Germaine Ribière la messagère établit des contacts avec l’Armée secrète, elle aussi grosse demandeuse de faux papiers, et plus encore après l’occupation de la zone Sud. Fin 1943 est créé le « Service Identité des M.U.R. » (Mouvements unis de la Résistance) dont Joseph Rovan devient responsable pour la zone Sud, sous la direction de Pierre Kahn, responsable national. L’étau se resserre. La Gestapo fait une descente au siège d’Amitié chrétienne. Le sang-froid de Germaine Ribière limite le nombre d’arrestations. Avec la collaboration d’une Mademoiselle de Castelnau, Joseph Rovan parvient en pleine nuit à évacuer du siège d’Amitié chrétienne (les Allemands n’y ont pas encore mis de scellés) une trentaine de kilogrammes de documents compromettants.
Le « Service Identité des M.U.R. » ne cesse d’augmenter son activité et d’étendre son rayon d’action. Joseph Rovan fait une remarque caractéristique de sa personnalité : « C’était de plus en plus dangereux, mais aussi de plus en plus divertissant et satisfaisant par les rencontres avec des hommes et des femmes aux origines et aux expériences si différentes ». Parmi les très nombreuses relations qu’il noue alors, Guy de Boysson, Léo Hamon, François Vernet, Roger Vaillant. A propos de ce dernier, il note : « Quel livre ne pourrait-on pas écrire sur les convictions comico-lamentables de l’intelligentsia française de gauche dans ses rapports avec le communisme… » Suivent des épisodes rocambolesques à leur manière, épisodes qui se multiplient en période de danger, ainsi que j’ai pu le constater dans de nombreux témoignages de rescapés.
Le 11 février 1944, Joseph Rovan est arrêté à Paris après avoir mangé du riz à discrétion en compagnie d’amis dans un restaurant chinois. Les Chinois sont approvisionnés en priorité car ils se retrouvent ressortissants alliés de l’Allemagne « par la grâce du gouvernement pro-japonais de Nankin ». Joseph Rovan rapporte son arrestation sur un ton léger et s’efforce de faire sourire son lecteur. Je me souviens que lors de nos conversations, il rapportait autant que possible des détails pittoresques. J’ai connu des Résistants et des Déportés qui procédaient de la sorte, autant pour se préserver que pour préserver leurs interlocuteurs. Et puis provoquer le sourire voire le rire en de telles circonstances peut être envisagé comme une manière de victoire.
Lors de son arrestation, Joseph Rovan porte sur lui un papier où figure le sigle C.A.D., le Comité d’Action contre la Déportation avec lequel il est en liaison, un service de la Résistance qui a pour mission d’empêcher toutes les déportations : politiques, raciales et S.T.O. Lorsque l’employé de la Gestapo lui demande le sens de ce sigle, Joseph Rovan répond tout de go : Comité d’action contre la dépopulation, car « en bon catholique, je participais à la lutte contre l’avortement ». La suite de l’interrogatoire est à l’avenant.
Le 11 février, Joseph Rovan est donc arrêté, dans le studio d’un ami, villa des Ternes, à Paris. Enregistrement rue des Saussaies et incarcération à Fresnes. Il ne subit son premier interrogatoire qu’en mai. Entretemps, « je passai à Fresnes un temps fort tranquille » ; et il ajoute : « Je connus le supplice de la baignoire et les coups, mais je ne fus pas éprouvé au-delà de mes forces ». Je retrouve tout Joseph Rovan. Dans cette prison, il abandonne son protestantisme familial et il est ondoyé le dimanche de Pentecôte, quelques jours avant le débarquement de Normandie. Mi-juin, il est transféré avec son ami François Vernet chez qui il a été arrêté au camp de Compiègne-Royallieu. Il y retrouve des amis. Le 2 juillet, il est déporté avec plus de deux mille cinq cents internés de ce camp. Il fait la connaissance d’un Jésuite, le père Jacques Sommet, qui restera « l’un des amis et des compagnons intellectuels les plus importants de ma longue existence ». Lui aussi a écrit un livre de souvenirs sur Dachau, « La condition inhumaine – Le camp de Dachau », que Joseph Rovan tient en très haute estime. Le convoi atteint Dachau le 5 juillet, avec neuf cents morts, soit près du tiers des déportés. C’est pourquoi il restera dans l’histoire comme le « Train de la mort ». La cause de cette mortalité, l’entassement (cent hommes par wagon à bestiaux) et la chaleur. Le wagon où se trouve Joseph Rovan a très peu de morts, tandis que le wagon voisin en compte quatre-vingt-dix-sept ! La raison en est la suivante (et ce fait est également rapporté dans « Contes de Dachau » qui être lu en complément au chapitre 5 de « Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand ») : un soldat allemand vient à passer alors qu’ils sont immobilisés en gare de Reims sous un soleil de plomb qui chauffe le toit goudronné du wagon. Alors que des déportés s’efforcent d’enlever les planches qui obstruent les lucarnes, ce soldat, voyant ce qu’ils font, se précipite et, à l’aide de sa baïonnette, fait sauter les planches d’un côté du wagon et renouvelle l’opération de l’autre côté. Ainsi double-t-il les ouvertures, un petit geste décisif… Ce voyage est rapporté dans le premier des « contes », page 9 à page 33 ; il est intitulé « Le voyage », tout simplement. Ci-joint, un lien intitulé « Le train de la mort du 2 juillet 1944 de Compiègne-Royallieu à Dachau », avec nombreux liens internes (Joseph Rovan figure dans la Bibliographie, avec les deux livres ci-dessus cités) :
http://www.cercleshoah.org/spip.php?article223
Arrivée au Häftlingslager de Dachau. Au centre du Lager, une allée boisée qui sera baptisée « rue de la Liberté », titre du très beau livre de souvenirs d’Edmond Michelet. Au cours de la période de quarantaine, Joseph Rovan reçoit la visite de ce dernier qui est interné à Dachau depuis deux ans ; Edmond Michelet qui « était considéré parmi les notables détenus comme le porte-parole des Français ». Lui aussi restera l’un des plus fidèles amis de Joseph Rovan qui sera « membre de son cabinet dans quatre ministères et étroitement associé à sa carrière comme à son action de chrétien engagé dans la politique ». A Dachau, alors que la communauté française gagne en importance et s’organise, Joseph Rovan devient l’un des principaux collaborateurs de celui qui deviendra ministre des Armées du général de Gaulle. Joseph Rovan a vingt-six ans, Edmond Michelet en a quarante-cinq. De fait, le nombre des Français passe de deux cent cinquante, fin juin 1944, à plus de quatre mille, ce qui en fait la nation la plus représentée après les Allemands, les Polonais, les Tchèques et les Russes, alors que le camp compte quelque trente mille détenus, avec une présence très réduite et lointaine des SS. Edmond Michelet présente Joseph Rovan au Numéro Un dans la hiérarchie des détenus, le Lagerschreiber, un social-démocrate autrichien qui comprend sans tarder que ce dernier n’est pas vraiment un « Aryen ». Joseph Rovan (né Rosenthal) s’était donné le nom de « Pierre Citron » lors d’un interrogatoire conduit par la Gestapo, nom qu’il gardera quelque temps. Il est nommé à la place très enviable de kapo du kommando des Schreiber au fichier central. Il travaille à l’intérieur même du camp des SS où il est respecté pour son travail « car, à eux seuls, ils eussent été incapables de gérer l’immense fichier aux systèmes de classement compliqués (on y conservait les « cartes » de tous ceux qui étaient passés par le camp depuis 1940, date de sa réouverture après des travaux d’agrandissement). En été 1944, nous en étions aux numéros soixante-quinze mille. Fin avril, on dépassa les deux cent mille. (…) Avec quatre ou cinq adjoints, je devais maîtriser tous les changements (décès, arrivées, transferts vers d’autres camps). Le secrétariat SS, tous les jours, nous envoyait les fiches à classer, à modifier, à retirer (par exemple celles qui étaient marquées Abgang durch Tod – départ par décès), mais les fichiers des morts se retrouvaient ensuite dans un fichier spécial ». Il est amené à fréquenter quotidiennement des sous-officiers SS, et il note : « Je me sentais dans une situation un peu comparable à celle d’un philosophe grec devenu esclave dans la maison d’un centurion romain analphabète ». Puis il en vient à un épisode qu’il évoque également dans « Contes de Dachau », sous le titre « Wilhelm Rappl et l’Histoire universelle », mais d’une manière beaucoup plus détaillée, un épisode qu’il m’avait spontanément rapporté lors de notre première rencontre. Joseph Rovan précise que lui et ses collaborateurs ne bénéficient d’aucun avantage matériel particulier « mais nous avions l’immense avantage de l’information ». Ainsi peuvent-ils protéger ceux qu’ils ont décidé de protéger, notamment en leur évitant un transfert, « tout transfert signifiant un accroissement de dangers et de menaces ». Wilhelm Rappl est un sous-officier SS. Il ne se mêle guère à ses collègues, ne s’intéresse pas aux histoires de fesses et ne participe pas aux concours de pets. Un jour, alors qu’il se trouve seul avec Joseph Rovan, il lui demande de lui écrire une Histoire universelle car il en a assez d’être méprisé par ses collègues. Il l’apprendra par cœur afin d’étonner ses collègues. Marché conclu. Joseph Rovan aura droit à une boule de pain militaire (ein Kommissbrot) à chaque chapitre. C’est une offre mirobolante, sachant que le Häftling ne reçoit qu’un vingt-quatrième de ce pain par jour. « Le dimanche suivant, je me mis à l’ouvrage. Écrivant aussi lisiblement que je pouvais, je racontai le début de l’Histoire, la préhistoire d’abord en quelques pages, l’Égypte, Sumer et Akkad, les Hittites, la frange de populations bébouines qui circulaient dans l’espace syrien, entre le Sinaï et la Mésopotamie ». Et ainsi commence une sorte de collaboration entre un déporté juif (ce que les SS ignorent bien évidemment) et un sous-officier SS. Joseph Rovan lui remet son premier chapitre, le SS lui remet une boule de pain. Le surlendemain, Joseph Rovan surprend ce dernier qui parle des pyramides d’Égypte à ses collègues qui l’écoutent à peine. Mais Wilhelm Rappl ne se décourage pas. Il rend le carnet à Joseph Rovan (Pierre Citron) qui, le dimanche suivant, travaille au deuxième chapitre : « Je rédigeai mon chapitre d’Histoire universelle, nouveau Bossuet travaillant pour mon dauphin dérisoire ». Et ainsi de suite. Cette Histoire universelle, nous confie l’auteur, reste très européenne, ou plutôt indo-européenne, pour ne pas dérouter son élève mais aussi parce que lui-même doit agir dans les limites de ses connaissances. Et il ajoute, probablement le sourire aux lèvres : « Et naturellement, ne pouvais-je manquer de la construire autour de cet axe majeur qu’était le peuple élu de Dieu, les enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Ayant étudié à l’école son Histoire Sainte, comme tout bon fils de paysan bavarois, le SS ne trouve pas à redire. Joseph Rovan ne cache pas la discrète satisfaction qu’il eut à rappeler à un SS la centralité historique du peuple juif. Il poursuit son travail jusqu’à ce que, en mars 1945, vienne l’ordre de ne plus conduire les Häftlinge de son kommando dans les locaux du Fichier. L’Histoire universelle – le Notizbuch – est alors entre les mains de Wilhelm Rappl ; et Joseph Rovan conclut ce tableau des « Contes de Dachau » en se demandant si ce SS a emporté le Notizbuch chez lui, à Straubing, en Bavière, dont il est originaire. « Il aura été un de mes premiers lecteurs, et certainement un des plus attentifs. »
Ci-joint, une biographie très synthétique de Joseph Rovan donne un aperçu de l’envergure de cet homme :
https://www.whoswho.fr/decede/biographie-joseph-rovan_1748
Ci-joint, l’intégralité d’un passionnant portrait de Joseph Rovan par Hansgerd Schulte, intitulé « Le Messager : Joseph Rovan », sous-titré « Essai d’une biographie franco-allemande », page 228 à 245, extrait de « Sept décennies de relations franco-allemandes 1918-1988, hommage à Joseph Rovan » :
http://books.openedition.org/psn/3523
(à suivre)
Olivier Ypsilantis