En étudiant l’histoire du Portugal du XXème siècle, j’ai très vite eu une sympathie marquée pour le général António Vassalo e Silva, governador-geral do Estado Português da Índia, une sympathie qu’expliquent sa décision de ne pas sacrifier ses soldats en dépit des ordres reçus (je vais y venir) mais aussi une élégance morale et physique.
António Vassalo e Silva (1899-1985) arrive à Goa le 30 décembre 1958. Il est brigadeiro et engenheiro. Goa n’est qu’un élément, le plus important, de l’Estado Português da Índia (E.P.I.). Plus au nord, se trouvent deux autres territoires portugais, bien plus modestes, Damão et Diu. Superficie de Goa, 3 806 km2 ; de Damão, 384 km2 ; de Diu, 52,5 km2. Le recensement de 1960 donne respectivement : 589 120 habitants, 22 242 et 14 269. António Vassalo e Silva se trouve donc à la tête d’un petit patchwork de territoires portugais dans l’immense sous-continent indien – a União da Índia – avec des territoires continentaux et insulaires (pour Goa et Diu), avec Damão constitué de trois territoires.
António Vassalo e Silva est un homme méthodique et entreprenant. Sa formation d’ingénieur va contribuer à dynamiser un territoire devenu quelque peu somnolant. En juin 1960, il est élevé au rang de general do Exército en reconnaissance de ses mérites. Je ne vais pas rapporter dans cet article les détails de sa carrière ; je me contenterai d’insister sur le fait que ce militaire est aussi un ingénieur. Il a notamment été sollicité par Duarte Pacheco pour planifier d’importants travaux d’infrastructure à Lisbonne. Il est également l’auteur d’études sur l’approvisionnement en eau de cette ville et sur la construction antisismique. Je ne vais pas rapporter l’histoire de l’Estado Português da Índia, une histoire multiséculaire, une histoire qui a commencé en 1498 avec Vasco de Gama, et vais en venir directement aux années qui précèdent la session des derniers territoires de l’E.I.P. à l’Inde, en 1961, soit Goa, Damão et Diu. L’Inde telle que nous la connaissons est née en 1947. Les relations diplomatiques entre l’Inde et le Portugal débutent en janvier 1949. En février 1950, l’Inde revendique officiellement les territoires de l’E.P.I. ; le vaste mouvement d’indépendance ne peut s’arrêter aux territoires sous contrôle britannique et il reste à intégrer dans cet immense ensemble ces petites enclaves que contrôlent les Français et les Portugais. Le gouvernement indien veut favoriser le dialogue, d’abord avec la France puis avec le Portugal. Mais si les choses se passent en douceur avec la France, il n’en va pas de même avec le Portugal de Salazar. Salazar est obsédé par l’intégrité de l’Empire portugais et il met en avant l’ancienneté de la présence portugaise dans ce sous-continent qu’est l’Inde, une présence plus ancienne que toutes les autres présences européennes. Les relations entre les deux pays ne tardent pas à se tendre. Le 2 septembre 1951, l’Instituto Indo-Português de Bombay où doit être reçu le governador-geral da Índia portuguesa est envahi par la foule qui le saccage. En janvier 1953, l’Inde réitère sa volonté de négocier. Elle désire annexer l’E.P.I. tout en respectant ses particularités culturelles. Mais le Gouvernement portugais s’obstine dans son refus de négocier. L’Inde décide alors de fermer sa légation à Lisbonne, le 11 juin 1953. Salazar s’entête et déclare qu’il n’est pas question de faire comme les Français. L’Instituto Indo-Português de Bombay et une fois encore saccagé. Le Portugal fait quelques concessions mais elles sont minimes et, une fois encore, il n’est pas question de céder un pouce de l’E.P.I. à l’Inde. Le 25 juillet 1954, des séparatistes goanais et des membres des forces armées indiennes occupent les enclaves de Dadrá et Nagar Aveli. Salazar prononce plusieurs discours en 1954 et 1955 par lesquels il réaffirme l’intransigeance de son gouvernement et sa volonté de restitution des deux enclaves occupées à l’E.P.I. En 1955 des groupes pacifistes entrent dans l’enclave de Goa. Suite à l’admission du Portugal à l’ONU, le 15 décembre 1955, la question de Goa y est clairement posée. Le 22 du même mois, le Portugal dépose une plainte au Tribunal International de La Haye contre l’Inde au sujet de Dadrá et Nagar Aveli. Le 15 juin 1956, le Portugal apporte d’autres éléments au dossier afin d’étayer sa plainte. L’Inde finit par déclarer ledit tribunal incompétent sur cette question. Je passe sur les détails juridiques ; simplement, le Tribunal International de La Haye (après avoir conclu qu’il a les compétences pour démêler ce litige) se penche sur la question de savoir si l’Inde a le droit d’empêcher le passage des Portugais entre Damão et les enclaves de Dadrá et Nagar Aveli. Le tribunal reconnaît la souveraineté portugaise sur les enclaves en question et en conséquence le droit pour les Portugais d’y entrer et d’en sortir librement en passant par le territoire indien ; mais que ce droit n’est pas applicable aux troupes portugaises qui pour ce faire doivent demander l’autorisation au Gouvernement indien. Le Gouvernement portugais considère ce jugement comme une victoire ; de fait il s’agit plutôt d’un match nul. Les événements vont se précipiter et ils ne joueront pas en faveur du Portugal.
Le 11 août 1961 l’Inde intègre dans son gouvernement les deux enclaves séparées de Damão. Deux lois présentées à la chambre basse du Parlement indien prévoient leur intégration au pays. Il est instructif de lire les discours de Salazar au sujet l’E.P.I. Dans un discours prononcé le 14 avril 1954 il minimise la valeur démographique, économique et financière que représente l’E.P.I. pour la métropole. Il insiste sur la petitesse de leur superficie après avoir donné maints détails comptables (Salazar aime la précision et il a l’esprit comptable) et déclare que la volonté portugaise de ne pas lâcher l’E.P.I. est exclusivement morale : « Os nossos intereses são puramente morais. » Il oppose les valeurs spirituelles (dont il s’estime le représentant suprême) et les valeurs matérielles. On sait que Salazar a fait une partie de ses études au séminaire de Vizeu et qu’il a reçu les ordres mineurs. Dans ce même discours, il insiste (une fois encore en multipliant les précisions) sur la valeur de deux alliances : la vieille alliance avec les Britanniques et la récente avec l’O.T.A.N. Mais en l’occurrence aucune de ces alliances n’interviendra en sa faveur.
Dans le discours du 10 août 1954, Salazar se perd dans les aspects juridiques de la question afin de faire savoir que le droit est bien du côté de son gouvernement. Dans le discours du 30 novembre 1954, il multiplie ses exigences envers l’Inde sans poser la question de savoir si les Portugais doivent quitter l’E.P.I. ou y rester. Les discours de Salazar méritent d’être étudiés. Ils détonnent par rapport aux discours des autres dictateurs de son siècle avec leur tonalité franchement didactique. Lorsqu’on le lit, on a toujours l’impression qu’il s’adresse non pas à une foule quelconque mais à des étudiants. Ses discours toujours chargés en précisions (qu’il sait présenter à son avantage tout en oubliant d’autres) sont à l’occasion pris par des élans qui évoquent volontiers ceux d’un prêtre en chaire.
Salazar sait que le Portugal n’a pas les moyens militaires de s’opposer à l’Inde ; mais il estime que son pays doit résister par « devoir moral » – dever moral. Il s’entête et ne variera jamais sur cette question.
Sous l’impulsion d’António Vassalo e Silva l’E.P.I. connaît une période de relative prospérité et les témoignages impartiaux ne manquent pas à ce sujet. Ce gouverneur-général est aussi un ingénieur, un homme chaleureux qui multiplie les contacts sur le terrain et pas seulement avec les Portugais. Sa simplicité séduit ceux qui l’approchent. L’homme est apprécié en tant que tel même par ceux qui ne défendent pas nécessairement la présence portugaise en Inde.
Le ton ne cesse de montrer entre l’Inde de Jawaharlal Nehru (il n’entend pas s’en tenir aux méthodes de son prédécesseur le Mahatma Gandhi) qui dénonce au Parlement indien le scandale que constitue l’occupation de Goa par le Portugal, scandale politique, ethnique, géographique et même religieux. A Goa des partis nationalistes se constituent mais ils sont nombreux, faibles et très divisés. En juin 1954 le Congreso Nacional (Goa) lance un mouvement de résistance pacifique (une méthode qui a fait ses preuves avec le Mahatma Gandhi), le satyagraha, et prépare l’entrée dans l’E.P.I. d’un grand nombre de manifestants, le 15 août, date anniversaire de l’Indépendance de l’Inde. Le 15 août 1955, la marche des satyagrahis est plus importante que celle de l’année précédente. Jawaharlal Nehru finit par interdire ce type de manifestation et ordonne la fermeture des frontières entre l’Inde et l’E.P.I.
Les Portugais n’ont ni aviation, ni défense anti-aérienne. António Vassalo e Silva demande à la métropole plus de moyens mais en vain. Et ce général qui a été en poste à Timor de 1945 à 1947 se souvient des efforts considérables – un « tour de force » pour reprendre son expression – destinés à faire parvenir de l’aide à un territoire portugais encore plus éloigné de la métropole. De fait, l’E.I.P. est abandonné à son sort alors que les provocations indiennes se multiplient et que l’Inde masse des troupes et du matériel sur terre, sur mer et dans les airs. Salazar reste convaincu que l’Inde n’attaquera pas mais que si tel est le cas les troupes portugaises devront se battre jusqu’au bout, des troupes qui par ailleurs voient leur dotation en effectifs et en matériel se réduire.
Les signes d’une attaque indienne se multiplient et la presse internationale s’en fait l’écho. Les informations ne manquent pas à ce sujet, notamment par le canal des ambassades. Le Gouvernement portugais ne reste toutefois pas inactif et multiplie les manœuvres diplomatiques, des manœuvres qui finissent par tourner à la fébrilité. Rappelons à ce propos que la diplomatie est un domaine où le Portugal a toujours excellé et Salazar est de ce point de vue un digne héritier de l’histoire de son pays. Le Gouvernement portugais se démène sur la scène internationale tout en maintenant une position intransigeante à l’égard des prétentions indiennes et sans jamais se préoccuper de l’énorme disproportion entre ses forces et celles de l’Inde. Homme d’expérience (voir Timor) et bénéficiant d’une solide formation d’ingénieur, António Vassalo e Silva ne cesse de réclamer du matériel de transmission et de transport, des armes et des munitions ; mais rien ne vient.
La lettre de Salazar, presidente do Conselho, à António Vassalo e Silva, governador-geral et comandante-chefe do Estado Português da Índia, mériterait d’être citée dans son intégralité. Simplement, Salazar est conscient de l’énorme disproportion des forces ; il exige néanmoins le sacrifice total du contingent portugais et il espère que ses souffrances seront aussi brèves que possible… On croit rêver en lisant ce document. Pour Salazar, ce sacrifice « est l’unique manière de nous maintenir à la hauteur de nos traditions et de servir de notre mieux l’avenir de la Nation. »
Peu après minuit, dans la nuit du 17 au 18 décembre, l’armée indienne envahit l’E.I.P. – Goa, Damão et Diu. Le 17, elle avait commencé à entamer ses frontières. L’armée indienne, soit 45 000 hommes dont des troupes d’élite (notamment des troupes aéroportées) appuyés par une réserve de 25 000 hommes, avec tanks, artillerie, unités amphibies, unités du génie et avions à réaction sans oublier des unités navales. Les Portugais leur opposent 3 500 hommes de la métropole et 900 Indo-Portugais privés d’aviation et d’armes lourdes comme nous l’avons dit.
Goa se trouve très vite coupé de toute liaison radio et les pistes d’aviation sont rendues impraticables. Vers onze heures, la marine indienne bombarde le port de Mormugão. Le principal centre de résistance portugais vient du vieil aviso Afonso de Albuquerque qui va tenir quatre heures. Aux premières heures du 19 décembre, les Indiens s’emparent de Pangim. La capitale de l’E.I.P. prise, le reste suit. Après une résistance sporadique, les Portugais déplorent une trentaine de morts et autant de blessés. Les survivants sont faits prisonniers. António Vassalo e Silva qui a refusé d’obéir aux ordres de Salazar, soit résister jusqu’au dernier homme, a installé son état-major dans un baraquement du chantier naval proche de Margão. Il a soixante-cinq ans. Des habitants de Goa d’origines ethniques et sociales diverses viennent lui témoigner leur affection. Ils lui ont donné un surnom affectueux, « Paizinho ». Et de fait, cet homme sera reconnu comme l’un des plus actifs et populaires gouverneurs-généraux de l’E.P.I.
Les Portugais se rendent sans condition. Les prisonniers vivent dans des conditions précaires mais sont bien traités. Ils souffrent surtout du manque de considération de la métropole qui au cours d’émissions radio n’hésite pas à leur saper le moral.
Après plusieurs mois d’internement les prisonniers sont de retour au Portugal. António Vassalo e Silva travaille durant au moins six mois à exposer à la Defesa Nacional le compte-rendu des événements. Le Gouvernement portugais se garde de porter l’affaire devant l’opinion alors qu’António Vassalo e Silva aimerait qu’elle bénéficie d’une plus large audience et ne soit pas traitée dans l’ombre. Le 22 mars 1963, un communiqué du Conselho de Ministrós est publié dans lequel on apprend que le général António Vassalo e Silva ainsi qu’un certain nombre d’officiers sont demitidos de l’armée de terre et de la marine tandis que d’autres sont reformados compulsivamente ou condamnés à une inactividade (seis meses).
C’est un coup très dur pour António Vassalo e Silva, homme de devoir, homme d’honneur au service de son pays durant quarante ans, un homme accusé de désobéissance et de manque d’efficacité opérationnelle selon plusieurs articles du Regulamento de Disciplina Militar. Les troupes portugaises ont strictement respecté le plan de défense mais face à la disproportion des forces et au manque de munitions et d’armement lourd (dont des canons de défense anti-aérienne), António Vassalo e Silva a préféré en toute conscience ignorer les tirades héroïques et les couplets moraux de Salazar et ne pas sacrifier inutilement la vie de ses hommes. Expulsé de l’armée, António Vassalo e Silva, un ingénieur de haut niveau et doté d’une solide expérience trouve sans peine un travail dans une entreprise de travaux publics. Entre 1961 et 1974, il ne cesse de présenter des recours et de réclamer justice. Ce n’est qu’en 1974, avec la chute de l’Estado Novo, qu’il commence à être écouté. En décembre 1974, un décret du Conselho dos Chefes dos Estados-Maiores das Forças Armadas est publié dans le Diário do Governo, décret par lequel les militaires condamnés sont réhabilités. Cette réhabilitation apaise António Vassalo e Silva. De nombreuses lettres de félicitation lui parviennent mais l’une d’elles le touche particulièrement, une lettre du Gouvernement indien qui l’invite à une visite officielle à Goa où il sera reçu avec tous les honneurs dus au rang qui avait été le sien, soit governador-geral do Estado Português da Índia.
Olivier Ypsilantis