En Header, Lydia Délectorskaya (1910-1998), assistante de Matisse de 1932 à 1954.
Olivier Ypsilantis. Vous avez une anecdote à propos de la colombe de Picasso…
Bernard Allain. “La colombe de Picasso est de moi !” avait lancé Henri Matisse en guise de boutade. Les journalistes qui, comme vous le savez, sont à l’affût de tout et n’importe quoi, avaient annoncé que la fameuse colombe de la paix de Picasso était de Henri Matisse. En rencontrant ce dernier, j’ai fait celui qui ne savait rien et lui ai posé la question. Il m’a répondu qu’en déménageant de Vence, il avait donné ses colombes à Picasso qui s’en était inspiré… Les journalistes n’avaient donc pas tout à fait tort mais ce qu’ils rapportaient était néanmoins une connerie.
(Silence)
Il y a des gens que je ne parviens pas à comprendre, comme ces héritiers qui à la mort d’un artiste poursuivent son œuvre. Je peux citer l’exemple de la fille de Henri Matisse, Marguerite Duthuit, qui fit réaliser un vitrail intitulé “Le lierre” à partir d’esquisses de son père mort depuis plusieurs années. Connaissant la rigueur de ce dernier, je ne comprends pas qu’elle ait pu s’autoriser une chose pareille.
Sans vouloir faire un procès d’intention, j’imagine que l’utilisation du nom d’un artiste célèbre peut rapporter gros.
Bernard Allain. Sans aucun doute. Il y a eu des veuves abusives et je pourrais à ce propos citer plusieurs noms comme Nadia Léger ou Sonia Delaunay. Mais je n’entrerai pas dans les détails.
Étiez-vous reçu chez Henri Matisse ?
Bernard Allain. Je suis allé plusieurs fois chez lui, dans son appartement du boulevard du Montparnasse. Il y avait là des petites sculptures en argile faites par lui. J’aurais juré qu’elles étaient d’Auguste Rodin.
Henri Matisse avait une fille et deux fils. L’aînée, Marguerite Duthuit, Jean Matisse, sculpteur et Pierre, galeriste à New York. Jean Matisse exposait au Salon des Artistes Français. Un jour que je m’y promenais, je suis tombé sur une sculpture signée Matisse et je me suis fait la réflexion suivante : “Quand on a un tel nom, on en change.” L’œuvre était d’un pompiérisme ! Les trois enfants ont hérité de leur père et ce fils, Jean, a fait faire dans son sous-sol une chambre forte dans laquelle il a enfermé sa part d’héritage, soit les œuvres de son père. Je trouve cela plutôt pénible.
(Silence)
Henri Matisse était athée. Sa fille voulut se marier à l’église “parce qu’il y avait des orgues et de la musique”. Henri Matisse lui dit qu’il se chargeait de tout. En effet, lorsqu’elle s’est mariée à la mairie du VIe arrondissement, son père réussit à faire venir les orgues et une chorale.
Marie-Alain Couturier (1897-1954)
Avant d’entreprendre le chantier de la chapelle du Rosaire, Henri Matisse s’est imprégné des Livres Saints. C’est vous dire le caractère de cet homme qui, se considérant comme athée, partait du principe qu’il ne connaissait pas et qu’en conséquence il lui fallait étudier. Sur les conseils du père Marie-Alain Couturier, il entreprit la lecture des Évangiles afin de “se mettre dans le bain”. Henri Matisse avait été bouleversé par cette lecture, dira le père Marie-Alain Couturier. Longtemps après sa mort, j’ai analysé son chemin de croix. Il est l’expression d’un dépouillement total, du don absolu de soi, celui du Christ pour le rachat du monde. C’est ce que Henri Matisse a voulu exprimer dans cette chapelle. Lorsque les sœurs viennent s’y recueillir, leur manteau noir contraste avec l’habit blanc des dominicains et cette construction toute blanche. On peut alors se dire que Henri Matisse a pensé à tout.
(Silence)
A la mort de Henri Matisse, Lydia, sa secrétaire d’origine russe qui passait pour être sa maîtresse, est partie sans rien dire, sans rien exiger. Elle possédait quelques toiles de lui et elle en fit don, me semble-t-il, à des musées russes. C’était une femme extraordinaire sans laquelle Matisse ne pouvait rien faire. Elle le menait là où il fallait qu’il aille. Un jour, elle me confia qu’il était difficile de vivre avec Henri Matisse car dès que quelque chose n’allait pas il l’en accusait.
Lucien Lefèbvre-Foinet, un fabricant de couleurs pour artistes, eut la responsabilité de restaurer les peintures de Henri Matisse. Or, il se servait de n’importe quoi pour peindre car pour lui tout ce qui pouvait servir à peindre était bon. Le résultat ne s’est pas fait attendre : certaines peintures s’écaillèrent. Pour éviter de trop longues recherches, Lucien Lefèbvre-Foinet fit appel à Lydia qui, douée d’une excellente mémoire, était capable en voyant une toile de la dater et de retrouver la marque de chacune des couleurs employées.
(Silence)
J’ai réalisé un petit vitrail de Henri Matisse chez Jean Tériade, son éditeur. Je me souviens qu’il nous manquait certains verres ; on a donc utilisé un rose à base d’oxyde d’uranium. Il a fallu faire faire ces verres qui coûtaient très cher, l’uranium servant à autre chose qu’à colorer du verre…
Votre collaboration avec Jean Bazaine a été l’une des plus longues et des plus fécondes de votre vie de maître-verrier.
Bernard Allain. Oui, c’est exact. Lorsque j’allais le voir dans son atelier, à Clamart, Jean Bazaine me soumettait volontiers son travail. Il avait confiance en mon jugement, il savait que je ne mentais pas, quitte à blesser et à paraître un peu vachard. Je n’emballais pas mes jugements dans de la soie mais je savais tout de même les présenter.
J’étais parfois franchement écœuré : j’ai vu plusieurs fois Jean Bazaine tourner ses esquisses pour vitrail dans tous les sens afin de voir celui qui semblait le mieux convenir. Il ne travaillait pas avec l’architecture, contrairement à Jean Le Moal que je n’ai jamais vu tourner une esquisse dans tous les sens. Il travaillait à partir de maquettes bien structurées.
Un livre de Jean Bazaine publié en 1973
Les lithographies de Jean Bazaine pour le livre, présentées lors d’une rétrospective au Grand Palais, sont une abomination. Il n’y a là aucune compréhension de l’architecture du livre. C’est bien dommage, surtout lorsqu’on travaille avec des poètes et amis comme Jean Tardieu ou André Frénaud.
Bernard Allain. Jean Bazaine n’a jamais su graver et ses lithographies sont sans intérêt. D’ailleurs, il n’aimait pas cette technique, il me l’a avoué.
Ses deux livres “Notes sur la peinture d’aujourd’hui” et “Exercice de la peinture” sont parmi les plus beaux écrits sur l’art. Certaines de ses peintures sont des splendeurs, et son exposition d’aquarelles à la galerie Villand et Galanis, en 1975, fut pour moi un émerveillement.
Bernard Allain. Oui, c’est tout de même un grand bonhomme. Un jour Jack Lang alors ministre de la Culture me dit à propos de Jean Bazaine : “C’est un grand artiste”, ce à quoi je répondis : “C’est un grand penseur”, et Jack Lang ajouta : “Vous savez, je n’y connais rien en peinture.”
Je me souviens d’une réflexion de Jean Bazaine, très pertinente : “Les jeunes sont vieux parce qu’ils savent et les vieux sont jeunes parce qu’ils apprennent”. Ce qu’il y a sans doute de plus extraordinaire dans l’œuvre de cet artiste, ce sont ses dessins à la plume et au crayon rassemblés dans des petits carnets qu’il réalisa lors d’un voyage en Hollande.
Pouvons-nous évoquer certains aspects de la restauration des vitraux de la cathédrale de Chartres, une restauration qui suscita une longue polémique à laquelle vous avez été mêlé ?
Bernard Allain. Certains vitraux ont été restaurés à 80%. On a retiré les anciens verres, cassés pour la plupart, afin d’en mettre des nouveaux : ce n’est plus de la restauration ! Pourquoi ne pas avoir déposé les verres d’origine dans un musée et fait appel à des artistes contemporains pour en réaliser de nouveaux ? Rien n’est éternel sur cette terre. A force de vouloir préserver, on finit par mentir et tomber dans la parodie.
Au cours de la restauration des vitraux de Chartres, on a retiré la patine du verre sans savoir qu’elle était sécrétée par le verre lui-même, une sécrétion auto-protectrice en quelque sorte.
Le nettoyage d’un vitrail doit toujours se faire à l’eau pure, sans détergent, et avec une simple éponge, éventuellement une brosse. L’encrassement du vitrail est aussi bien extérieur qu’intérieur. J’ai vu à Notre-Dame des Victoires, à Paris, des vitraux complètement opacifiés par la fumée des cierges.
En restaurant certains vitraux, on a vu apparaître des couleurs jusqu’alors invisibles. Je prends le cas de Notre-Dame de la Belle Verrière, à Chartres donc, où un vert disparaissait complètement dans la lumière du vitrail avant sa restauration ; et maintenant, il est là et il gêne.
Au-dessus du grand portail central de la cathédrale de Chartres, on a passé sur la face extérieure des vitraux une sorte de vernis plastifié pour lutter contre la pollution. Mais ce vernis fait écran aux rayons solaires ; la lumière reste derrière et on découvre des tons nouveaux qui déséquilibrent la composition.
(Silence)
Les Monuments Historiques payent les restaurations suivant des devis qui sont de véritables devis de plombiers. Chaque ouvrier qui effectue un travail sur un vitrail à restaurer doit noter le nombre de soudures réalisées, de pièces changées, les détails du dépiquage (l’extraction des pièces prises dans le plomb) et du repiquage, etc.
Au cours des siècles, on a cherché à faire des verres de plus en plus purs. Cette recherche de la pureté fit baisser la densité du verre, l’intensité de la couleur. Ce qui fait la densité d’un verre, sa charge en couleur, ce sont les impuretés, les bulles par exemple. Un verre n’est jamais blanc-blanc, il tire vers le jaune, le bleu ou le vert qui sont les bases du verre. La base d’un verre se lit sur sa tranche. Il y a des blancs chauds et des blancs froids ; de même, il y a de la grisaille chaude et de la grisaille froide. Les oxydes métalliques qui entrent dans la composition du verre sont chauds comme l’uranium et le cuivre ou froids comme le cobalt et le manganèse. Le cristal, le baccarat par exemple, qui est un verre merveilleux, est aussi un verre qui, de par sa pureté, est désincarné, asexué. Je me souviens de l’enterrement d’un maître-verrier, à Chartres. Pendant le discours qui louait ses qualités de restaurateur, j’étais gêné par un éclat de lumière qui venait d’un verre moderne placé dans un vitrail ancien ; ce verre ne tenait pas dans la composition, la lumière le traversait trop violemment.
Jusqu’où peut-on aller dans la restauration ? Je n’ai hélas pas de réponse précise.
Y a-t-il eu aux époques médiévales de véritables créateurs de vitraux ?
Bernard Allain. A proprement parler, non. Il n’y avait que des interprètes qui élaboraient leurs cartons à partir d’enluminures. Un vitrail pouvait être édité à de multiples exemplaires.
A-t-on relevé des signatures sur ces vitraux ?
Bernard Allain. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que l’on vit apparaître des signatures sur les vitraux, mais elles étaient la marque d’un atelier et non d’un individu.
A quelle époque situez-vous l’apparition du vitrail ?
Bernard Allain. On n’a aucune date précise. Pour beaucoup, le vitrail est apparu au Moyen Âge. De nombreux livres traitent du vitrail roman et du vitrail gothique, mais pour ce qui est des temps plus anciens, il n’y a guère de trace. Or, au Moyen Âge, la technique du vitrail était une technique déjà parfaitement aboutie. Un tel état d’avancement n’a pu se faire en quelques années ; il a fallu des générations et des générations pour y parvenir, ce qui me fait dire que l’apparition du vitrail est bien antérieure au Moyen Âge. Ajoutons que les anciens se souciaient peu de restauration.
Quels sont les impératifs dont il faut tenir compte au cours de l’élaboration d’un projet de vitrail ?
Bernard Allain. En premier lieu, l’architecture, je n’insisterai jamais assez ; un projet doit toujours se faire en fonction de l’architecture et de l’orientation de la fenêtre. Le maître-verrier ne doit pas hésiter à se rendre sur le lieu où sera posé le vitrail, ce qui le guidera dans le choix des verres. On aura toujours intérêt à réchauffer les coloris au nord et à les refroidir au sud, ce n’est pas un canon mais un principe. Le vitrail ne s’éprouve pas seulement par l’esprit ou l’intellect, il s’éprouve aussi physiquement. C’est pourquoi trop de bleu au nord donnera l’impression d’entrer dans une glacière. J’insiste, le maître-verrier doit se rendre sur place pour s’imprégner de la lumière (et de l’architecture) dans laquelle sera placé le vitrail. Si besoin est, il relèvera dans un carnet, à l’aquarelle, les intensités de la lumière afin d’établir les valeurs des couleurs des verres.
La luminosité de mon atelier de Vauhallan n’était pas celle de Saint-Malo. Ce qui était jaune cuivré dans mon atelier, un jaune tirant vers l’opaque, s’allégeait sur place. Le vitrail ne doit pas faiblir, il doit traverser les heures, les saisons, la météorologie, bref les variations de la lumière. Le meilleur temps pour contempler des vitraux, c’est le temps gris car alors chaque couleur conserve sa valeur.
La couleur est exaltée dans les pays septentrionaux, elle est dévorée par le soleil dans les pays méridionaux. Vous qui êtes breton, iriez-vous jusqu’à dire que la Bretagne est le lieu idéal pour réaliser des vitraux ?
Bernard Allain. Je ne peux pas vous dire le contraire. La Bretagne est un lieu merveilleux pour un maître-verrier. Que ce soit sur les côtes ou à l’intérieur des terres, la Bretagne baigne dans une lumière maritime.
Puisque nous parlons de gris et de brumes, revenons-en à la grisaille. Jean Bertholle refusait d’employer la grisaille car c’était de la tricherie selon lui. Je conteste ce jugement, il me paraît étroit. On peut faire des merveilles avec la grisaille, et je n’imagine pas les vitraux de Jean Bazaine à Saint-Séverin sans grisaille ; ils auraient été vides et les fenêtres auraient eu l’air de trous.
Le jaune d’argent et la grisaille ont été très utilisés pour faire vibrer le verre et placer des nuances sur une même pièce de verre.
A certaines époques on a utilisé la grisaille en trompe-l’œil.
Bernard Allain. Oui, c’était la décadence ; on l’a utilisée au XVe et au XVIe siècles. Pour bien comprendre ce que fut la décadence du vitrail, de la peinture sur verre, allez faire un tour du côté de Saint-Étienne-du-Mont.
Et le XIXe siècle ?
Bernard Allain. Le XIXe, n’en parlons pas ! Ce n’était même pas de la décadence, ce n’était rien ! Et je trouve plutôt affligeant que l’on s’évertue à restaurer ces vitraux fort nombreux et fort médiocres. On dépense beaucoup d’argent qui pourrait aider la création.
Des secrets de fabrication se sont-ils perdus ?
Bernard Allain. Je ne pense pas. C’est l’esprit qui n’est plus le même. On a dit que la décadence était venue parce que l’on avait perdu des secrets de fabrication. C’est inexact. La décadence est venue parce que l’on a fait des vitraux qui n’étaient plus en rapport avec la lumière. Le verre n’était plus qu’un support pour la peinture ; et plus on peignait, moins la lumière passait. On a donc été amené à éclaircir petit à petit les verres de couleur et on est passé progressivement du verre de couleur à l’émail sur verre. On partait d’un verre blanc sur lequel on peignait les émaux. Faute de demande, les verreries ont arrêté leur production de verres de couleur pour ne plus produire que du verre blanc ou du verre à peine teinté. Les fabricants d’émaux prirent le relais. Toutes ces histoires de secrets perdus ne sont que des âneries sur fond de romantisme ; le fameux bleu de Chartres est l’une de ces plus belles âneries. On connaissait parfaitement la composition de ce bleu, mais on ne l’utilisait plus parce que l’esprit du vitrail avait changé. Au XIIIe siècle, on utilisa du bleu de cobalt, ce qui fit dire à certains que l’on avait perdu le secret du bleu de Chartres. On avait simplement changé de matériau ; et ce fameux bleu utilisé au XIIe siècle, on le fabrique aujourd’hui.
Quel jugement portez-vous sur le travail de Gabriel Loire ?
Bernard Allain. Gabriel Loire était un industriel du vitrail. Il disait qu’il pensait ses projets au volant de sa voiture. Gabriel Loire a employé jusqu’à une trentaine de personnes. Comment voulez-vous faire de l’art avec tant de monde ? Vous ne vous souciez plus que de comptabilité et de rentabilité.
Et comment jugez-vous votre propre travail ?
Bernard Allain. Je n’ai jamais rechigné. Je crois qu’en art il n’est pas possible de tout ramener à l’argent. Il est vrai que les fins de mois étaient parfois difficiles. J’ai refusé une fois un travail pour Léon Zack. Il y avait dans sa composition un morcellement extrême, jusqu’à six cent soixante-quinze pièces au mètre carré ! Comme j’étais payé au mètre carré, quelle que soit la complexité de la composition, j’ai refusé. J’ai très souvent travaillé pour la beauté de l’art sans me soucier de l’argent, mais là c’était trop !
(Silence)
Travailler avec Jean Bazaine n’était pas toujours très rentable, il apportait un nombre considérable de modifications car il avait du mal à percevoir ce que donnerait son vitrail à partir du carton. Jean Le Moal était de ce point de vue plus sûr de lui, je le redis. Mais Jean Bazaine n’était pas le seul à remanier sans cesse. J’ai le cas d’un artiste que Louis Barillet dut mettre en garde : passé un certain nombre de modifications, il ne suivrait plus.
Olivier Ypsilantis