J’ai réalisé cet entretien en octobre 1997, avec ce grand maître-verrier, un ami. Il était notre hôte et nous avons travaillé sur la terrasse de notre maison andalouse qui dominait la mer à 180 °. Bernard Allain était déjà gravement atteint par la maladie de Parkinson qui allait l’emporter peu après. Encore très lucide, il s’exprimait avec une extrême difficulté. Les pages que vous allez lire supposent un travail considérable d’enregistrement et de retranscription, travail dans lequel j’ai été très aidé par ma femme sans laquelle je me serais probablement découragé.
Mes questions sont en italique.
Bernard Allain. Le vitrail n’est pas une image, le vitrail crée de la lumière. Pour de nombreuses personnes, le vitrail c’est de la couleur. Ce n’est pas faux mais il ne faut pas oublier qu’aux XIIe et XIIIe siècles, le vitrail cistercien, magistral, était blanc, avec un graphisme en plomb. Cette absence de couleur était préméditée : il fallait éviter toute distraction pendant la prière.
(Silence)
Deux artistes ont fait parler d’eux à une époque : Maurice Rocher et Jacques Le Chevallier. Ils étaient tous deux peintres, mais Jacques Le Chevallier était verrier avant tout. Ils ont eu de très grosses commandes de vitraux. Les vitraux de Maurice Rocher sont funèbres et, à les regarder, on se dit que la religion n’est pas une chose très gaie. Les vitraux de Jacques Le Chevallier sont des vitraux de tradition, celle du XIIIe siècle : ils sont travaillés à petite échelle, avec des figures qui s’inscrivent en médaillon. C’est lui qui réalisa les vitraux dans la nef de la cathédrale Notre-Dame de Paris. C’est du vitrail décoratif ; il n’a rien à voir avec l’architecture. Lorsqu’en cette cathédrale je donnais un cours à mes élèves de l’École des Beaux-Arts, j’éprouvais beaucoup de plaisir car ils percevaient immédiatement la différence entre un vitrail décoratif et un vitrail élément d’architecture.
(Silence)
A Saint-Etienne-du-Mont, il y a de bons exemples de ce qu’est la peinture sur verre. Ces œuvres début XVIIe siècle sont de l’émail sur verre ; c’est intéressant à voir mais, je le répète, c’est de la peinture, ce n’est pas du vitrail car le vitrail, lui, crée une lumière et détermine toute une ambiance. La peinture sur verre est une peinture dont le support est du verre ; ce support aurait tout aussi bien pu être du bois sans que l’esprit de cette peinture s’en trouve vraiment changé.
Olivier Ypsilantis. Comment les artistes d’après-guerre sont-ils venus au vitrail ?
Bernard Allain. C’est l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce sur le plateau d’Assy qui a permis à l’art moderne de pénétrer dans le religieux. Cette église est de type traditionnel, en pierre. Assy est une ville d’eaux, une ville de sanatoriums. Pierre Bonnard qui était soigné dans les environs fit don au chanoine Jean Devemy de la paroisse d’une peinture, ce qui donna à ce dernier l’idée de faire appel à des artistes pour décorer son église. Il commença par faire appel au père Marie-Alain Couturier, lui-même peintre, qui le mit en contact avec de nombreux artistes. C’est ainsi que l’on peut trouver à Assy : une mosaïque de Fernand Léger, un tabernacle de Georges Braque, deux vitraux et un baptistère de Marc Chagall, des vitraux dans la chapelle mortuaire signés Georges Rouault, une tapisserie de Jean Lurçat, un Christ de Germaine Richier, une céramique de Henri Matisse, des vitraux de Jean Bazaine, de Maurice Brianchon, de Paul Berçot, de Paul Bony, d’Adeline Hébert-Stevens (la femme de Paul Bony), de Marguerite Huré et du père Marie-Alain Couturier. La dernière fois que j’ai visité cette église, j’ai eu l’impression d’être davantage dans un musée que dans un lieu de prière, ce qui est un peu triste.
Le chapelain Jean Devemy était un homme particulièrement avancé.
Bernard Allain. Oui, mais toute cette collaboration entre l’Église et les artistes a été rendue possible par l’action d’Alexandre Cingria et Georges Desvallières, de Jean Hébert-Stevens (un cousin germain de l’architecte Robert Mallet-Stevens) et Maurice Denis ; ils ont été de véritables pionniers en la matière ; ils ont préparé le terrain bien avant la guerre.
Comment êtes-vous venu au vitrail ?
Bernard Allain. J’ai eu assez vite besoin de gagner ma vie. A quinze ans, je suis rentré à l’École d’Art de Versailles qui m’a préparé à l’E.N.S.B.A. (École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, de Paris donc). Mais la guerre est arrivée. J’ai été envoyé au S.T.O. pendant six mois, puis je me suis engagé dans la Résistance. En 1947, je suis rentré dans les Ateliers Hébert-Stevens et Bony, 12 rue Ferrandi, à Paris, dans le VIe arrondissement. J’y suis resté jusqu’en 1958. J’occupais alors la fonction de chef d’atelier. De 1958 à 1980, j’ai eu mon propre atelier à Vauhallan. De 1969 à 1985, j’ai enseigné le vitrail à l’E.N.S.B.A. C’est dans les Ateliers Hébert-Stevens et Bony que j’ai travaillé pour Georges Rouault. Georges Rouault concevait son vitrail en peintre : il faisait plutôt de la peinture sur verre, de l’émail.
Vous avez travaillé à sa sainte Véronique. C’était une “véritable cuisine” selon vos propres mots.
Bernard Allain. Le problème était d’arriver à avoir plusieurs couleurs pour la tête. Nous avons donc pris deux verres plaqués, un jaune plaqué sur blanc et un rouge plaqué sur blanc, ce qui permit d’avoir les lèvres rouges et le restant d’une autre teinte. Seulement, il fallait que ces verres ne fassent qu’un. Il nous a fallu les coller à la cuisson et nous avons étalé entre les deux verres une mince couche de fondant général à base de silice. En d’autres endroits, il nous a fallu prendre des verres plaqués bleu sur blanc et les attaquer à l’acide fluorhydrique. Lorsque nous retrouvions le blanc, nous pouvions à nouveau travailler avec du jaune d’argent ou avec un émail d’une couleur différente. C’était effectivement une “véritable cuisine”.
Un jour Georges Rouault eut un calque à corriger. Il le retravailla tant et si bien que ce calque devint à lui seul une peinture. Avec Georges Rouault, il fallait faire du mot à mot, répéter exactement l’œuvre. Mais, je le redis, il faisait davantage de la peinture sur verre que du vitrail. Georges Rouault n’écoutait guère nos suggestions. Il avait fait un stage chez un maître-verrier et pensait en savoir assez. Mais c’est tout de même grâce à lui que j’ai persévéré dans ce métier de maître-verrier.
(Silence)
Je considère que Georges Rouault est tombé dans le systématisme à partir de 1916, avec ses cloisonnements. Tout ce qui précède cette année est magistral, tout ce qui la suit est système. Et puis, il faut le dire, Georges Rouault était un peu bigot ; et je ne parlerai pas de sa fille Isabelle, c’était pire !
Georges Rouault brûla devant Ambroise Vollard, son marchand, près de trois cents toiles. En brûlant des toiles qu’il n’aimait guère, il entendait faire le ménage dans son œuvre ; mais par ce geste il se vengeait aussi de son marchand : il entendait montrer qu’il n’avait pas voulu récupérer ses toiles pour les vendre et tirer un quelconque profit du procès, un procès intenté aux héritiers du marchand de tableaux Ambroise Vollard, décédé des suites d’un accident d’automobile peu avant la Deuxième Guerre mondiale, par Georges Rouault. Je n’entrerai pas dans les détails de ce très instructif procès.
(Silence)
Il y avait une grande cuisine dans les vitraux de Georges Rouault, il y en avait aussi une dans ceux de Marc Chagall. Les vitraux de Marc Chagall ont eux aussi été travaillés au mot à mot.
N’est-ce pas avec Henri Matisse que vous avez eu le plus de plaisir à collaborer ?
Bernard Allain. Oui, mais il y en a eu d’autres : Jean Le Moal, Léon Zack et Jean Bazaine avec qui j’ai réalisé les vitraux de Saint-Séverin.
(Silence)
Les vitraux de Saint-Séverin sont trop colorés, l’architecture est dominée par le vitrail. D’une certaine manière, il y a un manque de modestie. Jean Bazaine utilisait la grisaille en peintre ; sans elle, ses vitraux seraient vides. Jean Bazaine faisait des esquisses au 1/6e ou au 1/8e, ce qui est très gênant et déforme, les bonnes échelles étant au 1/10e ou au 1/20e, l’œil s’y retrouve tout de suite, l’agrandissement ne provoque pas de déformation. Jean Le Moal avait réalisé un projet au 1/25e et il ne s’y retrouvait pas car il pensait avoir travaillé au 1/20e. C’est la première chose que j’apprenais à mes élèves, travailler à partir de bonnes échelles. Il faut également tenir compte dès le début des contraintes que sont, par exemple, les chaînages.
Le problème à Saint-Séverin est le même qu’à Chartres : on a trop pensé vitrail et pas assez architecture. Le vitrail ne doit pas manger l’architecture, il doit l’accompagner. Le vitrail est un élément d’architecture et non pas une décoration. Le vitrail doit faire partie intégrante de l’ensemble, à l’inverse d’un décor qui, lui, peut être ajouté ou soustrait sans nuire à l’ensemble. De très grands peintres ont fait du vitrail mais en le plaçant dans un ensemble dont ils ne tenaient guère compte.
(Silence)
Mais revenons à Henri Matisse. C’était un grand monsieur. D’ailleurs, on disait “Braque”, “Chagall”, “Rouault”, mais toujours “Monsieur Matisse”. Il était dans le travail d’une extraordinaire exigence. Mais une fois le travail achevé, il était très accessible. Il avait la modestie des grands créateurs. Tous les jeudis après-midi, il partait dessiner au Musée océanographique de Monaco. Il appelait ces visites « mes leçons » et estimait que sans elles il perdrait la sûreté de son trait. J’ai enseigné à l’École Beaux-Arts pendant près de vingt ans et je dois avouer que j’ai souvent pensé à Henri Matisse en voyant ces élèves qui croyaient tout savoir et qui négligeaient l’étude d’après nature.
Lorsqu’il rentrait dans l’atelier, Henri Matisse fermait les yeux pendant cinq minutes et faisait silence, il se concentrait avant de se mettre au travail. Il découpait et coloriait lui-même ses cartons de vitrail, aidé dans cette tâche par sa secrétaire, Lydia. A chaque fois qu’il avait mis au point un carton, il le présentait au verrier pour le bon à tirer. Tous les verres qui ont servi à ses vitraux ont été fabriqués spécialement. A ma connaissance, Henri Matisse fut le premier à travailler le vitrail avec aussi peu de couleurs, trois couleurs (les artistes du Roman travaillaient avec six ou sept couleurs) : le bleu de cobalt, le vert émeraude, le jaune sélénium. Le jaune avait tendance à manger les autres couleurs, c’était un jaune très virulent. On a donc fait des recherches et on a dépoli à la pâte émeri et à la main tous les jaunes, ce qui nous a permis d’épargner les autres couleurs. La surface du bleu (la valeur forte) mordait sur la surface du plomb, tandis qu’avec les autres couleurs les ailes du plomb mordaient sur elles. Henri Matisse avait un œil extraordinaire. Il a vu que la surface du bleu était légèrement supérieure à son projet — il n’était question que de quelques millimètres — et il nous a fallu tout recommencer.
Comment colorait-il ses cartons ?
Bernard Allain. Avec de la gouache.
Quel était le rôle exact de sa secrétaire durant ces séances ?
Bernard Allain. Elle lui présentait le papier qu’il avait coloré à la gouache dans la forme de la fenêtre et son armature, à l’emplacement demandé, et il le découpait. Henri Matisse était à l’époque déjà très handicapé, il ne pouvait pas se tenir toute une journée debout. Il restait dans son fauteuil d’où il dessinait sur le mur avec une canne à pêche.
(Silence)
Il y eut un premier projet de vitrail pour la chapelle du Rosaire (ou chapelle Matisse), à Vence. Henri Matisse l’abandonna de lui-même parce qu’il avait été conçu à une trop petite échelle et parce que les couleurs étaient trop violentes. Ce premier projet fut néanmoins repris pour une école maternelle, au Cateau-Cambrésis où est né Henri Matisse.
Pour la réalisation de la chapelle de Vence, Matisse s’est-il vu imposer… ?
Bernard Allain. On n’imposait pas à Matisse !
Lorsque je dis imposer… Qui détermina les volumes de la chapelle du Rosaire, à Vence ? Henri Matisse a-t-il par exemple surveillé le gros œuvre ?
Bernard Allain. Henri Matisse détermina la forme de la chapelle puis surveilla tout jusqu’à la croix sur le toit, ce qui fait de cette chapelle une entité. Quand on est venu poser les vitraux, j’ai eu une grande, une très grande surprise, et c’est alors que j’ai compris toute la qualité de l’artiste. Les ouvertures étaient vides et le maître-autel était en place : c’était un bloc énorme, disproportionné par rapport au volume intérieur ; il écrasait tout. Mais dès que les vitraux ont été installés, tout a retrouvé de justes proportions : le maître-autel a rapetissé et la chapelle s’est agrandie.
Une fois les vitraux posés, une couleur violet rose s’est diffusée dans la chapelle, sur le dallage blanc ; on se demandait d’où venait cette couleur. C’était tout simplement le bleu de cobalt traversé par les rayons solaires.
Cette chapelle du Rosaire, à Vence, est une création de Matisse, de A à Z. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle tout colle. Henri Matisse a fait tous ses projets d’aménagement intérieur à l’aide d’une maquette. S’il avait dû travailler dans une architecture préexistante, je ne sais si l’ensemble aurait été aussi harmonieux.
Pendant trois années, Henri Matisse n’a fait que s’occuper de la chapelle. C’est lui-même qui avançait, sans y être obligé, les sommes nécessaires aux travaux. A la fin des travaux, c’est encore lui qui payait les factures des entrepreneurs. J’ai à ce sujet une anecdote : quand arriva la dernière facture, il déduisit 10 % du montant. Il appelait cela la “participation des entrepreneurs à la construction” !
(Silence)
Son collègue Marc Chagall qui demeurait à quelques pas n’est jamais venu voir cette chapelle en construction.
Pour quelle raison ? Par jalousie ?
Bernard Allain. Exactement, par jalousie. Les artistes sont jaloux à un point qu’on n’imagine pas. Marc Chagall vivait à côté, il aurait tout de même pu venir la voir au moins une fois.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis