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Entre judéité et germanité 

 

Cet article provient essentiellement de notes prises au cours d’une relecture de la somme  en deux volumes (Éditions Jean-Claude Lattès, 1996 et 1998) de Maurice-Ruben Hayoun intitulée « Les Lumières de Cordoue à Berlin – Une histoire intellectuelle du judaïsme ». La partie qui a suscité ces notes correspond au début du premier volet de la Quatrième partie du tome II, « Entre la judéité et la germanité ». Maurice-Ruben Hayoun, auteur d’une œuvre considérable, a publié de nombreux titres dans la collection Que sais-je ? des Presses Universitaires de France. Parme ses titres pour cette collection : « Léo Baeck, l’essence du judaïsme », « La science du judaïsme » ou « La littérature rabbinique ». La clarté, l’érudition et la modestie de cet auteur me le rendent particulièrement cher.

Il existe de très nombreux vidéos en ligne (notamment sur Akadem, le Campus numérique juif) où Maurice-Ruben Hayoun s’exprime sur des sujets très divers. Son blog, Vu de la place Victor Hugo, peut être consulté :

http://mrhayoun.blog.tdg.ch

J’ai un plaisir particulier à l’écouter analyser la pensée judéo-allemande moderne (à partir de l’Aufklärung et de Moses Mendelssohn).

 

 Heinrich HeineHeinrich Heine (1797-1856)

 

Au XIXe siècle, c’est dans l’ère culturelle germanique que le judaïsme européen atteint son apogée, un fait qui pose la question des relations entre judéité et germanité. Le Wissenschaftzirkel (Cercle scientifique) avait disparu sans laisser de traces. Le Kulturverein (Association culturelle) avait été un échec total. Et Maurice-Ruben Hayoun cite en passant le livre de Hugo Bieber, « Heinrich Heine : Bekenntnis zum Judentum (confessio judaïsa) » qui regroupe la plupart des textes de Heinrich Heine relatifs aux Juifs et au judaïsme. Mais Maurice-Ruben Hayoun n’insiste pas et passe à un autre sujet après avoir écrit à raison : « Il est aussi difficile de déterminer les idées juives de Heine que ses véritables idées politiques tant il a varié suivant les circonstances ». Il remet les choses à leur place en soulignant que Moses Mendelssohn n’a pas agi au sein du judaïsme comme Luther au sein du protestantisme et que sur ce point Heinrich Heine prenait ses désirs pour des réalités.

En 1912, la revue pangermaniste Der Kunstwart publie trois textes importants. Parmi ces textes, celui de Moritz Goldstein intitulé « Parnasse judéo-allemand », écrit par un jeune juif de la bourgeoisie qui rend compte du malaise provoqué par la coexistence des Juifs et des Allemands dans l’Allemagne impériale, une intuition historique qui précède celle de Léo Baeck. Ci-joint, l’intégralité de « Deutsch-jüdisher Parnass » :

https://archive.org/details/MoritzGoldsteinDeutschJudischerParnass1912

Ferdinand Avenarius (1856-1923), le rédacteur en chef de la revue, est heureux de constater qu’un Juif allemand puisse être conscient de ce divorce entre judéité et germanité. Il laisse donc s’exprimer Moritz Goldstein puis son contradicteur, Ernst Lissauer, partisan déclaré de l’assimilation. Puis il prend la plume pour faire une synthèse des quelque cent lettres reçues à la suite de la publication de cette controverse. Précisons que c’est le refus de la presse tant nationale que régionale qui a incité cette revue pangermaniste à promouvoir un tel débat. Il explique de la sorte la cause de ce malaise que personne ne s’aventure alors à nommer dans la crainte de se voir traiter de trouble-fête. L’auteur de ce texte dérangeant donne l’explication suivante à ce malaise entre Juifs et Allemands : les Juifs isolés dans leurs ghettos ont vu les murs tomber sous les coups de l’Aufklärung. Leur soif d’apprendre après un tel enfermement était immense ; et ils ne tardèrent pas à dépasser leurs professeurs, à se faire professeurs puis créateurs et promoteurs de la culture européenne. Et les postes traditionnellement tenus par les Allemands passèrent aux Juifs : avocats, professeurs, médecins, hauts fonctionnaires, directeurs de grandes entreprises et de journaux nationaux. Ainsi que le signale Moritz Goldstein, les Chrétiens se retrouvèrent sur la défensive et ils se mirent de nouveau à traiter les Juifs comme des étrangers et comme un danger. L’auteur passe à l’étape suivante en déclarant que les Juifs influents nient ces faits. Il ajoute qu’on peut varier sur les dispositions à prendre pour remédier à ce déséquilibre mais que nier ce constat équivaut à un suicide pour la communauté juive. On évoque très peu Moritz Goldstein, probablement parce qu’il dérange. Pourtant, par son analyse aiguë et sans concession, par son refus de toute démagogie, il reste un éclaireur. Fort des déclarations de Richard Wagner sur les Juifs, en particulier lorsqu’il déclare que ces derniers sont plus attirés par l’apparence des choses que par leur essence, Moritz Goldstein se demande si la culture chrétienne peut se concilier avec une quelconque identité juive. Il souligne discrètement ce fait : l’antisémitisme ne se limite pas à quelques fanatiques. Il dénonce le livre de Houston S. Chamberlain, « Les Fondements du XIXe siècle » (« Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts »), un livre réfutable à chaque ligne mais dont la haine qui l’anime est irréfutable. Moritz Goldstein pose aussi cette question : comment un homme comme Schopenhauer a-t-il pu vouer aux Juifs une haine aussi tenace ?

Moritz Goldstein (1880-1977) affirme que la plus profonde racine de l’antisémitisme est dans le christianisme, un christianisme ayant perdu de son prestige, ce qui conduisit à déclarer que l’évangélisation de l’Europe correspondait à un enjuivement détestable ; et les Juifs se trouvèrent chargés de tous les maux dont souffrait l’Europe. Moritz Goldstein somme tous les Juifs de réagir sous peine d’être toujours plus maltraités. Si le succès des Juifs est à l’occasion célébré par les non-Juifs, quelque chose sonne faux dans tous les cas. Alors, que faire ? Chercher à se légitimer ? Faire la sourde oreille ? Non ! Le Westjude ne doit faire ni l’autruche ni faire preuve de naïveté. Et Moritz Goldstein écrit : « La judéité est ce qu’un Juif a de mieux » et il invite « à créer les conditions pour que se développe, en toute liberté, une spécificité nationale juive », ce qui suppose un territoire propre : « Et voici ce que donnent les idées modernes de la spécificité nationale appliquée aux Juifs : pour le peuple il faut le sionisme, et pour l’art il faut la renaissance de la langue et de la poésie hébraïques ».

Ernst Lissauer (1882-1937) prend le contre-pied des thèses défendues par Moritz Goldstein qu’il traite avec condescendance. Il déclare que les Juifs ne forment pas un peuple depuis qu’ils ont quitté le ghetto. Toujours selon lui, il leur manque à présent une langue commune, des mœurs communes et des lois communes. Il déclare que les Juifs se trouvent à une étape intermédiaire et, considérant que le facteur religieux ne cesse de perdre en importance, qu’ils doivent embrasser par conviction la religion officielle (catholicisme ou protestantisme) et que, par cette assimilation, la question juive serait réglée. Il considère que l’essence juive est fugitive et qu’elle peut être gommée, que les Juifs doivent se diluer jusqu’à disparaître en tant que tels dans la société allemande. Si le Juif n’émigre pas, il doit s’employer de toutes ses forces à devenir allemand et s’en tenir à cette ligne, insensible aux sarcasmes des sionistes et des antisémites.

Maurice-Ruben Hayoun prend du recul et nous replace à la fin du XIXe siècle afin de mieux comprendre la polémique entre Ernst Lissauer et Moritz Goldstein dans une revue pangermaniste. Il écrit : « L’esprit nouveau était là et menaçait de tout emporter : il semblait que le Juif ne pourrait s’intégrer dans la culture européenne qu’au prix de son identité juive. On avait émancipé les Juifs avec le secret espoir qu’ils finiraient par s’assimiler, c’est-à-dire qu’ils finiraient par s’émanciper du judaïsme ». Bref, en cette fin de siècle, le judaïsme apparaissait comme un corps épuisé qui ne survivait qu’artificiellement. Il faut notamment relire les écrits d’Emmanuel Kant et de Johann Gottlieb Fichte à ce sujet. Ce courant assimilationniste trouva en Ernst Lissauer (…) son idéologue patenté » conclut Maurice-Ruben Hayoun.

Ci-joint, un lien féroce intitulé « Ernst Lissauer, poète juif belliciste, et les contradictions de Stefan Zweig » :

http://fritz-haber.over-blog.com/article-ernst-lissauer-poete-juif-belliciste-et-les-contradictions-de-zweig-121318935.html

Ci-joint, un extraordinaire lien mis en ligne par Leo Baeck Institute (Center for Jewish History), à New York, et intitulé « Guide to the Papers of the Ernst Lissauer (1882-1937), 1722-1967 » où le lecteur pourra avoir accès à la totalité de ses écrits :

http://digifindingaids.cjh.org/?pID=121527

Maurice-Ruben Hayoun écrit : « Ce qui frappe le plus dans la contribution de Ferdinand Avenarius qui mettait un point final à la controverse autour de la judéité et de la germanité, c’est qu’un pangermaniste donnait raison aux sionistes tout en ignorant superbement les thèses des partisans de l’assimilation, c’est-à-dire de la disparition des Juifs au sein de l’ethnie allemande ». Les lecteurs du Der Kunstwart et à leur suite Ferdinand Avenarius ne prêtent guère attention à Ernst Lissauer. C’est la thèse de Moritz Goldstein qui retient le directeur de ladite revue. Ce dernier souligne que son appartenance à la droite nationaliste, Deutschnational, ne signifie aucunement l’adhésion à des thèses antisémites. Ferdinand Avenarius arrive au même constat que Moritz Goldstein, l’antisémitisme en tant que tel gagne du terrain. Et je passe sur son analyse de ce mal, analyse qui ne manque pas de pertinence, sans concession, éloignée de toute démagogie. Cet Allemand non-juif est l’un des plus lucides de son temps sur cette question. Il arrive à cette conclusion que mépriser un judaïsme conscient de lui-même est aussi étonnant que stupide. Il déclare que seule une authentique culture juive peut contribuer efficacement à la culture universelle. Il affirme que plus les valeurs juives préserveront leur pureté originelle plus elles seront reconnues. Mais lisez Ferdinand Avenarius !

 

 Ferdinand AvenariusFerdinand Avenarius (1856-1923)

 

Olivier Ypsilantis

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