Il s’agit de notes que j’ai prises il y a une vingtaine d’années et que j’ai retrouvées dans un déménagement accompagné d’un tri systématique. J’ai décidé de les publier après leur avoir apporté de légères retouches ici et là tout en respectant leur relatif désordre : ce ne sont que des notes destinées à des articles plus structurés.
En exergue à ces notes, un passage de « Sous le signe de Halley » d’Ernst Jünger : « Chacun est immortel, mais non comme individu. Il ne périt pas mais est élevé. Ce qui me préoccupe plutôt depuis longtemps, c’est la question du passage : une coupe de terre est transformée en or, puis en lumière. Dans ce processus, une seule chose inquiète : savoir si l’on a encore connaissance de cette élévation, si l’on en prend conscience. »
C’est par la colère que je commencerai, une colère sur laquelle j’aimerais ne pas m’attarder. Un journaliste désinvolte – ou hargneux ? – écrit : « La vraie question est là : si Jünger méprisait ses chef nazis (…) était-ce à cause de leur monstruosité ou seulement à cause de leur vulgarité ? » Ce journaliste sait-il que par cette « vraie question » il ne fait que donner un coup d’épée dans l’eau ? Feint-il d’ignorer que la vulgarité est monstrueuse, qu’elle est même la seule monstruosité ? Le nazisme n’aura été que l’expression d’une vulgarité paroxystique, et c’est ce que nous dit Ernst Jünger sur différents modes.
L’antisémitisme est vulgaire, toujours, et il n’a pas place, il ne peut avoir place dans l’œuvre d’Ernst Jünger au grand dam de certains qui aimeraient pouvoir mettre au pilori cet homme décidément irréductible. Le grand individualiste ne peut qu’échapper à tous les poncifs, à tous les pouvoirs. « J’estime qu’il est plus méritoire d’écrire un seul bon vers que de représenter soixante mille sots ». C’est en ces termes qu’Ernst Jünger repousse les avances des nazis puis des communistes. Cette froideur dont l’accusent ses détracteurs les irrite et… les subjugue – c’est l’anarque, figure centrale chez Ernst Jünger et à laquelle je reviendrai. Au plus fort de l’action, par la blessure qu’il pense fatale – « cette fois mon compte est bon » –, il rejoint les arcanes du rêve, sa vie dans sa structure la plus secrète, dans ses innervations les plus fines : « Tandis que je m’écroulais pesamment sur le sol de la tranchée, j’avais la certitude d’être irrévocablement perdu. Et, chose étrange, ce moment a été l’un des très rares dont je puisse dire qu’ils ont été vraiment heureux ». Les toutes dernières lignes d’« Orages d’acier », un livre né de notes éparses prises sur le champ de bataille, s’ouvrent sur des rêves qui se jouent en arpèges, comme des évanouissements – et ce n’est pas un hasard.
« Orages d’acier » (In Stahlgewittern), un livre admiré par beaucoup dont Adolf Hitler, André Gide et Jorge Luis Borges, un livre dans lequel l’écrivain ne relate que des faits et se garde de toute opinion ou idéologie. Joseph Goebbels et le colonel Carl Schenk, comte von Stauffenberg, admiraient Stefan George. Dans « Crépuscule » (Abendlicht), Stefan Hermlin écrit : « Pour la première fois, j’ai réfléchi à l’armistice véritable et apparent que de grandes œuvres d’art sont capables d’instaurer entre des adversaires ou des ennemis impitoyables, mais de même formation artistique ». Ceci n’a bien sûr rien à voir avec ce qui précède. Dans tous les cas, il est intéressant de noter que les grandes œuvres sont capables d’attirer à elles et bien malgré elles des individus très divers. Imaginer par exemple Adolf Hitler, André Gide et Jorge Luis Borges lisant avec un même entrain « In Stahlgewittern » …
Ses blessures par lesquelles le soldat de vingt ans sent la main de la mort le serrer plus ou moins fortement sont simultanément sommets et précipices, des points d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement. La syncope vécue comme réconciliation, comme drogue…
Ernst Jünger (1895-1998) en 1915, à gauche sur la photographie.
Le jeu et la guerre avec leurs scores. Ernst Jünger énumère ses blessures et sans jamais fanfaronner, un simple compte-rendu : « Abstraction faite de bobos comme les contusions ou les estafilades, j’avais attrapé au total un minimum de quatorze blessures, soit cinq balles de fusil, deux éclats d’obus, une balle de schrapnell, quatre éclats de grenades et deux éclats de balles de fusil, qui m’avaient laissé, compte tenu des trous d’entré et de sortie, une somme exacte de vingt cicatrices ». Toutes les incursions de la mort dans le corps de l’écrivain donnent un surcroît de force aux mots qu’il inscrit sur le papier ; et c’est probablement ce qui explique en grande partie la hargne – la jalousie – de nombre de critiques et de journalistes à l’égard de cet écrivain. Le prestige de la mort est tel qu’un mendiant mort en impose plus qu’un empereur vivant.
Ses blessures qui le firent tomber dans la boue des champs de bataille et qui l’ensanglantèrent, il les vécut dans une sorte de détachement. Avait-il déjà pris cette vraie distance envers son corps, un corps qui ne devait pas échapper à la loi commune mais s’insérer dans un dispositif technique qui faisait qu’un cadavre en uniforme était moins impressionnant qu’un cadavre en vêtements civils ? De cette expérience guerrière naîtra « Le Travailleur » (Der Arbeiter), l’homo technicus, puissance métaphysique qui n’entretient aucun rapport avec le marxisme et sa lutte des classes.
Par la guerre, Ernst Jünger participe à la naissance d’un monde nouveau ; il obéit à ce qui pourrait être nommé « la force des choses ». Julien Hervier : « L’état de fait a quelque chose d’atroce, mais il n’est pas sans issue. Il suscite une attente à la fois épouvantée et émerveillée de ce qui va advenir ». Cette conviction ne le fera pourtant pas adhérer à un parti. Il refusera la militarisation des partis d’où naîtront les milices armées – le militaire redoute et méprise le paramilitaire. A ce propos et en aparté, il est permis de supposer que si l’attentat du 20 juillet 1944 avait réussi, une guerre civile s’en serait suivie entre l’Armée et le Parti. Ernst Jünger rédigea « La Paix » dans le ventre du Léviathan, un écrit qu’il dissimula dans un coffre-fort, car à l’Hôtel Majestic suintait la haine et la suspicion entre le Parti et l’Armée. Cet écrit servit de mot d’ordre aux conjurés et à Erwin Rommel – le seul qui aurait (peut-être) pu empêcher la guerre civile entre Allemands. Ernst Jünger écrit à propos de ce livre : « Lorsqu’au cours de l’hiver 1941, à l’Hôtel Majestic, c’est-à-dire en somme dans le ventre du Léviathan, je traçai sur une feuille blanche ce mot : La Paix, j’eus le sentiment de m’engager dans une entreprise plus considérable que tous les faits de guerre auxquels j’avais participé jusqu’alors depuis 1914 ». La Paix, Der Friede…
Ernst Jünger ne pouvait qu’être étranger aux nazis et radicalement, à leur mystique de classes moyennes et inférieures qui, dépossédées, se fabriquèrent une mystique (de pacotille) et se saisirent de l’irrationnel pour libérer les méchants et les frustrés des disciplines de la raison, tout en vulgarisant l’irrationnel. Les nazis furent des monstres de vulgarité. Thomas Mann et Ernst Jünger nous le disent, chacun à leur manière. Thomas Mann finit par opter pour la démocratie ; plus pessimiste, Ernst Jünger ne croit pas que le politique puisse véritablement influer sur l’essence du monde moderne.
Pourquoi feindre d’ignorer que des contradictions se dessinent dans cette œuvre, des contradictions qui sont autant de fines ouvertures contre lesquelles l’œil se dessille, des contradictions qui génèrent des énergies ? Ernst Jünger n’est pas l’homme du revirement et du reniement. Il note simplement dans son journal : « Les livres se séparent de leur auteur et durcissent. Le cordon ombilical par lequel on peut encore leur infuser du sang frais ne subsiste qu’un certain temps. Après, ils prennent de l’indépendance et déclenchent des relations imprévues. Ainsi survient un moment où l’on perd non seulement le droit juridique de ses œuvres, mais aussi leur contrôle spirituel ». Ceux qui sont payés pour écrire y verront de la finasserie, les esprits libres comprendront.
Ernst Jünger n’énonce aucune idée qui ne soit imprégnée d’un sentiment – et c’est pourquoi je le désigne volontiers comme homme total. Avec lui, l’intelligence est sans cesse investie par la sensibilité que d’aucuns aimeraient évacuer au seul profit de l’intelligence (car probablement considérée comme plus neutre, moins dangereuse), une sensibilité illimitée qui ne dédaigne rien, alerte et fluide, émerveillée. Pourquoi la repousser ? Elle sait se saisir de l’intelligence et l’entraîner bien au-delà de son aire – elle sait la prolonger. Cet écrivain que Georg Lukács considère comme un représentant type de l’irrationalisme allemand et de l’impérialisme militaire prussien, je ne cesse de le lire depuis une vingtaine d’années : il trace de profonds axes de lumière, des axes que creusent et intensifient les contradictions. Et combien je préfère l’homme des contradictions vivantes aux fondateurs de systèmes, philosophiques en l’occurrence, des constructions toujours dérisoires sous un ciel trop vaste.
Si l’œuvre d’Ernst Jünger m’émeut ainsi c’est aussi parce jamais il ne voulut choquer, séduire ou donner des leçons, comme le firent par exemple les Surréalistes, des bourgeois qui s’efforcèrent de secouer leur ennui et qui utilisèrent toutes sortes de choses comme autant de béquilles, de prothèses et de fanfreluches. Leurs références au Romantisme allemand, par exemple, ne furent jamais que des éléments rapportés, décoratifs, des éléments disposés dans leur bric-à-brac qui ne tarda pas à prendre la poussière. Rien de tel avec Ernst Jünger. L’Esprit qui vécut en Novalis et Hölderlin vit en lui, poursuivant ainsi son voyage.
De tous les sens, c’est la vue qui est la plus sollicitée et qui provoque chez lui les plus profonds vertiges, les plus hautes révélations – les correspondances au sens baudelairien du terme, les synesthésies pour employer un mot plus technique. C’est par elle qu’Ernst Jünger est subjugué, trop subjugué pour ne pas s’efforcer d’établir une distance : l’écriture (et quelles qu’en soient les modalités) est d’abord une tentative de distanciation : les richesses du monde sont étouffantes, surtout pour l’œil toujours attentif, en alerte. L’écriture d’Ernst Jünger, d’une somptueuse précision, adopte volontiers une forme décontractée : le journal. Il le dit – et pourquoi s’en cacherait-il ? –, cette forme d’écriture exige beaucoup moins de travail qu’un roman ; il n’est pas nécessaire d’agir selon un concept organisateur, il suffit de prendre ou de ne pas prendre note ; et dans cette mosaïque qui se compose un peu malgré soi, sans idée préconçue, c’est de la tonalité que procède l’unité.
L’œuvre, une palpitation immense de la synthèse à l’analyse, de l’analyse à la synthèse, une synthèse qui peut être sociologique, nourrie par un œil qui lui aussi fait des observations sociologiques – comme à Berlin dans l’entre-deux-guerres. Des pulsions l’entraînent à rêver l’organisation spirituelle de la société – comme l’avait fait Novalis dans « Europe ou la chrétienté », un texte de 1799 – ou à plonger dans les féeries de l’observation, l’œil et l’esprit fervents. Ne dit-il pas que l’intérêt porté au très petit, les insectes par exemple, fait que le monde devient immense ? C’est l’attention (le pouvoir d’attention) qui nous permet de voir le monde dans un nutshell. Cette attention si parfaitement visuelle (le visuel = l’extatique) n’est-elle pas aussi l’expression d’un instinct qui fit qu’au cœur des orages d’acier ses hommes le suivirent, aveuglément, sûrs d’être protégés par cet homme qui possédait des dons de seconde vue, dons qui lui seraient venus de ses aïeux de Westphalie, une région où ces phénomènes sont fréquemment observés ? Voir ce qu’en dit la poétesse Annette von Droste-Hülshoff.
Olivier Ypsilantis