« Deux tâches au seuil de la vie : rétrécir votre cercle de plus en plus, et constamment vous assurer que vous ne vous êtes pas caché vous-même quelque part en dehors du cercle. » Franz Kafka dans « Notes et aphorismes »
Aucun écrit ne m’a placé dans un tel état, comme une syncope au cours de laquelle le monde se ramasse formidablement, comme si je me retrouvais dans un élément de matière à peine préservé d’un effondrement gravitationnel, comme si je perdais du sang suite à une blessure nette, faite au scalpel ; et je pourrais à ce sujet multiplier les images afin de rendre sensible ce fait unique à ma connaissance dans l’histoire de la littérature, à savoir que la lecture de Franz Kafka est vécue physiquement, qu’elle n’est pas sans effet sur les rythmes du corps. Comment expliquer ce fait ? Il tient au moins en partie à cette fusion du sens propre et du sens figuré, sensation qui serait pour ma part plus aiguë si je lisais Franz Kafka dans l’original, ce qui me permettrait de saisir le jeu des analogies son/images et des homonymies – quand on sait par exemple que Schloss signifie « clé » et « château » ; Prozess, « procès » et « processus » ; Bau, « construction » et terrier », etc. Fusion du sens propre et du sens figuré, par exemple : « Il nous est permis de prendre dans notre propre main la volonté, ce fouet, et de la brandir au-dessus de notre tête. »
Si je devais traduire les écrits de Franz Kafka picturalement, je ne ferais en aucun cas usage de la peinture mais de la gravure, et de la gravure en taille-douce : précision chirurgicale et intimisme. Franz Kafka ne peut que se traduire dans un format qu’accepte un livre de format courant – qui tient dans la poche. Franz Kafka a été illustré par un certain nombre d’artistes, et avec plus ou moins de pertinence, parmi lesquels Louis Mitelberg (Tim) et Hans Fronius, les meilleurs à mon sens. Un autre artiste (il passe à plusieurs reprises dans le « Journal ») aurait pu accompagner magnifiquement ses écrits, Alfred Kubin. Parmi les sculpteurs, Jean Robert Ipoustéguy et Wolf Vostell, ses bétonnages en particulier.
L’écriture de Franz Kafka, une puissance visuelle que suggèrent des notes comme : « Dans la forêt sombre, dans le sol détrempé, je ne retrouvais mon chemin que grâce au blanc de son faux-col ». « Transition dénuée d’art entre la peau du crâne chauve de mon chef et les rides délicates de son front. Une faiblesse manifeste de la nature, très facile à imiter, des billets de banque ne pourraient pas se permettre d’être faits de cette manière ». Une fois encore, ce glissement de plan provoque chez le lecteur une légère syncope, un étourdissement qui s’estompe imperceptiblement mais qui revient tel quel sitôt qu’il relit Franz Kafka.
Franz Kafka ne s’est jamais rendu en Russie dont les penseurs, y compris les grands anarchistes, le fascinaient, et pourtant, dans son « Journal », un passage m’a retenu entre tous, une rêverie rapportée avec une économie de moyens qui tend vers le minimalisme : quelques traits et tout est là : « Infini pouvoir d’attraction de la Russie. Mieux que la troïka de Gogol, ce qui permet de le saisir est l’image d’un grand fleuve étendant à perte de vue ses eaux jaunes qui envoient des vagues partout, des vagues hautes, mais sans excès. Sur les rives, des landes sauvages et désolées, des brins d’herbe brisés. Rien ne peut saisir cela, tout l’efface au contraire. »
La fonction de la plainte : « Je n’ai plus assez de force pour faire une phrase. Si encore il s’agissait de mots, s’il suffisait de jeter un mot sur le papier et qu’on pût s’en détourner, dans la calme certitude d’avoir entièrement empli ce mot avec soi-même. » Où l’on retrouve la remarque de Marthe Robert longuement rapportée ci-dessus, avec ce rapport si particulier à la langue maternelle. Mais, surtout, la plainte accomplit une fonction essentielle dans son œuvre – et il y aurait un formidable article à écrire à ce propos –, la plainte est moteur et carburant. Notons ce (fécond) paradoxe : lorsqu’il écrit : « Je n’ai plus assez de force pour faire une phrase », il a déjà écrit une phrase… Et cette phrase entraîne les autres, naturellement, comme par inertie.
Autre formidable article à écrire (à partir de l’ensemble de ses écrits, en commençant par le « Journal » dans lequel se reflète cet ensemble, y compris la correspondance, un ensemble qui s’y reflète comme dans un miroir brisé dont certains morceaux auraient été jetés fort loin) : la traduction de sensations psychiques par le physique : rythme cardiaque, pulmonaire, oppression en un point du corps, etc. Redisons-le, les plans fusionnent chez Franz Kafka : sens propre/sens figuré mais aussi psychique/physique. Fusion des plans, par exemple : « Amélioration, parce que j’ai lu August Strindberg. Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis assis comme un homme sur une statue. Dix fois, je suis en danger de glisser, mais à la onzième tentative, je tiens bon, j’ai de l’assurance et une vaste perspective ». « L’espace d’un instant, je me suis senti revêtu d’une cuirasse ». « Qu’est-ce que tu es ? Misérable, voilà ce que je suis. J’ai deux planchettes vissées sur les tempes ». Et cette note qui provoque invariablement en moi une syncope légère : le 16 novembre 1911, il reprend ce qui suit d’un carnet tenu à l’époque où il préparait ses examens de droit : « Ce soir, après avoir passé la journée à étudier depuis six heures du matin, je remarquai que, depuis quelques instants, ma main gauche embrassait les doigts de ma main droite, par pitié ». Autre remarque de même tonalité : « J’ai senti sur mon corps avant de m’endormir le poids de mes poings au bout de mes bras légers. »
Il serait amusant (mais inutile) de se livrer à une entreprise taxinomique de ce document en le découpant en morceaux que l’on classerait dans des tiroirs prévus à cet effet. Par exemple, un tiroir (et il serait bien rempli) qui recueillerait ses plaintes essentiellement liées à son incapacité ou à son extrême difficulté à écrire.
Veille et sommeil (les rêves) glissent sur un même plan, comme deux patineurs sur un miroir de glace. Il y a le demi-sommeil aussi, état particulièrement fécond : « Les deux L. La petite institutrice diabolique, que j’ai vue également dans un demi-sommeil, elle dansait à folle allure – c’était une danse du genre cosaque, mais exécutée en l’air –, montait et descendait au-dessus de pavés de brique raboteux et légèrement inclinés, posés là comme des taches brun foncé dans la lumière du crépuscule. »
Glissement de plans, veille/sommeil auquel s’ajoute comme une synesthésie (deux sens s’associent) : « Avant-hier, la jeune fille dans la chambre voisine. J’étais étendu sur le canapé et j’entendais sa voix dans un état de demi-sommeil. Elle me faisait l’effet d’être habillée d’une façon particulièrement solide, non seulement par ses vêtements, mais par la chambre voisine tout entière, seules ses épaules que j’avais vues quand elle prenait son bain, des épaules modelées, nues, rondes, puissantes et sombres, tenaient tête à ses vêtements. Un instant, il me sembla qu’elle dégageait de la vapeur et que cette vapeur emplissait la chambre. Puis je la vis debout, vêtue d’un corsage gris cendre dont le bas s’écartait tellement du corps qu’on pouvait pour ainsi dire s’asseoir dessus à califourchon ». Précision hallucinée, glissements divers de plans spatiaux et temporels (mais que vient donc faire ici cette maîtresse de maison ?) qui suscitent une ineptie, comme dans le rêve ou de demi-sommeil (états auxquels Franz Kafka revient volontiers) : « Les lueurs et les ombres projetées sur les murs et au plafond par la lumière électrique venant de la rue et du pont sont confuses, en partie décomposées, elles se recouvrent et retiennent difficilement l’attention. Cela tient simplement à ce que, tandis qu’on posait la lampe à arc dans la rue et qu’on installait cette chambre, aucune maîtresse de maison n’a tenu compte de l’aspect que prendrait ma chambre, vue du canapé à cette heure-ci sans son éclairage propre ». Mais c’est toute la partie du 4 octobre 1911 au soir qu’il me faudrait citer ; elle commence ainsi : « Vers le soir, sur le canapé, dans l’obscurité de ma chambre ». Plans rabattus et brisés avec géométries toujours changeantes, il y aurait un article à écrire sur ces passages hautement picturaux du « Journal » qui évoquent l’Expressionnisme allemand (peintures, estampes mais aussi décors de cinéma), ce qui n’est en rien étonnant, ils sont nés à la même époque. État d’éveil ou de sommeil, de demi-sommeil : « Le couple juif qui logeait à côté de moi. Des gens jeunes, tous deux timides et modestes, elle avec un grand nez crochu et un corps élancé, lui louchant légèrement, trapu et large, toussait un peu la nuit. Ils marchaient souvent l’un derrière l’autre. Je jette un coup d’œil sur le lit en désordre en passant devant leur chambre » ? Mais c’est presque tout le « Journal » que je pourrais citer à ce propos, car presque tout semble s’être formé dans la boutique obscure – allusion au recueil de cent-vingt-quatre rêves notés par Georges Perec entre 1968 et 1972.
Et ce qui suit lui a-t-il été dicté, implicitement ou explicitement par un rêve : « On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d’un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l’intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu du spectacle » ? La notation suivante, bien moins folle, très sage même, semble elle aussi procéder du rêve : « Petite jeune fille, dix-huit ans, son nez, sa forme de tête, cheveux blonds, je l’ai vue hâtivement de profil, elle sortait de l’église. » Et puis il y a ces banalités inquiétantes. Il écrit le 16 février 1922 : « L’histoire de la crevasse dans le glacier. » Serait-il la crevasse ? Ou le glacier ? Ou les deux à la fois ? Ces questions ne sont nullement hors de propos. Souvenez-vous de cette très courte nouvelle intitulée « Le Pont ». Elle commence ainsi : « J’étais dur et froid, j’étais un pont, un pont jeté sur un ravin. Les orteils plantés d’un côté, les mains s’agrippant de l’autre, je m’étais encastré dans l’argile gluante. »
Il y a aussi ces fulgurances consignées en aphorismes, particulièrement en 1917 et 1918, lorsqu’il séjourne à Zürau, village de Bohême, chez sa sœur Ottla, des aphorismes qui ont été publiés en français sous le titre « Les aphorismes de Zürau ». Dans le « Journal », des aphorismes émaillent cette multitude de fragments, des aphorismes à caractère moral qui évoquent les grands moralistes français du XVIIIe siècle, ainsi, par exemple : « Les parents qui attendent de la reconnaissance de leur enfants (il y en a même qui l’exigent) sont comme ces usuriers qui risquent volontiers le capital pour toucher les intérêts ».
Parmi tant de notations sur plus de six cent cinquante pages, l’une d’elles m’a d’emblée fasciné sans que je m’explique pourquoi, ce qui a pour effet de maintenir la fascination intacte ; le 25 mars 1912, il écrit donc : « Le bruit du balai qu’on passe sur le tapis dans la chambre d’à côté est perçu par l’oreille comme celui d’une traîne qui bouge par saccades. »
Et pour prolonger cet article, un court métrage intitulé « Neighbors » (1920) de Buster Keaton, écrit en collaboration avec Edward F. Cline. Je vois toujours plus Buster Keaton comme un frère de Franz Kafka ; et je pourrais faire suivre ce lien de bien d’autres liens montrant l’homme au canotier :
https://www.youtube.com/watch?v=moghrrGuhTo
Olivier Ypsilantis