En Header, l’Académie des Beaux-Arts de Sofia avec, à l’arrière-plan, la cathédrale Saint Alexandre Nevski.
Vania Detcheva. En 1944, nous sommes rentrés à Sofia. L’état dans lequel se trouvait la ville nous a bouleversés. Nous étions privés d’électricité, l’approvisionnement en eau n’était pas régulier, la plupart des vitres étaient cassées et les rues étaient presque impossibles à traverser. Il était plus que difficile d’assurer le minimum vital. Le premier octobre, quelques jours à peine après notre arrivée, je reprenais mes études à l’École des Beaux-Arts. Je me rappelle qu’à la nuit tombée, les rues privées d’éclairage étaient dangereuses car pleines d’entonnoirs boueux causés par les bombes et les obus. C’était un véritable cauchemar. Ma mère s’épuisait à chercher un demi-litre de lait pour ma petite sœur. Et quand elle en trouvait davantage, elle en donnait à mon père qui était dans un état physique déplorable, en partie dû au manque de nourriture. Le pain était immangeable, c’était comme de la paille ou de la sciure, et l’hiver approchait !
Au cours de cet hiver, la neige était si haute qu’on avançait entre deux murs de neige. Nos chaussures étaient trouées, nos vêtements usés jusqu’à la trame et la faim nous tenaillait. Un jour, quelqu’un est venu à l’École des Beaux-Arts nous dire qu’il y avait un magasin, surtout pour les filles, dans telle rue du centre-ville (j’ai oublié l’adresse) et qu’il y avait énormément de chaussures envoyées par l’U.N.R.A. J’ai couru là-bas avec mes camarades et nous avons retrouvé des centaines et des centaines de jeunes filles pour ne pas dire des milliers. Dans un hangar, des montagnes de chaussures d’occasion et dépareillées. Cinq ou six chaussures à la main, nous essayions de reconstituer les paires avec l’aide de nos amies. Et lorsque nous y parvenions, quelle joie !
Nous allions à l’École des Beaux-Arts le matin pour commencer notre journée d’études et vers dix heures trente, nous nous glissions discrètement derrière les chevalets et les toiles pour aller chercher d’autres chaussures. Un jour, j’ai trouvé une coquette chaussure bordeaux à petit talon, avec sur son bord une garniture en velours de même couleur. Mais pour trouver l’autre ! Des milliers de chaussures passèrent entre mes mains avant que je la trouve. J’ai porté ces chaussures tous les jours jusqu’à la fin de mes études, c’est-à-dire pendant quatre ans. Elles finirent par se trouer et je dus les renforcer avec du papier journal que je changeais régulièrement pour ne pas avoir les pieds dans l’humidité. L’humour nous a permis de surmonter toutes ces situations. On mangeait ces petites graines que l’on donne aux pigeons sur la place Saint-Marc ; comment s’appellent-elles ?
Olivier Ypsilantis. Du son ?
Vania Detcheva. C’est ça, du son que l’on mangeait en pâte. C’était infect. De temps en temps, nous recevions un petit colis de nos amis de Razgrad. C’était alors la fête à la maison. Heureusement, nous sentions que la fin de la guerre approchait.
Le 8 mai, toute la population est descendue dans la rue pour danser, s’embrasser et fêter la victoire dans les larmes, des larmes de joie et de tristesse. On pensait aussi aux morts. Sur la place de la cathédrale de Sofia, il y avait des milliers d’étudiants qui chantaient les chansons les plus chères à nos cœurs de Bulgares. Cette grande fête spontanée dura jusqu’au matin. C’était la première fois de ma vie que je rentrais à la maison après le coucher du soleil. Toute cette période de ma vie est gravée dans ma mémoire.
Je n’avais pas vingt ans à la fin de la guerre. Malgré une situation matérielle déplorable, j’ai de cette époque le souvenir d’un enthousiasme général, d’une exaltation partagée par tous. Dans toute la ville, principalement autour de l’École des Beaux-Arts et de l’Université qui se trouvent l’une en face de l’autre, des haut-parleurs diffusaient nuit et jour des chansons russes que nous aimions tous et que nous reprenions en marchant. Les plus belles de ces chansons avaient été composées à partir de poèmes de Mikhaïl Issakovski. Ces musiques, ces chansons, ces poèmes nous donnaient du tonus et nous voulions tous participer activement à la reconstruction de la ville, de ses rues et de ses parcs. Sofia est une ville aujourd’hui encore très verdoyante. Durant cette période, à l’École des Beaux-Arts, nous ne cessions de lire et de réciter les grands poètes russes : Maïakovski, Blok, Essenine, Akhmatova, Tsvetaïeva et d’autres. Les chants composés à partir de grands poèmes emplissaient la ville. Ce fut une époque unique et pleine d’espoir dont personne en Bulgarie n’a rendu compte. Cette période s’étend de la Libération aux années 1947-1948, avant…
Une lithographie de Vania Detcheva
Avant“ la reprise en main” ?
Vania Detcheva. Exactement, avant “la reprise en main” !
(Silence)
Il me faut cependant préciser que la langue russe n’a pas été imposée à mon pays par l’armée soviétique. A la chute de l’Empire ottoman, déjà, l’intelligentsia bulgare voulait apprendre le russe pour lire les grands écrivains russes, des titans de la littérature mondiale. Ainsi, la Bulgarie eut-elle de nombreux traducteurs qui traduisirent en bulgare les littératures étrangères déjà traduites en russe : littératures française, anglaise, allemande, scandinave, italienne ou espagnole. Chez nous, il y avait une grande bibliothèque avec des ouvrages russes. Malgré toutes les difficultés matérielles, chaque fête – je pense surtout aux fêtes de Noël et de Pâques – était l’occasion de cadeaux ; nous nous offrions des livres. Ma mère qui connaissait parfaitement la littérature russe nous offrit les œuvres complètes de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tourgueniev et de bien d’autres auteurs russes. J’ai eu la chance de pouvoir lire dès l’âge de dix ans les œuvres de ces auteurs dans leur langue.
Mis à part le russe, quelle était la langue étrangère la plus étudiée ?
Vania Detcheva. Le français. Quatre-vingts pour cent de la bourgeoisie parlait le français, avec un fort accent car à l’époque personne n’avait la possibilité d’être en contact direct avec cette langue, personne n’avait la possibilité de partir étudier sur place, et les émissions radiophoniques étaient très limitées. Mais nous avions beaucoup de livres en français, surtout Balzac et Maupassant que ma mère aimait beaucoup. Je n’ai pas appris le français à l’école pour une raison toute bête : je m’étais inscrite trop tard et les classes de français étaient surchargées. Tout le monde était amoureux de cette langue. Mon père est allé supplier la directrice de l’école mais rien n’y fit. J’ai donc appris l’italien. L’Alliance française et l’Institut culturel français de Sofia étaient renommés. La première langue vraiment étrangère étudiée en Bulgarie était le français ; le russe est à peine une langue étrangère, il est si proche du bulgare.
Le français était une langue très prisée dans la famille de mon père. L’une de mes tantes est partie toute jeune fille comme institutrice dans un village des environs de Razgrad. Pendant quatre ans, elle a économisé sur son salaire une modeste somme avec laquelle elle est partie pour Grenoble étudier la philologie française. Sous son influence, toute la famille de mon père, lui et ses cinq sœurs, s’est mise à apprendre cette langue.
La bibliothèque familiale contenait-elle beaucoup de livres d’art ?
Vania Detcheva. Malgré la modestie de nos moyens, nous achetions des livres. Ils n’étaient d’ailleurs pas bien chers. Dans cette bibliothèque figuraient tous les grands peintres français, allemands, anglais, russes, italiens. Mon père avait une connaissance de la peinture qui étonnait tout le monde. Il était toujours au courant des dernières tendances. Il s’était abonné à une bibliothèque où il consultait les monographies publiées par “Les peintres de demain”. Ses contemporains y figuraient et mon père était bien le seul en Bulgarie à connaître leurs noms. Je me souviens d’ouvrages abondamment illustrés sur Malevitch, Kandinsky, El Lissitsky, Chagall, Larionov, Gontcharova, Soutine. Mon père admirait tout particulièrement Soutine et Chagall dans sa première période. A l’Union des artistes-peintres, il y avait également une importante bibliothèque où il ne cessait de se documenter. C’était pour les artistes un lieu de rencontre et de stimulation. Cette soif de connaître l’art de tous les pays, à commencer par les pays européens, mon père l’a satisfaite aussi à Plovdiv où il fréquentait presque quotidiennement la Bibliothèque nationale dirigée par Nicolaï Raynov, l’un de mes professeurs à l’École des Beaux-Arts. C’était un grand monsieur, à la fois poète, écrivain et historien d’art. Il était très lié avec mon père qui, grâce à lui, put avoir accès à tout ce qu’il y avait de plus précieux dans cette bibliothèque. Malgré la misère, nous ne parlions à la maison que d’art, de littérature et de poésie. Aujourd’hui, je ne vois rien de comparable, dans aucune famille. Ma mère n’arrêtait pas de lire ; sur sa table de nuit, il y avait toujours un nombre impressionnant de livres. Elle lisait jusqu’à deux heures du matin et elle se levait tôt le matin pour aller chercher un peu de nourriture.
Lorsque je repense à toute cette période, j’ai vraiment envie d’écrire un grand livre de souvenirs ; dans une interview, on ne peut pas tout dire, ce n’est pas possible.
En dépit des difficultés quotidiennes, on travaillait à une renaissance nationale, si je puis me permettre l’expression, aussi bien dans l’édition, le chant (j’ai évoqué les chœurs bulgares), l’art pictural, etc. Je me rappelle que même au milieu des ruines, on ouvrait des galeries d’art. Ce fut pour les peintres une période magnifique. Des groupes solidement constitués organisaient des expositions de leurs meilleurs travaux. Le public était avide de découvrir ces jeunes talents. On se pressait aux vernissages. On n’avait pas de quoi faire un cocktail mais on s’arrangeait pour offrir une rose au peintre, en l’embrassant les larmes aux yeux. C’est rue Axakov, dans une belle galerie, que je j’ai fait ma première exposition, une exposition collective avec les étudiants de dernière année. J’y ai présenté un autoportrait. Nous étions en 1948. Les galeries continuaient à proliférer ; Sofia en comptait une vingtaine. Parallèlement à l’activité des galeries s’ouvrait chaque année un Salon d’Automne où se rassemblaient tous les artistes-peintres du pays, connus ou inconnus. Le jury était très sévère ; il se composait d’académiciens et de professeurs au goût plutôt rétrograde. Beaucoup de bons peintres ne purent jamais se faire admettre. Cette tendance ne fera qu’empirer et l’évolution de l’art en Bulgarie s’en ressentira.
Comme beaucoup de Français, je ne connais presque rien à la littérature bulgare. Je possède cependant une “Anthologie de la poésie bulgare des origines à nos jours”, publiée chez aux Éditions Seghers. Y figurent des poèmes de Vesselin Andreev qui, vous vous en souvenez, a été reçu chez mes parents. La littérature bulgare est le parent pauvre de la traduction. Et cette magnifique collection, Classiques Slaves, publiée par l’Âge d’Homme ne compte à ma connaissance quasiment pas d’écrivains bulgares, peut-être même aucun, je le crains.
Vania Detcheva. La littérature bulgare existe depuis le IXe siècle, depuis l’invention de l’alphabet cyrillique. Avant-guerre, elle avait pour thèmes essentiels la vie des campagnes et le folklore dans le sens fort du mot. Après la guerre, la littérature s’est ouverte aux problèmes contemporains. La littérature bulgare compte de grands noms malheureusement inconnus à l’étranger, des noms que je place au même niveau que n’importe quel grand nom de la littérature étrangère. A Sofia, la vie éditoriale était aussi riche que celle des galeries d’art. On éditait les œuvres intégrales de nombreux poètes et romanciers bulgares, mais aussi des traductions faites par des poètes bulgares, essentiellement de la poésie latino-américaine et italienne.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis