Deuxième partie – Le fruit.
Chapitre I. Cette deuxième partie est introduite par une pensée de Walter Schubart extraite de « L’Europe et l’âme de l’Orient » : « Ce n’est pas dans l’équilibre du monde bourgeois, mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions. »
La souffrance n’ayant épargné aucun peuple, les fruits de la paix doivent être pour tous. Il y aura des vainqueurs et des vaincus, et les armes doivent faire leur œuvre tant il est vrai que « plus la logique de la force se manifestera dans toute sa rigueur, plus elle fera impression sur ses adorateurs, et mieux la paix sera garantie ». Pas de compromis possible aussi longtemps que le but ne sera pas atteint, soit la défaite totale de l’un des camps. La paix issue de ce conflit radical et planétaire ne saurait être un compromis.
Chapitre II. La paix ne doit pas être une paix de violence. Aussi les traités doivent-ils être d’une extrême solidité, dictés par la raison et en aucun cas par la passion. Cette guerre a accentué le nivellement universel. La Grande Guerre a remplacé les monarchies par les démocraties ; cette guerre plus violente et plus vaste remplacera les États nationaux par des Empires, ce qui devrait asseoir une paix plus durable.
Chapitre III. Les vainqueurs ne doivent pas s’assurer de nouveaux espaces au détriment des vaincus. Autrement dit, les anciennes frontières doivent être effacées par consentement mutuel au profit d’empires afin de taire définitivement les querelles fratricides. La paix doit être assurée de manière inviolable.
Chapitre IV. Cette guerre a tellement mêlé les peuples qu’ils ne peuvent à présent qu’œuvrer à une union supérieure afin d’éviter des destructions toujours plus immenses. De la guerre mondiale à la paix mondiale, du feu vers la lumière. Temps particulièrement délicat : ce temps entre l’armistice et la conclusion de la paix ; car c’est dans cet intervalle que l’esprit de discorde tend à s’imposer. Il doit y avoir un vainqueur et un vaincu car telle est la condition du salut ; mais au vainqueur incombe une très lourde responsabilité : celle de gagner la paix en emportant l’adhésion de l’ennemi, du vaincu, pour l’Alliance.
Chapitre V. Cette guerre est la première guerre véritablement mondiale de l’histoire humaine, preuve que cette histoire tend vers un ordre planétaire. La technique (qui est connaissance et volonté devenues forme) exige de vastes espaces : elle repousse les frontières du passé. Porté par la technique, l’homme devient peu à peu le citoyen de nouveaux empires.
Ernst Jünger (à gauche) en compagnie de Carl Schmitt, à Rambouillet, en 1944.
Chapitre VI. Les moyens de communication activent une circulation toujours plus intense tandis que l’industrie ne cesse d’augmenter sa productivité, emploie toujours moins de personnes, et que le commerce croule sous les surplus. Le plein emploi pour les hommes et les outils n’est que là où sévit la destruction.
Les moyens techniques rendent le monde bien étroit et la libre circulation est entravée par les frontières et la diversité des formes de l’État et de l’économie. L’Europe doit devenir partenaire des empires qui se constituent sur la planète pour le bien de tous.
Chapitre VII. La Révolution de 1789 portait un message supranational, ce qui favorisa la marche de ses armées. Le culte de Napoléon célébré dans de nombreux pays répondait au vieux rêve d’une monarchie universelle. Mais de cet ébranlement naquirent des États, l’idée de l’Europe se rendormit et le Congrès de Vienne confirma les frontières. Le Traité de Versailles qui aurait pu instituer un nouvel ordre pour la paix universelle ne fit que multiplier les dissensions ; il désignait la Deuxième Guerre mondiale. L’idée de la SDN était louable mais elle manquait d’une idée directrice et se perdit dans mille détails, provoquant un désintérêt général, y compris chez les vainqueurs. Par ailleurs, elle ne traita pas les États sur un pied d’égalité, ce qui activa le ressentiment et l’esprit de vengeance ; le Traité de Versailles ne fit que confirmer les frontières ; la guerre à venir terrifiait et envoûtait ; aucune réforme ne pouvait suffire ; les partis se voyaient poussés à une explication radicale ; et l’instinct l’emporta sur la raison, comme toujours dans ce cas.
Chapitre VIII. Dès le début de la guerre, l’Allemagne s’adonna aux erreurs passées en menant non pas une guerre d’union (avec mêmes droits et devoirs pour tous) mais de conquête car, contrairement à la France, elle n’avait pas consommé la matière de l’État national ; c’est pourquoi elle était condamnée à perdre une guerre qui ne faisait qu’augmenter les résistances à mesure qu’elle déployait ses efforts. Dans cette guerre, et malgré les souffrances de l’Occupation, des liens d’estime et d’amitié se sont tissés, des liens volontiers plus solides que les traités entre États.
Chapitre IX. La paix ne doit pas être dictée par un désir de vengeance ; il ne fera qu’ajouter de nouvelles injustices aux anciennes. La raison et la connaissance de l’ensemble doivent guider les juges afin qu’ils distinguent pleinement le juste de l’injuste et n’activent pas le crime à leur tour. Il ne s’agit pas de venger mais de rétablir la notion de droit si malmenée dans de nombreux pays. Le droit doit finir par chasser les ténèbres et jusque dans leurs moindres recoins. Réactiver le droit, rétablir la justice mais sans que les partis ou les nations ne s’érigent en juges de leurs adversaires : on ne peut être juge et partie. Le châtiment du crime doit être assuré par des tribunaux dépourvus de haine, capables de distinguer entre le soldat et le bourreau, le combattant et l’assassin, loin de tout esprit partisan afin, tout d’abord, de ne pas faire des criminels des martyrs et des héros nationaux. La justice doit être effective, sans concession, mais sans jamais se laisser aller à l’esprit de vengeance. Moins les passions se refléteront dans la source du droit, plus le crime apparaîtra dans toute sa hideur.
Chapitre X. L’épuration doit précéder l’union. Mais la paix doit tendre intégralement vers la paix, vers des formes nouvelles et à l’échelle planétaire, une aspiration qui se lit dans cette guerre même. La paix doit régler la question de l’espace. Le partage de l’espace doit être revu afin de ne plus laisser prise aux puissances d’agression, ou totalitaires, dont l’existence même est le symptôme d’un mal venu de l’histoire. La question du droit est garante de la paix qui pour être durable ne peut être conclue qu’entre des peuples libres.
Il y a aussi la question des formes d’existence du Travailleur, ce héros du monde moderne, issu de la mobilisation totale qui aplanit la différence entre les peuples, question qui souligne ce fait incontournable : la guerre a transformé les peuples et les nations.
Le règlement du problème de l’espace (intimement lié à celui du droit) guérira le mal des peuples sans espace et donc parcourus de tensions dangereuses. Le Travailleur qui seul possède la vision et la hardiesse nécessaires à l’élaboration d’une paix mondiale se dressera de toute sa stature sur le socle des questions de l’espace et du droit équitablement résolues. Le Travailleur, soit l’ensemble des forces participant à la mobilisation totale et enfin libérées pour des fins créatrices. Une fois son temps révolu, le Travailleur se défera de son esprit titanesque et apparaîtra sous d’autres aspects qui découvriront son rapport à la tradition, la création, le bonheur, la religion.
Chapitre XI. La question de l’espace doit en priorité être résolue en Europe d’où sont parties les deux dernières guerres. Chaque peuple d’Europe doit apporter son espace en dot. Les membres épars de l’Europe doivent se réunir en un seul corps animé d’une respiration plus profonde et d’une circulation du sang plus ample, une tâche prométhéenne qui peut trouver appui sur de nombreux exemples dans l’histoire. Les nations nées des dynasties et des éclats de vieux royaumes sont en demeure de fonder l’Empire.
Ernst Jünger, à Paris, pendant l’Occupation.
Chapitre XII. La pénurie d’espace sera résolue par l’union des peuples. La Constitution déterminera les formes de la vie en commun, une Constitution qui devra satisfaire deux principes fondamentaux : l’unité et la diversité. Cette géopolitique nouvelle pourra concilier deux tendances (opposées et complémentaires) où se sont engagées les démocraties modernes : l’État autoritaire et l’État libéral. Les formes de ce premier se conçoivent là où les hommes et les choses peuvent être organisés techniquement. Les formes de ce dernier procèdent des forces profondes de la création. D’une part, organisation uniforme afin de fluidifier le mouvement et les échanges ; d’autre part, la diversité doit régner là où les peuples diffèrent – et cette palette ne sera jamais trop riche. La Constitution (européenne) devra faire la part de la culture (l’intimité de l’homme) et de la civilisation (l’action de l’homme sur le monde). Unification spatiale de l’Europe et préservation de la diversité, de l’histoire de ce continent qui, ainsi, s’enrichira de valeurs nouvelles. Ce cadre aidera les peuples, grands et petits. Ainsi, les Alsaciens pourront-ils vivre comme des Allemands ou des Français, délivrés de la concurrence des États nationaux et, surtout, ils pourront vivre comme Alsaciens. Et ainsi des Bretons, des Crétois, des Siciliens et tant d’autres peuples.
Chapitre XIII. Pour durer, la paix ne doit pas se fonder exclusivement sur la raison ; elle doit aussi représenter un pacte sacré. Il s’agit de s’opposer au retour du nihilisme, une tendance exposée au plus haut point en philosophie par Nietzsche, en littérature par Dostoïevski ; et ce n’est pas par hasard que le conflit entre le peuple allemand et le peuple russe aura été le plus radical, ces deux peuples se complètent par nature.
Les relations entre hommes ne peuvent se contenter de négociations raisonnables, de traités ; elles doivent envisager le rapport à Dieu. En Russie, le bouleversement technique et politique s’inscrira sur le plan métaphysique – les grands poètes de ce pays l’ont prophétisé –, il ira de la terreur à l’apaisement. Libérés des technocrates, l’Allemagne montrera le meilleur d’elle-même, avec ces Allemands qui surent résister aux puissances d’extermination. La France est la mieux préparée à cette unité supérieure – l’Europe –, ses ressources en formes correspondent à l’excédent de forces inorganisées en Allemagne. L’Angleterre occupera le meilleur rôle pour l’organisation pratique ; et elle adaptera sa politique traditionnelle non plus à l’équilibre des peuples mais des continents et des empires. L’Amérique possède à présent la tradition de la construction telle qu’elle nous est devenue nécessaire. Malgré l’immense influence de l’Amérique et de la Russie – des empires –, forte de ses propres fonds l’Europe tendra à se faire empire.
Chapitre XIV. Il faut lutter contre le nihilisme, tant au niveau individuel que collectif. Il faut circonscrire les puissances de la technique. L’intellect et ses forces titanesques doivent être séparés des forces humaines et divines. Le danger est imminent ; c’est pourquoi à défaut de foi nous devons témoigner de piété, refuser que les affaires publiques soient confiées aux nihilistes, aux purs techniciens, aux contempteurs de toute obligation morale. Celui qui ne jure que par l’homme et la sagesse humaine finit par sacrer roi le bourreau. Afin d’éloigner le nihilisme, l’État doit se référer à une raison supérieure à celle de l’homme ; il doit faire appel aux ressources de la foi pour dominer toutes les idoles de l’intellect.
Chapitre XV. L’État libéral n’est pas assez armé pour s’opposer aux nihilistes. On ne peut véritablement vaincre le nihilisme qu’avec l’aide de l’Église. Il faut miser sur la foi et non l’indifférence. Il faut que dans l’État nouveau l’homme soit ancré dans l’espace et dans le temps, dans l’infini et l’éternité. La totalité de l’homme doit dépasser la certitude que l’État enseigne dans son système éducatif. Pour ce faire, les Églises ont besoin de remonter aux sources. La théologie doit cesser d’être considérée comme une science subalterne. Elle doit initier au salut d’une manière rationnelle. Elle doit attirer les cœurs les plus généreux, les têtes les mieux faites et les esprits les plus fins, tous ceux qui ne se satisfont pas des disciplines spécialisées ni même de la philosophie. Il ne s’agit pas de jeter aux ordures les résultats acquis par les sciences particulières, mais de leur retirer leurs prétentions à la valeur absolue. Les progrès incessants de la technique laissent l’homme toujours plus démuni ; les études théologiques peuvent réparer les fêlures qui nous parcourent.
Chapitre XVI. Dans la guerre totale, la Bible (avec ses commandements, ses promesses et ses révélations) s’impose face aux basses lois du monde de la terreur. Elle nous livre le modèle et la mesure qui commandent à l’histoire et à la géographie humaines. Elle garantit les pactes et conduit à la paix par la nécessité morale qui seule peut fonder le véritable ordre humain.
Chapitre XVII. Le traité de paix à venir ne doit pas se présenter exclusivement comme un traité de droit public ou international. Il faut dans un même temps instituer un synode. Les Églises ont fait front commun contre le nihilisme. L’unité politique, favorisée par le déclin des nations, favorisera la confluence des Églises.
Chapitre XVIII. Il faut tendre non pas vers la paix à tout prix mais vers la juste paix, car la paix à tout prix contient des germes mortels capables d’engendrer une violence toujours augmentée. Il faut toujours plus prendre garde à ce que la technique ne dicte pas ses lois au nihilisme. A présent ses ambitions tendent vers la destruction totale, l’annihilation de toute vie. Il ne faut pas que la technique dicte ses lois à la basse raison car, ce faisant, elle transformerait la paix (apparente) en guerre civile, augmentant toujours plus l’aire de la terreur.
Chapitre XIX. Confronté à cette guerre planétaire, l’homme est tenté de succomber au découragement et à la peur qui paralyse. Les démons l’observent en coin, pleins d’une joie sauvage, en attendant qu’il renonce à sa responsabilité, qu’il renonce à distinguer le bien du mal. Or, chaque homme est responsable et immensément. Chaque homme, y compris le plus humble, est juge du juste et de l’injuste, et est convié à faire le bien dans ce monde de violence radicale. LA VRAIE FORCE EST CELLE QUI PROTÈGE.
La lassitude et la peur retardent la paix. Pour mériter la paix, il ne suffit pas de ne pas désirer la guerre. La véritable paix suppose un courage qui dépasse celui que suppose la guerre : elle est activité créatrice, énergie spirituelle. La paix se conquiert d’abord par un travail sur soi-même. Le combat contre lequel nous sommes engagés se joue entre les puissances de la vie et celles de la mort. Soyons ces preux qui se tiennent épaule contre épaule pour une paix durable.
Olivier Ypsilantis