matière très vaste et constamment renouvelée, on ne peut pas se fier à des dilettantes.”
Mais qu’a donc permis la découverte de ces manuscrits ? Tout d’abord de réduire la distance entre Jésus et Paul, Paul supposé avoir commis un ‟rapt” sur le christianisme. Ces manuscrits ont montré que l’on pouvait trouver en Israël, en hébreu, et avant la période de Jésus, des tendances proches de celles des Juifs de la diaspora (à laquelle appartenait Paul), notamment chez les Juifs d’Alexandrie, imprégnés de culture grecque.
Suite à ses recherches sur les rouleaux de la mer Morte, Daniel Schwartz accorde une place de première importance à Jean-Baptiste, dont Jésus fut un disciple avant de se faire plus politique. Il va reconsidérer Jésus non pas d’un point de vue national mais individuel et universel. ‟Le champ national n’a pas marché, alors le coup de génie des premiers chrétiens consiste à réinvestir l’enseignement de Jésus dans un champ à la fois personnel et plus universel.” Daniel Schwartz tend à rattacher Jean-Baptiste aux Esséniens et Jésus aux Zélotes, ‟des gens qui agissaient contre le pouvoir romain à partir de motivations religieuses et nationales, sans faire tellement la différence.”
Le Talmud, cet océan, ne fait que huit fois allusion à Jésus qui est présenté de manière contradictoire, de l’éloge à la satire. A aucun moment on ne trouve l’expression d’une haine ou d’une quelconque hostilité. Ce n’est qu’au IIe siècle que les rabbins haussent le ton afin de répondre aux attaques antijudaïques des Pères de l’Église.
Jésus, un hassid ? Shmuel Safraï a pris appui sur le contexte talmudique pour faire un portrait inédit de Jésus. Critiquant l’approche de Joseph Klausner qu’il juge trop politique et pas assez enracinée dans les textes, il dit se sentir plus proche de David Flusser qui, comme lui, considère que Jésus appartenait au monde des rabbins (des Pharisiens) par la naissance, l’éducation et sa connaissance de la Torah.
Mais le monde pharisien n’est pas homogène. Depuis le Ier siècle avant J.-C., il existe à l’intérieur de la mouvance pharisien un courant dit hassidique, ancêtre du mouvement de même nom du XVIIIe siècle mais sensiblement différent. Le courant hassidique se distingue des Pharisiens par leur interprétation de certains points de halakha et par leur mode de vie. Shmuel Safraï prend appui sur les indices suivants pour défendre la thèse selon laquelle Jésus aurait été un hassid : 1. Les rares références talmudiques aux hassidim sont généralement localisées en Galilée. 2. L’expression ‟père”, fréquente dans les Évangiles pour évoquer Dieu, n’est pas absente de la littérature talmudique, des prières et de la Bible ; toutefois, elle n’est explicite que chez les hassidim, sous une forme intime et directe. 3. Les récits qui ont trait aux hassidim parlent de guérison des malades, de chasse aux mauvais esprits, d’action sur les éléments de la nature… Concernant les malades, c’est toujours à la demande de la famille des éprouvés que les hassidim exercent leurs talents de guérisseur. 4. Les hassidim célèbrent la pauvreté comme une vertu, comme une voie d’accès au monde à venir. 5. L’étude de la Torah est centrale dans l’enseignement pharisien tandis qu’elle est absente des paroles de Jésus qui témoignent pourtant d’une connaissance approfondie en la matière. Mais le hassidisme donne la préférence à l’action, contrairement aux Pharisiens qui prônent un équilibre entre l’action et l’étude. 6. La tradition juive (y compris celle du Talmud) prescrit qu’il ne faut pas se fier aux miracles. Tel n’est pas le cas pour le Jésus des Évangiles et les hassidism des écrits talmudiques. Jésus hassid n’est qu’une hypothèse. Shmuel Safraï se contente de prendre note de ressemblances. Il a une profonde sympathie pour Jésus, un homme habité par l’amour d’Israël, un maître parmi d’autres maîtres juifs. Dommage qu’il ait été récupéré par des non-Juifs…
Dans une conférence donnée à des cercles d’étudiants juifs à Prague et intitulée ‟Le Renouveau du judaïsme” (il s’agit de la dernière conférence d’un cycle de trois conférences données en 1909, 1910 et 1911), Martin Buber déclare : ‟Ne pourrions-nous pas dire à ceux qui nous proposent aujourd’hui un rapprochement avec le christianisme : ce qui au sein du christianisme est créateur n’est pas le christianisme mais le judaïsme ?”, une belle proposition à laquelle j’acquiesce et que je me fais depuis bien des années. Martin Buber remet en question l’idée de Rédemption réalisée. La Rédemption n’est pas réalisée, elle sera réalisée. Sa réalisation bouche en quelque sorte l’horizon et ôte au temps son dynamisme, le ferme sur lui-même. Il déclare dans ‟Écoute Israël” : ‟Telle est notre foi, la foi d’Israël : la Rédemption du monde est l’accomplissement de la Création. Celui qui voit en Jésus le messie qui a accompli l’histoire, celui qui l’élève à une place si haute, cesse d’être l’un de nous et s’il prétend contester notre foi en la Rédemption, alors nos chemins se séparent”. Et Martin Buber dans un livre fondamental, ‟Deux types de foi”, écrit que la foi du judaïsme et la foi du christianisme, essentiellement différentes, se retrouveront quand la race humaine ne sera plus exilée dans des ‟religions” mais rassemblée dans le Royaume de Dieu.
Emmanuel Lévinas a beaucoup réfléchi sur le christianisme et sur les relations entre le judaïsme et le christianisme. Il n’a cessé de nuancer ses positions avec une immense délicatesse. Mais il est un point sur lequel il n’a jamais varié, le refus de l’Incarnation et autres aspects du christianisme à jamais étrangers au judaïsme.
Salomon Malka rapporte en fin d’ouvrage, une interview réalisée au domicile de David Ben Gourion. Interrogé sur les relations entre le judaïsme et le christianisme, David Ben Gourion déclare : ‟En ce qui concerne Jésus, il figure sur la même ligne que les Prophètes d’Israël. Vous n’avez rien dans sa doctrine qui ne soit conforme à la Torah d’Israël, en dehors d’une ou deux choses. Ce sont ses disciples qui ont faussé sa doctrine. L’idée d’incarnation divine est tout entière étrangère au judaïsme. Dieu n’a pas d’image corporelle. Il ne peut pas avoir un enfant de chair et de sang. C’est vrai, Jésus s’est décrit comme un fils de Dieu, mais il entendait donner à cette expression le sens qu’on lui donnait dans l’antique tradition juive selon laquelle tout homme est fils de Dieu. Notre vraie querelle est avec Paul. C’est lui qui a provoqué les premiers dégâts. Et savez-vous pourquoi ? Il a été le premier Juif assimilé.”
Il a été le premier Juif assimilé…
Je conclurai cette suite d’articles par ces mots de David Ben Gourion : ‟Je pense comme Franz Rosenzweig qu’il y a une grande fraternité possible avec le christianisme. Mais le seul rapprochement imaginable se situe dans la dimension proprement religieuse. Or Franz Rosenzweig a un double accès au christianisme, il entend l’aborder sur les plans religieux et historique. C’est là qu’il exagère. Pour lui, l’existence historique à laquelle s’est ouvert le christianisme prolonge la mission prophétique qui est le propre du judaïsme. Cela l’a rendu incapable de penser la vie juive comme participant pleinement à l’Histoire.”
Dans son livre ‟Les Premiers Israéliens”, Tom Seguev rapporte le récit d’une rencontre qui s’est tenue en 1949 et voulue par le premier chef du gouvernement israélien, David Ben Gourion, qui avait tenu à réunir un symposium d’intellectuels israéliens pour réfléchir sur l’identité juive. Afin de modérer les ardeurs d’un interlocuteur qui déclarait : ‟Le temps du Messie est venu…”, David Ben Gourion répliqua : ‟La grandeur du Messie est qu’on ne connaît pas son adresse, qu’on ne peut pas le joindre et que personne ne sait dans quel type de voiture il roule, ni même s’il en conduit une, s’il voyage à dos d’âne ou encore sur les ailes d’un aigle. La seule utilité du Messie est qu’il ne vienne pas, car l’attente du Messie est plus importante que le Messie lui-même, et le peuple juif vit dans cette attente, dans sa croyance en lui. Sans cela, le peuple juif n’existerait pas.”
Car l’attente du Messie est plus importante que le Messie lui-même…
Et pour donner une prolongation à cette suite d’articles, j’ai choisi de mettre en lien la présentation « Jésus – Lecture de l’Évangile selon Luc » par son auteur, Raphaël Draï, une somme monumentale en deux volumes :
Olivier Ypsilantis