« On passe des jours à Barcelone à visiter des églises, des jardins, une exposition, et il ne vous reste de tout cela que le parfum de fleurs opulentes de la Rambla San José. Était-ce donc bien la peine de se déranger ? Évidemment oui. Quand on a lu Barrès, on se figure Tolède sous un aspect tragique et on cherche à s’émouvoir en regardant la cathédrale et les Greco. Il vaut mieux errer à l’abandon ou s’asseoir au bord des fontaines pour voir passer les femmes et les enfants », note Jean Grenier dans ‟Les îles”.
Je me souviens du taureau Osborne, au bord des routes d’Espagne. Et je me souviens de Tío Pepe, sur la plus emblématique des places de Madrid, la Puerta del Sol :
Tío Pepe, sol de Andalucía, un célèbre jerez.
Je me souviens d’images de Jordi Bernadó, emblématiques elles aussi, images d’une certaine Espagne qui constitue une partie de mon quotidien :
http://www.agencevu.com/stories/index.php?id=886&p=250
Et en regardant cette riche suite iconographique, je me souviens d’une exposition de photographies de Wim Wenders, ‟Written in the West”. Wim Wenders s’était rendu dans l’Ouest américain, en 1983, à la recherche d’un décors pour ‟Paris, Texas”. Et, de fait, il y a de fortes similitudes entre certains paysages américains et certains paysages espagnols, comme on pourra en juger :
http://www.wim-wenders.com/art/written_in_the_west.htm
La Puerta del Sol ! Je me souviens de ‟La Mallorquina” dont le nom suggère tout simplement l’origine de ses trois fondateurs — les îles Baléares. Mais je me souviens surtout du goût de ses napolitanas de crema.
Ce «Je me souviens» en amène un autre. Je me souviens des huesos de santos, ces douceurs à base de pâte d’amandes qui, de fait, ont la forme d’os, des os patinés par le temps, des reliques. Ces douceurs sont délicieuses, mais leur nom a vite mis fin à ma gourmandise.
Je me souviens de La Rambla, début années 1980, à Barcelona. Peut-être y ai-je croisé ces représentants d’une certaine Espagne, l’Espagne de la Transición, tandis que je savourais una orchata de chufa. Peut-être mon regard s’est-il posé sur l’une de ces ‟Reinas de La Rambla” : Nazario, la proto-drag queen Ocaña et son ami Camilo.
Je me souviens de la passion d’Orson Welles pour l’Espagne :
http://www.rayonpolar.com/Films/cineaste_Welles_affiche.php?num=7&numero=35
Je me souviens que Georges Perec habitait 13 rue Linné, à Paris, dans le Vème arrondissement. Et puisqu’il est question de la rue Linné, je me souviens de marches sur les pas de Carl von Linné, en Dalécarlie — Darlana —, dans des paysages essentiels, géologiques, avec herbe rase et lichen, un relief poli par les glaciers, ample, accueillant, dépourvu de ces vertiges qui m’effrayent, de ces à-pics des montagnes jeunes — comme les Alpes. A ce propos, j’ai préféré l’île Maurice à l’île de La Réunion. Pour des raisons humaines d’abord : l’île de La Réunion est une île sous perfusion, l’île Maurice est une République indépendante et dynamique ; mais aussi pour des raisons géologiques : l’île Maurice est bien plus ancienne, érodée par le temps ; elle n’offre pas ces reliefs de vertige, splendides certes mais qui m’inquiètent et me donnent une sensation d’étouffement, sensation que j’ai éprouvée dans le Cirque de Mafate.
Je me souviens de la Bodega Góngora, à Córdoba. J’avais pris l’habitude d’y noircir du papier, en été surtout. Les azulejos, les ventilateurs, les fenêtres fermées à l’espagnolette, les petites tables en bois sombre et massif, le fino bien frais dans le petit verre à pied, le parfum du roble — les tonneaux de chêne —, le camarero qui me servait comme si j’étais un grand de ce monde. Je me souviens de bien d’autres bodegas cordobesas, en particulier de la Bodega El Gallo :
L’une de mes bodegas favorites à Cordoue, ‟El Gallo”, à deux pas du temple de Claudio Marcelo. On y boit un merveilleux fino, el Amargoso, au teint très pâle. Combien de pages y ai-je écrites ?
Je me souviens des soirs d’été, des soirs de l’enfance, à C., du champ de blé devant la maison, derrière les grilles, derrière les roses. Je me souviens du champ de blé bordé de conifères. Combien d’heures ai-je passées sur le perron ou au balcon de ma chambre à savourer la fraîcheur montante mais aussi ce rapport blé/conifères à la nuit tombante, avec ce vaste quadrilatère doucement lumineux dans son cadre bleu-vert, rafraîchissant comme les eaux de l’Atlantique ? Andreï Tarkovski que je ne connaissais pas se serait alors imposé à moi, avec cette ambiance qui émane de ‟Зеркало”.
Je me souviens de Prague avant la chute du Mur. Je me souviens d’une ville sombre, même sous le soleil zénithal et estival. Prague me disait Kafka à en étouffer. Me le dirait-elle encore ? Je n’en suis pas certain, avec ces campagnes de ravalement qui la font ressembler à Vienne — cette pâtisserie chargée de crème —, avec ce tourisme de masse qui a raison de toutes les ambiances. Il y avait alors à Prague un silence que je qualifierais de religieux. Curieusement, le socialisme avait instauré un silence religieux :
Praha : les rails des tramways encastrés dans le pavé, le dense réseau des caténaires et, au loin, la silhouette de la cathédrale Saint-Guy.
Je me souviens de mon émotion devant ce damier qui, dans l’agora d’Athènes, correspond à la prison d’État où Socrate fut condamné à boire de la ciguë :
http://mkatz.web.wesleyan.edu/grk201/GRK201.Prison.html
Je me souviens de l’odeur des vieux livres dans la bibliothèque de mon oncle, à l’île d’Yeu, avec vue sur l’océan. Nombre de ses livres venaient du Maroc, des livres où il n’était pas rare de rencontrer des mots tels que ‟goumiers”, ‟tabors”, ‟spahis”, ‟méharis”…
Je me souviens des bouquets de Ștefan Luchian dans les musées de Roumanie.
Je me souviens du Mur, à Berlin, de rues devenues culs-de-sacs où des familles saucissonnaient en été. Je me souviens que la chute du Mur les rouvrit à la circulation et que ces familles en conçurent du dépit, ainsi que le rapporta la presse. On les comprend, d’une certaine manière.
Je me souviens d’un hiver à Ibiza et de mon entêtement à vouloir y trouver des traces de Walter Benjamin — des témoignages.
Je me souviens de Hamburg, de l’amie allemande, de ses chandails aux lourds cols roulés, du parfum de thé à la vanille qui s’attardait sur ses lèvres, de souvenirs échangés au cours d’une longue marche le long de l’Elbe, des souvenirs où l’Espagne était déjà bien présente.
Je me souviens d’un village d’Andalousie, Mojácar. Je me souviens de mon voisin, Benjamin, un rescapé d’Auschwitz. Je me souviens du vertige qui me prenait lorsque nous bavardions devant le bleu de la mer, devant la Méditerranée. Je ne comprenais pas qu’un survivant de l’horreur et un espace qui le niait à ce point puissent se retrouver ainsi face à face. Plus généralement, je ne comprenais pas que l’espace en lequel nous sommes soit à ce point indifférent à ce que nous sommes, à nos souffrances plus particulièrement. Je ne comprenais pas jusqu’à ce jour où le passage d’une nouvelle de Tchekhov me revint. Il figure quelque part dans l’une des plus célèbres de ses nouvelles, ‟La dame au petit chien”. Il y est question de la parfaite indifférence de ce qui nous entoure — la mer et les vagues, le ciel et les nuages… — à nos sentiments, à nos joies, à nos souffrances, une indifférence qui ne doit nous accabler en rien puisqu’elle est garante de la continuité du monde et de ce que nous sommes. C’est un passage extraordinaire entre tous ; et j’invite ceux qui me lisent à le lire. Mais j’en reviens à Mojácar et à Benjamin :
Mojácar, un village d’Andalousie où durant plusieurs années durant j’ai interrogé la mémoire de mon voisin, un rescapé de la Shoah, Benjamin. Nous habitions l’un et l’autre dans la partie la plus haute du village.
Je me souviens de Georges Perec et de la rue Vilin :
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I04272352/le-belleville-de-georges-perec.fr.html
Je me souviens d’avoir recherché la maison d’ancêtres à Volos, en Thessalie. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite par les tremblements de terre d’avril 1955.
Je me souviens d’avoir recherché la maison d’ancêtre à Céphalonie. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite par les séismes d’août 1953.
Je me souviens d’avoir recherché la maison d’ancêtre à Thessalonique. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite par l’incendie d’août 1917.
Je me souviens d’avoir recherché la maison d’ancêtres à Smyrne. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite par l’incendie de septembre 1922.
Je me souviens d’avoir recherché la maison de parents dans les environs de Paris. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite dans les années 1950 par le tracé d’une rocade.
Je me souviens d’avoir recherché la maison d’ancêtres à Rotterdam. Je ne pus la trouver, elle avait été détruite par le bombardement stratégique allemand du 14 mai 1940 :
Une vue de Rotterdam après le bombardement mené par la Luftwaffe le 14 mai 1940.
J’en reviens à Georges Perec, à la rue Vilin, la rue de sa mère, avec ce modeste salon de coiffure, avec ces treize lettres capitales à moitié effacées sur la brique : COIFFURE DAMES. La rue Vilin, avec les traces de la mère (la mère qui n’a pas de sépulture, la mère disparue quelque part dans un camp) et les débuts de l’entreprise autobiographique. La rue Vilin… Relisez le début du chapitre X de ‟W ou le souvenir d’enfance”. Et le père ? Le père a une sépulture que le fils décrit dans ce même livre, juste après le passage suivant : ‟Mon père fut fait prisonnier alors qu’il avait été blessé au ventre par un tir de mitrailleuse ou par un éclat d’obus. Un officier allemand accrocha sur son uniforme une étiquette portant la mention « A opérer d’urgence » et il fut transporté dans l’église de Nogent-sur-Seine, dans l’Aube, à une centaine de kilomètres de Paris ; l’église avait été transformée en hôpital pour les prisonniers de guerre ; mais elle était bondée et il n’y avait sur place qu’un seul infirmier. Mon père perdit tout son sang et mourut pour la France avant d’avoir été opéré.”
Je me souviens…