Dachau était devenu pour des raisons complexes le moins mauvais des camps. Les terrifiants taux de décès (plus de cent par jour) furent la conséquence de l’épidémie de typhus. Joseph Rovan parvint à protéger tous ses camarades et à faire placer dans son groupe des membres de son réseau arrivés après lui. Tous survécurent à l’exception de l’un d’eux, emporté par le typhus. Joseph Rovan pouvait protéger mais aussi diriger vers un transport un indésirable, ce qu’il fit avec un individu qui avait eu la mauvaise idée de dénoncer comme juif l’un de ses camarades (Gaston Gosselin) qui n’était pas juif, mais, surtout, ce qui le désignait à une mort programmée. Joseph Rovan fit donc inscrire le délateur « sur une liste de départ vers un camp où il avait peu de chance de survivre ». Il survivra toutefois et fera même carrière en se prévalant de son passé de Résistant et de Déporté…
La rivalité entre nations est marquée à Dachau. Joseph Rovan l’explique dans son livre de souvenirs mais aussi dans l’un des tableaux des « Contes de Dachau » intitulé « Des nations peu unies ». J’insiste : celui qui lit « Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand » pourra lire les « Contes de Dachau » qui complètent le chapitre 5 de cette vaste autobiographie. Donc, les Français ne sont pas vraiment appréciés à Dachau. Les Allemands et les Autrichiens éprouvent une sorte de condescendance à l’égard d’un pays qui s’est fait battre si facilement en 1940 ; les Tchèques n’oublient pas la « trahison de Munich » ; les Polonais n’oublient pas qu’ils ont été lâchés. Bref, dans les kommandos, on donne aux Français les travaux les plus pénibles et ils ne peuvent accéder aux postes à responsabilité. Autre difficulté pour les Français à Dachau, très peu d’entre eux sont capables de se débrouiller en allemand, à l’exception des Alsaciens et des Lorrains, tandis que la plupart des autres détenus parlent ou baragouinent cette langue. Et Joseph Rovan en profite pour rendre hommage aux Luxembourgeois « qui, parlant tous français et allemand, rendaient de grands services aux Français désorientés ». Parmi eux, l’abbé Jules Jost.
L’une des particularités de Dachau, les blocs des prêtres, les blocs 28 et 30, des détenus relativement privilégiés, qu’ils soient polonais ou allemands
Dachau est classé en haut de la catégorie I (la pire étant la III, avec notamment Mauthausen). Des colis du Comité International de la Croix Rouge (C.I.C.R.) y sont envoyés ce qui contribue à sauver de nombreuses vies. Noël 1944, Joseph Rovan pèse trente-quatre kilogrammes, pour un mètre soixante-cinq. A la libération du camp, il en pèse plus de cinquante. Dachau n’est pas un camp d’extermination, il n’empêche qu’on y exécute. Ainsi Joseph Rovan reçoit-il le même jour les fiches d’arrivée et de décès de quatre-vingt-treize officiers soviétiques. A quelques pas de la baraque où il travaille est exécuté le général Charles Delestraint dont il reçoit la fiche Abgang durch Tod. Ci-joint, un lien sur cet homme d’exception :
http://www.memoresist.org/resistant/general-delestraint/
Automne 1944, des convois de déportés (parmi lesquels de nombreux Juifs hongrois) arrivent en nombre à Dachau, un Lager considéré comme Judenrein avant ces arrivées. Affectés à des kommandos extérieurs, ils meurent en très grand nombre au cours de l’hiver 1944. Début 1945, d’autres convois arrivent à Dachau, parmi lesquels, une fois encore, de nombreux Juifs. Ils viennent des pires camps et ont voyagé des jours et des jours presque sans nourriture et par un froid en-dessous de 0° C. La mortalité est effrayante et les wagons finissent par transporter plus de morts que de vivants. Parmi les survivants, Robert Antelme que Joseph Rovan fréquentera après la guerre.
Les Alliés ne cessent d’augmenter leur pression. Munich est pilonné par l’aviation qui s’en prend également au camp SS de Dachau et à des usines, bombardements dans lesquels périssent des déportés de Dachau. Joseph Rovan voit passer leurs fiches de décès. Après la libération du camp, Joseph Rovan remettra au représentant du ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés la liste des Français décédés au cours de leur détention. Ce ministère commettra une erreur tragicomique en publiant cette liste comme celle des… survivants ! La libération est proche et les Comités nationaux se constituent parmi les détenus. Les communistes toujours très organisés s’activent. Il faut les prendre de cours et éviter qu’ils ne mettent l’un des leurs – ou un « idiot utile » – à la tête du Comité national français. Joseph Rovan et quelques amis tirent Edmond Michelet du lit (il se remet du typhus) et le poussent vers le lieu de la réunion. L’autorité de ce dernier est reconnue par tous, y compris par les communistes. Tout en contenant ces derniers, Edmond Michelet ne les ostracise pas de la communauté nationale, ce qui lui vaudra, en octobre 1945, d’être nommé ministre des Armées par le général de Gaulle.
La libération de Dachau, 29 avril 1945, est rapportée dans « Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand » mais aussi dans l’un des tableaux de « Contes de Dachau », intitulé « Délivrance », et avec maints détails d’une grande force picturale. Il y a environ trente mille détenus dans le camp de Dachau lorsque les troupes américaines y arrivent. L’angoisse d’être exterminé est grande parmi les détenus ; mais les SS finissent par s’enfuir. Le Comité international des prisonniers (présidé par un communiste allemand) prend le pouvoir à l’intérieur du camp. Edmond Michelet y représente les Français. Des officiers américains remplacent les officiers SS tandis que le Comité international des prisonniers donne à ses membres des attributions précises. Ainsi, un communiste albanais est placé à la direction de la prison du camp (le Bunker) où sont enfermés des SS citoyens de nations alliées. Edmond Michelet parvient à faire sortir quelques SS français afin les placer dans une prison aménagée dans le secteur français – il s’est organisé dans ce qui fut le camp SS. Edmond Michelet : « Qu’on les fusille quand nous les aurons ramenés en France, s’ils le méritent, mais je ne les laisserai pas entre les mains de communistes balkaniques. » Edmond Michelet et ses principaux collaborateurs, dont Joseph Rovan, décident de rester dans le camp jusqu’à l’évacuation du dernier Français valide.
De nombreux amis leur rendent visite dans leurs nouveaux quartiers, très confortables. Parmi ces visites, celles de Roger Stéphane et de Pierre Citron, « le vrai ». Ci-joint, un lien sur « le vrai » Pierre Citron :
https://www.whoswho.fr/decede/biographie-pierre-citron_13813
Nombre de Français valides repartent individuellement. Mais la plupart d’entre eux seront transférés par la 1re Armée du général de Lattre de Tassigny, fin mai, dans des hôtels et des pensions de la région de Constance. Edmond Michelet est par ailleurs soucieux de s’occuper des quelque trois cent cinquante Espagnols de Dachau qui, arrêtés en France, ne veulent en aucun cas rentrer chez Franco. Pour les Américains, ces Espagnols sont des displaced persons et, de ce fait, ils doivent rester au camp. Lorsqu’après le départ du dernier grand convoi le nouveau commandant du camp, le capitaine Rosenblum, vient prendre congé d’Edmond Michelet et lui demande où sont passés les Espagnols (ils étaient logés dans la partie française du camp), Edmond Michelet prend un air étonné : « Rosenblum, qui n’était pas dupe, partit d’un gros éclat de rire et s’en fut en donnant une tape amicale sur l’épaule d’Edmond Michelet ». Le 30 mai, à bord d’un camion qui avait été mis à la disposition des déportés par le général Leclerc, Joseph Rovan et quelques autres rentrent en France. Ils descendent à Nancy et montent dans un train pour Paris. « A Nancy, le train était bondé. Un contrôleur avisa un compartiment occupé par un général français en uniforme et par sa suite. Il les fit partir et nous donna leurs places. Quelques mois plus tard, Edmond Michelet fut nommé ministre des Armées. »
Le récit de la libération de Dachau est étoffé dans le tableau « Délivrance », dans « Contes de Dachau », ainsi que je l’ai signalé. Juste avant l’arrivée des Américains, le camp est désorganisé et surpeuplé suite aux évacuations d’autres camps face à l’avance des armées alliées. Ainsi l’Appelplatz finit-il par être presqu’entièrement occupé par les Neuzugänge débarqués dans un état effroyable d’Auschwitz ou Gross-Rosen. Les autorités internes du camp qui remplacent les SS (devenus presque absents dans l’enceinte du camp) décident de poursuivre les opérations d’enregistrement dans l’espoir de donner aux familles et aux proches des informations. Joseph Rovan poursuit donc son travail de schreiber ; mais il se heurte à des difficultés qui dépassent et de loin tout ce qu’il avait connu : la plupart des arrivants ne peuvent même plus prononcer une phrase ; ils se meurent sous ses yeux et ceux de ses assistants ; seule une minorité d’arrivants est enregistrée et pour la première fois des numéros sont attribués à des cadavres dépourvus de toute identité. Par ailleurs, nombre de détenus des kommandos extérieurs font mouvement vers le camp principal de Dachau qui leur apparaît comme un havre de paix et de sécurité (notamment pour les Juifs de la région de Landsberg, du KZ-Kommando Kaufering IV), ce qui augmente le désordre à Dachau.
Joseph Rovan fait allusion à un mouvement de résistance allemand quasi-inconnu, non seulement à l’étranger mais aussi en Allemagne : Die Freiheitsaktion Bayern (DFB), conduit par le capitaine Rupprecht Gerngross (1915-1996) dans la nuit du 27 au 28 avril 1945.
29 avril, vers quinze heures, la foule des déportés se presse vers l’Appelplatz et le Jourhaus. Le portail est grand ouvert. Arrive une Jeep. Quatre Américains en sautent : une femme, cheveux châtains, bouclés et courts (Joseph Rovan ne tarde pas à apprendre qu’il s’agit de Marguerite Higgins), un très grand Noir (le conducteur de la Jeep) et deux autres soldats. L’un d’eux court vers l’entrée du Jourhaus et d’un large geste amical demande le silence et s’écrit : « Let us thank the Lord for this day of delivery. Once more he has guided Israel, his People, out of Pharao’s Egypt ». Joseph Rovan en a les larmes aux yeux et il regarde l’un des soldats restés près de la Jeep avec la correspondante de guerre et le grand Noir, « et je vis – sans aucun doute possible – qu’il était juif. »
Olivier Ypsilantis