« Oublié de tous, perdue dans le lointain du passé, la vie de n’importe qui a été pour toujours, et jusqu’aux siècles des siècles, et jusqu’à l’extrême fin des temps, l’unique chance de réalisation de ce n’importe qui », Vladimir Jankélévitch.
Le travail de Vladimir Jankélévitch, et malgré l’ampleur de ses écrits (le volume du « Traité des vertus » suffit à lui seul à en imposer), relève essentiellement de l’oral, ainsi qu’il le rappelle volontiers. Vladimir Jankélévitch fut enseignant, à Prague et dans des lycées de province, avant d’être titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne. Il aimait la radio où il s’exprimait volontiers et avec un plaisir communicatif. Il y eut la parole, il y eut aussi la musique qui dit ce que la parole ne peut exprimer.
Parmi les lieux de Vladimir Jankélévitch, Toulouse mais aussi Clamart, dans la banlieue parisienne, où il rendit visite à Nicolas Berdiaev dont son père médecin traduisait des écrits, Nicolas Berdiaev qui vécut à Clamart de 1925 jusqu’à sa mort en 1948.
Vladimir Jankélévitch au piano. Il faut lire ses admirables écrits sur la musique qui prolongent et amplifient ses écrits strictement philosophiques.
Vladimir Jankélévitch évoque Berdiaev et Chestov ; Chestov, le philosophe qui, nous dit-il, l’a peut-être le plus influencé, un philosophe plus caractéristique de l’esprit slave dans ce qu’il a de non-systématique, d’aphoristique, de fulgurant. Berdiaev quant à lui s’efforçait d’écrire des livres comme les Occidentaux, sans oublier les notes en bas de page, à l’instar des professeurs d’université. Parmi ceux qui ont également compté, Rozanov, plus absurde encore que Chestov. Rien à voir avec les rigoureuses constructions de Kant où toute contradiction est gommée afin de donner au système un beau poli. Le système, ce que Vladimir Jankélévitch fuit a priori, comme Kierkegaard fuyait Hegel – le Système.
Dans sa jeunesse, Vladimir Jankélévitch lut copieusement les Pères de l’Église, les Pères grecs surtout pour lesquels il avait une prédilection. Parmi ses intimes, et jusqu’à la fin, saint François de Sales, « cette saveur extraordinaire », et, plus encore, Fénelon, avec cette idée du pur amour dont l’auteur des « Aventures de Télémaque » a été le théoricien, le prophète.
Au cours d’un entretien sur France-Culture, Vladimir Jankélévitch laisse entendre à son interlocuteur que dans quelques milliers d’années (il aurait pu dire quelques centaines d’années et moins encore) il ne restera rien d’eux, pas même leur nom, dans la mémoire des hommes ; mais il restera le fait que nous avons été. On devine qu’il ne peut en aucun cas prêter une once de crédibilité au mythe de l’éternel retour, une absurdité monumentale entre toutes, puisque dans la vie quotidienne aucun instant ne ressemble à un autre instant. L’irréversibilité absolue m’est garantie. Bref, si on commence à prêter de l’importance au mythe de l’éternel retour, à prendre cette absurdité au sérieux, Vladimir Jankélévitch nous invite à consulter un médecin et à surveiller notre tension. A vrai dire, le mythe de l’éternel retour n’est pas vraiment une idée de Nietzsche, nous dit-il, mais des philosophes grecs. Nietzsche la leur chaparde et se grise d’elle, avec des approximations. Il la rabâche avant de passer à une autre idée, pour s’en griser pareillement. Rien de très sérieux. Mieux vaut aller chercher du côté de Kierkegaard et de la répétition, de la surprise dans l’identique. Je revis l’événement (la venue du printemps, par exemple) comme si c’était la première fois. Et c’est le « comme si » qui importe.
Et la nostalgie ? Vladimir Jankélévitch : « Elle est liée à la passéité du passé. C’est le fait que le passé est passé qui lui donne une valeur. Indépendamment de ce que vous avez vécu au cours de ce passé. J’appelle ça la passéité du passé, avoir été. Le fait d’avoir été ».
Le temps, la préoccupation centrale de Vladimir Jankélévitch. Son premier livre est dédié à Bergson comme nous l’avons dit ; Bergson, le philosophe qui a le plus finement et le plus vertigineusement interrogé le temps. Les dernières lignes écrites de la main de Vladimir Jankélévitch se rapportent au temps. Il écrit : « Le temps n’est pas seulement le plus insaisissable d’entre les insaisissables puisqu’il est, en tant que devenir, le contradictoire même de l’être : à peine avons-nous fait mine de définir le devenir, le devenir est déjà un autre que lui-même : le devenir est essentiellement instable. Tout ce qu’on en peut dire est encore trop appuyé, trop brusquement marqué pour ne pas immobiliser le temps dans sa détermination la plus trivialement grammaticale. Avant tout : le temps n’est pas une chose, res, un ceci ou cela ; il ne répond pas à la question : qu’est-il en soi ? Et encore moins à la question : en quoi consiste-t-il ? Il sert à comparer entre elles les durées commensurables, à les évaluer l’une par rapport à l’autre, sur une commune échelle, mais il reste muet quant à leur nature intrinsèque, quant à l’indéchiffrable énigme qu’elles représentent. »
Alors que je relis « Pardonner ? », je retrouve en fin de livre une lettre que lui adressa son ami Jacques Madaule et dans laquelle je lis (c’est toute la lettre qu’il me faudrait citer) : « Mais c’est bien ici qu’est le drame : les Juifs se sont groupés pendant des siècles autour du souvenir d’une patrie perdue. C’est en partie pour lui rester fidèles et demeurer dignes d’elle qu’ils se sont entourés de la barrière des 613 préceptes et qu’ils ont ainsi évité de se perdre dans les peuples au milieu desquels ils étaient dispersés. On a dit fort justement que le Talmud leur avait servi de patrie portative. C’est cela qu’on ne leur pardonne pas, même si pour la plupart d’entre eux aujourd’hui les préceptes sont lettre morte. L’identité juive n’en est pas moins fille d’une longue observance. Sans doute était-il nécessaire que le Talmud fût aujourd’hui relayé par la restauration d’un État temporel pour que cette précieuse identité n’achevât point de se perdre dans les sables de l’assimilation. »
Vladimir Jankélévitch, un philosophe sans système, une fluidité qui contourne et recouvre les systèmes, s’en joue et en douceur, musicalement. Quelqu’un a dit que Vladimir Jankélévitch sait rendre la philosophie musicale et la musique philosophique. Je le pressens et m’en remets à cette appréciation, intuitivement, car je n’ai qu’une faible connaissance de ses monographies musicales et de ses essais d’esthétique musicale.
Vladimir Jankélévitch débrouille en deux temps trois mouvements les choses les plus embrouillées et ouvre sous les vérités les plus évidentes un questionnement vertigineux, délicieusement vertigineux. Parmi ses courages, il y a cette persistance à maintenir que la morale et l’éthique sont parties constituantes de la philosophie. Son respect de l’autre se traduit par un refus primordial et sans faille de tout jargon, le parler jargonesque étant activé par le mépris de l’autre, la volonté de lui en remontrer, de l’écraser et de le soumettre enfin. Et s’il affectionne le néologisme, c’est pour créer une proximité avec celui qui le lit ou l’écoute en provoquant son étonnement et en lui offrant un plaisir – le néologisme est volontiers savoureux.
Vladimir Jankélévitch, un grand discret, comme Jean Grenier, ni marxiste, ni freudien et auteur d’aucun système, j’insiste, le Système étant la Grande Idole des philosophes et de leur public. Entre le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, les adorateurs du Système se sentiront un peu floués. Mais qu’importe ! Vladimir Jankélévitch nous évoque ces dénominations essentielles qui ne sont pas des concepts : « Comme toutes les choses très importantes, plus elles jouent un grand rôle dans notre vie, plus elles sont impalpables, invisibles et manipulables. Ce n’est pas un nouveau concept que j’aurais inventé et qui s’ajouterait à la liste déjà longue des concepts qui meublent l’histoire de la philosophie. Je prétends à autre chose : ce n’est pas un concept, ce n’est pas un joujou avec lequel on puisse jouer ce “je ne sais quoi”. Il faut bien donner un nom à ce qui est impalpable, après tout c’est le métier des philosophes et de la philosophie ! »
Vladimir Jankélévitch fut regardé de son vivant comme le contraire de l’intellectuel engagé. On l’aimait bien. Comment ne pas être sensible à son charme, un charme qu’éprouvèrent ses étudiants à Censier, en 1968-1969 ? On l’aimait bien mais il ne mobilisait pas. Vladimir Jankélévitch a dit que faire le bien était une affaire de militant (des membres du Camp du Bien), mais, dans « Traité des vertus », il a également dit que le bien « c’est aussi quelque chose que tout le monde peut faire », tout en sachant que si l’intention demeure – « faire le bien » –, rien ne dit par avance qu’il en sera ainsi : est-on sûr d’être soi-même animé par le bien ? Mais redisons-le, le bien « c’est aussi quelque chose que tout le monde peut faire », et l’ironie de Vladimir Jankélévitch ne contrarie pas la spontanéité et le volontarisme.
Vladimir Jankélévitch l’infiniment délicat ne mâche pas ses mots : un philosophe est quelqu’un qui s’engage et à ses risques et périls. Dans un entretien sur France-Culture, en 1985, il confiait : « Beaucoup de gens alors font des dissertations sur l’engagement, mais eux-mêmes ne se sont pas engagés. Alors, dire un “philosophe engagé” quand ce philosophe engagé a, par exemple, consacré la guerre à faire sa thèse de doctorat, sous l’Occupation, eh bien, je dis que ce n’est pas un philosophe engagé. »
Dans son livre intitulé « La Mort », Vladimir Jankélévitch a utilisé des notes prises par son père, un médecin qui voulait écrire un livre sur la mort en prenant pour modèle le roman russe, Tolstoï en particulier. A ce propos, outre Tolstoï, Vladimir Jankélévitch cite Léonid Andreïev, « Récit des sept pendus », un livre dédié à Tolstoï ; et il cite Jacques Madaule, « Je sais que je mourrai, mais je ne le crois pas », mais aussi Gabriel Marcel (à propos de Dieu), « Tout le monde parle d’autre chose », une remarque également applicable à la mort. Il dit n’avoir rien à dire sur l’après, après la mort, un sujet qu’il abandonne aux religions : « Si je n’ai rien à dire de la survie pour laquelle je laisse la parole aux religions, le néant par contre n’a rien de clair ». Car pour Vladimir Jankélévitch, il y a un principe d’espérance : quelqu’un a vécu, est né – « la naissance est aussi mystérieuse et surnaturelle que la mort ». Quelqu’un donc est né, a vécu un certain nombre d’années, est mort. C’est un message inscrit dans la « surnaturalité ». Le mystère d’avoir vécu est un mystère consolant. Et chacun de nous n’apparaît qu’une fois dans l’histoire de l’Univers : « Comprenez-vous ce que signifient ces deux mots : plus jamais ? plus jamais ? »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Superbe !