Dans cet article, je rends compte d’une lecture tout en y insérant des réflexions personnelles suscitées par certains passages, un exercice vivifiant que je pratique volontiers.
Au début des années 1900, un petit livre attira mon regard chez un bouquiniste de Toulouse, un essai d’un Hongrois, Bence Szabolcsi, surtout connu comme historien de la musique. Ce petit livre : « Les cigognes d’Aquilée » sous-titré « De l’effondrement des cultures ». Ce titre est inspiré d’un légende rapportée au VIe siècle par deux historiens, un Goth et un Byzantin, et relative au siège et à la prise de la ville d’Aquilée par les Huns d’Attila, une situation qui évoque celle de l’homme contemporain (cet essai a été écrit en 1964/65) qui se voit assailli par des Barbares, mais qui dans ce cas ne peut que difficilement lui prêter un visage aux traits définis, d’où une inquiétude lancinante qui l’incite à rechercher une nouvelle patrie.
Sans jamais me laisser envahir par cette inquiétude, il m’arrive régulièrement dans la belle et calme Lisbonne de considérer un planisphère et me m’arrêter sur certains points, des îles généralement, comme ces neuf îles de l’archipel des Açores ou São Tomé e Príncipe, en me disant qu’un jour peut-être, au cas où, je pourrais y établir une thébaïde.
Dans notre monde de surmédiatisation, d’hypermédiatisation même, un puissant recul est nécessaire pour faire taire cette inquiétude ou, tout au moins, lui faire face et l’affronter. Il ne s’agit pas de la fuir mais de la considérer avec un certain recul voire un recul certain, d’adopter un point de vue panoramique, et c’est ce que je vais faire en compagnie de Bence Szabolcsi, avec l’aide de Bence Szabolcsi.
Bence Szabolcsi (1899-1973)
Bence Szabolcsi m’invite donc à considérer l’histoire européenne. Il perçoit trois grandes crises, des crises générales et prolongées, des effondrements progressifs le plus souvent imperceptibles lorsqu’ils sont en cours et qui ne sont lisibles qu’avec du recul. Ceux qui en prennent note sont volontiers traités de pessimistes, de grincheux, de barbons, d’empêcheurs de danser en rond. Ces trois crises : la désagrégation de la culture antique (fin de l’Antiquité) / de la culture médiévale (XVe et XVIe siècles) / de la culture européenne (époque contemporaine). La dernière de ces crises est toujours en cours – je rappelle que cet essai date du milieu des années 1960.
Cette vision de l’histoire évoque le célèbre principe attribué à Lavoisier et selon lequel « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ; autrement dit, chaque désagrégation sous-tend ou est sous-tendue par une expansion faite d’apports et d’assimilations. Ce qui assaille et provoque un mouvement de contraction prépare une dilatation ; et ce qui assaille : des hordes ou des découvertes scientifiques, des nouveautés technologiques et tant d’autres choses…
Notre psychologie collective et individuelle subit cette contraction / dilatation, compression / expansion généralement avec inquiétude, avec le désir de revenir en arrière – impossible – ou de fuir – possible, mais à quoi bon ? Nous finissons toujours par être rattrapés, d’une manière ou d’une autre.
Fracture et ouverture de systèmes avec les trois crises ci-dessus nommées : IIIe siècle, les peuples de l’Empire romain obtiennent droit de cité (voir les Goths) ; les premières colonies européennes (à partir du XVIe siècle) imposent aux Européens, même s’ils l’admettent à contre-cœur, qu’ils ne sont plus seuls. Et Bence Szabolcsi a cette très pertinente remarque : « Robinson et Gulliver sont des romans du pays le plus colonisateur ; et avec eux naquit un nouveau relativisme ». Il y aurait une immense étude à écrire à partir de cette remarque. Auparavant les distances s’allongeaient, elles se sont mises à diminuer, à ne cesser de diminuer. Les bouleversements titanesques du XXe siècle (et le XXIe siècle en annonce de plus imposants encore) ont achevé de mondialiser le monde.
Le monde se mondialise sans trêve depuis qu’il est monde, depuis que l’homme s’est fait bipède ; simplement, au cours de certaines périodes, ce phénomène connaît une accélération ou est mieux perceptible car moins diffus ; et ce sont des périodes de crise – celle que nous vivons est considérable avec la densification et la rapidité des communications et de l’information. Cette mondialisation en constante accélération est autant dilatation que contraction. A présent, les distances sont abolies ou presque. Le XXe a précipité les crises, les désagrégations, et je pourrais en revenir à l’un des concepts centraux de Zygmunt Bauman, la liquidity. Ci-joint un riche article intitulé « Zygmunt Bauman’s contribution to the dicourse on a risk society » de Dusanka Slijepcevic, article qui fait en partie écho au livre de Bence Szabolcsi, « Les cigognes d’Aquilée – De l’effondrement des cultures » :
Le XXIe siècle poursuit cette désagrégation et en accéléré, précipitant les crises et en tous sens, une désagrégation générale et, plus encore, une liquéfaction de tout. Le mouvement uniformise le monde. On peut le déplorer ou s’en réjouir, c’est ainsi. J’ai cité Zygmunt Bauman, Bence Szabolcsi cite José Ortega y Gasset. A dire vrai, j’ai pensé à lui dès les premières lignes de cet essai. Il cite plus précisément « Esquema de las crísis » (1932) dans lequel on retrouve des idées-forces présentes dans « La rebelión de las masas » (1929). C’est un livre particulièrement convainquant dont je rendrai peut-être compte dans un article. Simplement, les hommes ayant perdu leur monde, ébranlés dans leurs convictions, se raccrochent furieusement à un monde qui se crispe, opprime et organise à outrance, et n’envisage l’homme que comme élément d’une organisation de masse.
Et il a l’oubli. A la fin du XVIIIe siècle, Edward Gibbon, très optimiste, déclare qu’une invasion barbare n’est plus à redouter parce que la civilisation européenne a les moyens de se défendre mais aussi parce qu’elle ne peut oublier ce qu’elle a su, une affirmation qui aujourd’hui prête à sourire et tristement. Le XXe siècle lui a apporté un terrible démenti. Et j’en reviens à José Ortega y Gasset, à « La rebelión de las masas » : le Barbare ne vient pas de l’extérieur mais principalement de l’intérieur. Par ailleurs, les sociétés oublient facilement, trop facilement. Des individus se souviennent et prennent des notes, mais les masses n’ont pas de mémoire ; c’est pourquoi elles sont malléables, manipulables à l’envi. Le progrès tel que l’envisagent les scientistes est d’une ridicule naïveté. Des savoirs se perdent et dans tous les domaines – voir par exemple l’architecture et l’urbanisme, l’art sous toutes ses formes, mais aussi le droit, la morale, l’éthique… Toutefois, le principe négatif de l’oubli est accompagné d’un principe positif qui est le renoncement, un désir de disparition, de mort même si la mort est redoutée. Lire à ce propos « L’époque de Constantin le Grand » de Jakob Burkhardt et « L’automne du Moyen Âge » de Johan Huizina. Ces livres rendent sensible des atmosphères de défaite à des époques fort différentes, très complexes dans leurs causes, perceptibles avec ce phénomène de façade trompeuse, caractéristiques des époques de transition sans exception. Façades trompeuses… Il n’y a pas que l’effondrement des anciennes croyances et certitudes, il y a que derrière ces façades il n’y a que mort, folie, souffrance, dépravation, ce dont des artistes de l’Expressionnisme allemand ont rendu compte sans concession. On ne peut alors que vouloir fuir ; mais comment et où ? Chaque époque se caractérise aussi par un certain mode d’évasion (une fois encore, il y aurait un article à écrire à ce sujet) avec différents types d’hommes, des hommes qui à l’occasion dépassent le présent et envisagent le futur en toute indépendance. Parmi eux des scientifiques, des artistes, des poètes, des politiques, des religieux, etc. Des intellectuels quittent Aquilée assiégée pour une île (qui peut être envisagée dans un sens métaphorique) ou passent à l’ennemi afin d’accélérer le processus de désagrégation et mieux entrer dans le futur, tandis que d’autres restent sur place et s’efforcent de défendre l’ordre ancien et sur divers modes, entre autoritarisme et lamentations. Je me garde de juger les uns et les autres car je fais mon miel chez les uns et les autres et ma colère peut être provoquée par les uns ou les autres.
En relisant ce petit essai gorgé d’énergie me revient la haute figure de Gengis Kahn et son peuple, peuple-monde, destructeur mais aussi et d’abord assimilateur, peuple fécondateur sans lequel la Renaissance est difficilement explicable. Les Mongols sont des mal-connus et ils trop souvent présentés comme des créatures d’effroi exclusivement occupées à tuer et détruire. C’est pourquoi je me suis efforcé, modestement, sur ce blog, d’en rehausser le souvenir et de souligner la force positive qu’ils portaient en eux, une force libre de toute idéologie, de toute religion, de toute idéologie religieuse. Le peuple mongol fut bien un peuple-monde, universel, ouvert, avide de conquêtes mais aussi et d’abord de connaissances, des connaissances qu’ils surent recueillir (pour mieux conquérir il est vrai) chez la plus grande civilisation d’alors, la Chine. Peu d’Européens et, plus généralement, peu d’Occidentaux comprennent le phénomène mongol, son importance à un moment donné et à l’échelle planétaire.
Si quelque chose se perd ou ne s’est pas vraiment réalisé, quelque chose s’est de ce fait réalisé. Et permettez-moi de vous citer un passage du livre de Bence Szabolcsi, passage qui me fait irrémédiablement penser à Ernst Jünger, même amplitude et même énergie spatio-temporelle : « Car on a beau faire : le monde ne supporte pas ses anciennes limites, et que nous le voulions ou non, il veut grandir, s’étendre. Il se peut, il est même probable, que cette expansion aille de pair avec la disparition des anciennes beautés. C’est l’éternelle amertume des anciens, des vieux, des insatisfaits et des mécontents. Et ils ont raison, puisque quelque chose disparaît effectivement, qui n’est toutefois pas la beauté, mais une sorte particulière de beauté, un certain goût, un certain paysage, une certaine harmonie, un équilibre, une force d’expression. Parfois, cela disparaît pour quelques siècles – pour réapparaître très longtemps après, ou peut-être jamais. Nous avons déjà cité les données de Burckhardt à propos du déclin des Romains et de l’affaiblissement de leur talent figuratif (ce qui, d’après lui, va de pair) entre le IIe et le IVe siècles, comme en témoignent les statues et les peintures aux yeux écarquillés, la perte d’individualité des personnages, le processus qui aboutit à l’art de la mosaïque et trouve son véritable terrain dans les symboles ecclésiastiques. A la fin du Moyen Âge, la découverte de la laideur plébéienne, du tordu et du monstrueux, de la caricature est un fait universellement connu ; Grünewald, (en partie Dürer), Bosch et Brueghel en sont des exemples. Et à notre époque, pensons à l’apparition de l’art machinal et de masse, irréaliste et surréaliste, des modes de représentation angoissés non-figuratifs, brumeux et massifs, amorphes. »
La mondialisation du monde n’est en rien un phénomène nouveau, il faut insister sur ce point car par manque de culture historique – de recul –, ils sont nombreux à penser que notre époque se distingue de ce point de vue et radicalement de toutes celles qui l’ont précédée. On peut simplement noter que ce phénomène continu connaît tout au plus une relative accélération ; et il va de pair avec une barbarisation du monde. J’ai pris note de ce phénomène dans différents pays où j’ai durablement vécu, aujourd’hui le Portugal, Lisbonne. Lisbonne endormie il y a peu, vieillissante et avec un parc immobilier très dégradé, et qui aujourd’hui se relooke, où les valises à roulettes sont partout (leur bruit sur le pavé !), avec Uber et Airbnb, prolongations des vols Low Cost, le tout activé par Internet, par les téléphones mobiles et plus encore les smartphones. Les restaurants portugais à caractère familial, à la nourriture savoureuse et copieuse, sont remplacés par des espaces épurés avec nourriture elle aussi épurée où sont généralement servis breakfasts et brunches. Cette massification est animée par l’individualisme consumériste qui achève de gagner les recoins encore préservés de la planète. J’en prends note, sans me plaindre, j’en profite à l’occasion, mais il est vrai que je regrette les voyages tels que je les pratiquais dans ma jeunesse, dans les années 1980 et 1990, où le dépaysement – le si précieux dépaysement sans lequel le voyage ne vaut (presque) rien – était partout, à Lisbonne par exemple. Sans lui le voyage n’est d’ailleurs plus voyage, il n’est que déplacement. C’est ainsi. Par l’attention je m’efforce de pourtant de faire de chaque déplacement un voyage – et l’écriture m’y aide.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis