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En relisant « La deshumanización del arte » de José Ortega y Gasset – 2/2

 

Ce goût extrême pour le culte de l’émotion, l’une des marques du XIXe siècle, porte préjudice au plaisir esthétique en tant que tel. L’émotion ainsi cultivée est envisagée comme un parasite. La deshumanización del arte œuvre à la prédominance de l’intellect sur la passion. Elle s’oppose au kitsch qui encourage l’exhibitionnisme des passions collectives. L’euphorie des émotions ne suffit pas à ces artistes du XXe siècle pour lesquels le plaisir esthétique doit être d’abord conscience et non simple ivresse et pathétisme. C’est pourquoi ils revendiquent par leur art et pour leur art une fonction cognitive et non simplement sociale.

 

 

La deshumanización del arte n’est pas divorce entre l’artiste et le public, elle se caractérise par l’impopularité des œuvres, conséquence de la deshumanización. Ce sont les œuvres qui renoncent à exprimer ces émotions qui font les délices du public bourgeois mais aussi du public socialiste ; les œuvres s’affairent à briser une routine. La deshumanización del arte n’est pas non plus volonté radicale de gommer l’émotion. Antonio Machado poursuit la réflexion de José Ortega y Gasset quand il écrit dans « Prosas varias » : « No es la lógica lo que el poema canta, sino la vida, aunque no es la vida lo que estructura al poema, sino la lógica (…) Esta verdad turbiamente vista, o vista a medias, divide todavía a gran parte de los poetas modernos en dos sectas antagónicas : la de aquellos que pretenden hacer lírica al margen de toda emoción humana, por un juego mecánico de imágenes, lo que no es, en el fondo, sino un arte combinatorio de conceptos hueros, y la de aquellos otros para quienes la lírica, al prescindir de toda estructura lógica, sería el producto de los estados semi-comatosos del sueño. Son dos modos perversos del pensar y del sentir, que aparecen en aquellos momentos en que el arte – un arte – se desintegra o, como dice Ortega y Gasset, se deshumaniza. »

Dans « La deshumanización del arte », José Ortega y Gasset ne prend aucunement en compte les effets de la Grande Guerre sur le développement de l’art. La guerre avait pulvérisé le monde des apparences et d’une manière radicale. La fluidité de la ligne et le rendu (le bel effet) ne pouvaient suffire, ils étaient même devenus terriblement insuffisants, désuets. Leur suffisance et leur désuétude ne pouvaient que faire hausser les épaules. L’avant-garde avait probablement anticipé la catastrophe à venir ; pensons en particulier au Cubisme et au Fauvisme en France, au Futurisme en Italie, aux Expressionnistes allemands (Die Brücke et Der Blaue Reiter), sans oublier la très grande richesse de l’avant-garde russe, plutôt radicale, et qui sera vite matée par le pouvoir et dès le début des années 1920. Bref, cette « deshumanisation » de l’art, cet art des avant-gardes, semblait annoncer la deshumanisation de l’homme dans cette guerre totale, la première guerre industrielle de l’histoire de l’humanité. José Ortega y Gasset ne vit pas cela. Pourquoi ? Parce qu’il était espagnol, à la périphérie de l’Europe, loin des champs de bataille de la Grande Guerre ? On s’interroge. Je rappelle que ce livre a été écrit en 1925, mais il faut se rendre à l’évidence : « La deshumanización del arte » est un livre construit avec des matériaux antérieurs à la Première Guerre mondiale, ce qui explique cette absence totale de références, tant implicites qu’explicites, aux mouvements d’avant-garde.

Insistons : l’art « déshumanisé » ne refuse pas l’émotion, il s’efforce plutôt de la contrôler, de l’empêcher qu’elle ne joue des coudes afin d’occuper à tout prix et à tout propos le devant de la scène. Cet art se déclare las d’un certain comportement, tout simplement, et il entend le contrôler.

 

 

La deshumanización del arte est très explicitement exposée par cette piquante remarque de Picasso lorsqu’il propose de remplacer le « trompe l’œil » par le « trompe l’esprit », ainsi que par cette autre remarque de Rainer Maria Rilke qui déclare au sujet des fruits des natures-mortes de Cézanne qu’ils ne semblent pas comestibles dans la mesure où ils ont été sortis de l’espace et du temps. Par cette métaphore, Rainer Maria Rilke rend d’un coup sensible (compréhensible) la notion de l’art pour l’art qui conduit à la deshumanización del arte. C’est la praxis (πρᾱξις) face à la poiesis (ποίησις) ainsi que les définit Aristote.

La deshumanización del arte représente un effort de l’art sur lui-même afin d’échapper aux conventions, à l’identification esthétique / éthique, à la dévotion à une cause qu’elle soit bourgeoise ou révolutionnaire. Et précisons que ce n’est pas parce qu’une formule mathématique ne véhicule ni sentiment ni passion qu’elle doit être qualifiée d’inhumaine. La métaphore est centrale dans cet art d’avant-garde : la réalité n’est pas niée, sous aucun prétexte, elle est simplement envisagée sous un angle différent, débarrassée des oripeaux du politically correct, qu’il s’agisse une fois encore des certitudes bourgeoises ou révolutionnaires.

Il n’est pas question de claquer la porte à la tradition, mais de la reconsidérer. Personne n’ignore que l’anti-traditionalisme pur et dur a tôt fait de s’adonner à des puérilités avant de se figer dans la pose, et sur un piédestal de préférence… L’austérité prônée par l’avant-garde telle que la perçoit José Ortega y Gasset tient aussi de l’entreprise de désencombrement : on jette au feu tout un bric-à-brac bourgeois d’un raffinement somptuaire devenu funèbre. De ce point de vue le texte d’Adolf Loos « Ornement et Crime » (« Ornament und Verbrechen ») est emblématique.

José Ortega y Gasset accorde une grande attention à la métaphore. Certes, elle a toujours tenu un rôle central dans la création artistique, y compris au XIXe siècle, mais elle n’était que décorative, elle n’était qu’épiderme, à l’exception du symbolisme (un précurseur de l’avant-garde). La métaphore s’oppose au réalisme et, en ce sens, elle est au cœur de l’avant-garde, elle est l’un de ses carburants et l’un de ses outils – l’une de ses armes. La deshumanización del arte n’est en rien celle de l’homme. La rage de Francis Bacon (et auparavant des Expressionnistes allemands) face à ses modèles est volonté radicale de se porter au-delà de leur épiderme, de leur apparence, volonté de les étreindre et probablement de les aimer…

 

 

José Ortega y Gasset répertorie les procédés de l’avant-garde avant de nous amener à cette conclusion : la deshumanización del arte est purification et ce phénomène est cyclique, ce qui laisse sous-entendre que l’avant-garde a été active cycliquement tout au long de l’histoire. A ce propos, on pourrait travailler à une passionnante étude de l’Histoire de l’Art qui s’attacherait à délinéer les avant-gardes sur des siècles, voire des millénaires. On pourrait par exemple s’attacher à l’étude de l’iconoclastie dans les sociétés chrétiennes, l’iconoclastie ou le refus des images pour représenter le sacré, une vérité au-delà du sensible. L’iconoclastie contre l’idolâtrie ? Le caché contre l’apparent ?

Cet écrit de José Ortega y Gasset, probablement l’un de ses plus connus, accuse une certaine fatigue dans les dernières pages. L’auteur semble dépassé par son sujet, effrayé même. Mais qu’importe ! Ce livre reste un document de grande valeur, par le concept qu’il véhicule et qui le véhicule : la deshumanización del arte. Pour ma part, il ne me déplairait pas d’écrire quelques pages, de prolonger ce livre en m’appuyant sur le concept de Liquid Modernity élaboré par Zygmunt Bauman…

 

Olivier Ypsilantis

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