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En relisant Joseph Rovan le médiateur – 1/4

 

J’ai devant moi l’autobiographie de Joseph Rovan (1918-2004), un livre dont j’ai longtemps attendu la parution. Joseph Rovan m’avait fait part de son projet d’un livre de souvenirs des années avant sa parution – il paraîtra en mai 1999, aux Éditions du Seuil. Mais il avait à faire face à de nombreuses obligations et, par ailleurs, l’entreprise autobiographique l’effrayait par son ampleur. Il est vrai que considérant la densité de sa vie… J’avais lu plusieurs livres de lui dont « Contes de Dachau » ; il en sera question.

Le livre qui constitue le sujet de cette suite d’articles a un titre éloquent, un titre discret mais qui donne une forte envie de le lire : « Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand ». Ce livre s’organise suivant seize chapitres qui totalisent vingt-sept sous-chapitres. Certains de ces chapitres forment un seul bloc, comme le chapitre 4, « La Résistance », et le chapitre 5, « Dachau ». Ce livre est écrit par un homme extraordinairement optimiste et, de fait, je n’ai jamais rencontré une personne qui, de ce point de vue, lui soit comparable.

Joseph Rovan est chrétien, ce qu’il affirme tout de go dans ce livre. Il écrit en deuxième page : « Nos ancêtres avaient abandonné la foi israélite dès la génération qui précéda celle de ma mère et de mon père et j’ai moi-même vécu l’accomplissement de cette foi dans celle qui a été fondée par et sur le Christ ». Cet engagement va être d’une grande importance, en particulier au cours de ses années dans la Résistance puis de son internement à Dachau, des périodes de sa vie dont je vais rendre compte. Concernant Dachau, le chapitre 5 donc, on peut retrouver presque tout ce qui y est rapporté dans « Contes de Dachau » (aux Éditions du Seuil, 1993). Si je m’attache plus particulièrement à ces années, c’est parce qu’il me parlait spontanément d’elles, c’est parce qu’elles semblaient avoir la prééminence. Dans les souvenirs qu’il m’évoquait passait la haute figure d’Edmond Michelet dont il m’engagea à lire « Rue de la Liberté », un livre inoubliable dont je me suis promis de rendre compte. Dans ce livre, on peut notamment lire : « Les déportés peuvent différer de point de vue dans le jugement qu’ils portent sur les groupes nationaux étrangers. Mais tous sont d’accord pour dire que les Espagnols réussirent le tour de force de faire l’unanimité dans la sympathie et l’admiration ». Plusieurs déportés m’ont rapporté le même jugement.

Le nom de Joseph Rovan est inséparable de la revue Esprit à laquelle il consacre un long passage (au chapitre 6, « De retour à Paris », page 234 à 243), une revue à laquelle il participe très activement dans l’immédiat après-guerre. Il écrit : « J’ai été secrétaire de rédaction de la revue Esprit de l’automne 1945 jusqu’aux grandes vacances de 1946 (…) Emmanuel Mounier avait besoin d’un jeune collaborateur pour assurer l’intérim avant la venue de Jean-Marie Domenach à qui ce poste était destiné, mais qui voulait se présenter à l’agrégation de philosophie avant de s’engager définitivement ». En octobre 1945, Joseph Rovan publie dans cette revue un article intitulé « L’Allemagne de nos mérites ». Pour lui, cette revue est « une sorte de petite patrie intellectuelle ». Sa première collaboration remontait à 1941, avec « L’Europe n’est pas seule ». Et avant d’y collaborer régulièrement, il en avait été un lecteur assidu et dès ses années de lycée.

Il y aurait un long article à écrire sur les rapports de Joseph Rovan avec la revue Esprit. Quelques mots à ce sujet ; et je vais essayer d’être bref. Parmi les raisons qui expliquent sa proximité avec la revue d’Emmanuel Mounier, son combat contre la droite classique et, surtout, contre l’identification du catholicisme à cette droite. Il se dit par ailleurs plus attiré par les perspectives politiques de cette revue que par la philosophie personnaliste. Par ailleurs, cette revue accompagne ses préoccupations religieuses, avec une attirance croissante pour le catholicisme au détriment du protestantisme (rappelons que ses parents s’étaient convertis au protestantisme et que lui-même avait été élevé dans cette religion) qu’il juge teinté anthroposophie. Par ailleurs, la manière d’être catholique d’Emmanuel Mounier et de nombre de ses collaborateurs l’intéresse au moins autant que leurs choix politiques.

C’est Pierre Citron, le musicologue et universitaire, qui lui fait connaître la revue Esprit, une revue qui correspond plutôt bien à sa sensibilité d’alors, une revue « révolutionnaire et chrétienne, antifasciste et antibourgeoise, prenant Marx au sérieux sans entrer dans une orthodoxie marxiste ». Par ailleurs, il prend conscience (en partie grâce à la lecture de Hermann Rauschning, ce nazi qui dès 1935 rejette le nazisme et s’exile pour dénoncer le nihilisme du nazisme) de la spécificité du nazisme, de sa volonté de domination universelle, ce qui l’arrache à son pacifisme sentimental de 1938 (l’empreinte de Jean Giono) et lui fait prendre conscience que le combat contre le nazisme ne pourra être qu’universel et qu’il doit s’y engager. Par ailleurs, d’autres lectures (parmi lesquelles Boris Souvarine et Victor Serge) l’éclairent sur les crimes staliniens. Il prend la mesure de l’importance de la pensée de Karl Marx tout en se distanciant d’une certaine dégénérescence de cette pensée qui avait été novatrice dans ses méthodes et ses analyses, « mais doctrine d’erreur et de mensonge dans sa volonté de fournir une explication totale qui nourrissait la volonté de domination d’un parti totalitaire ». Joseph Rovan structure son analyse du marxisme à l’aide des travaux de Jésuites français « qui constituaient alors une avant-garde très avancée dans l’Église catholique mais aussi très proche d’Esprit ». Son rapport aux communistes – « nous les considérons comme les seuls véritables marxistes » – est fait de respect mais aussi de défiance : « Pour une pensée chrétienne (…), il fallait libérer Marx du marxisme, et le communisme de Marx, de Lénine et de Staline ». Vaste programme !

Dans les années 1941-1942, Joseph Rovan pense encore que le communisme peut-être corrigé de l’intérieur, avec l’aide des communistes qui suivent le Parti par générosité et non par volonté de puissance. A Dachau, il s’efforcera d’enrayer, comme nous allons le voir, l’emprise des communistes sur les déportés français du camp. Après la guerre, il conservera certains espoirs. Son idée alors : ne pas rompre avec les partis communistes afin de contrebalancer la formidable puissance américaine. Fort bien, mais c’était sans compter avec Staline. Cette volonté de concilier le communisme et un humanisme volontaire est activée par la piètre opinion qu’il a de la social-démocratie, de la démocratie bourgeoise et formelle. Rappelons à ce propos que son désenchantement vis-à-vis de cette tendance politique a une raison : Joseph Rovan a vécu la chute de la démocratie parlementaire allemande (1933) puis celle de la démocratie parlementaire française (1940), des régimes anémiés et sclérosés (qu’il range sous le terme générique de démocratie formaliste) qui n’avaient pu s’opposer à la montée des totalitarismes.

Afin de ne pas surcharger le présent article, je ne rapporterai pas la pertinente justification de la parution de la revue Esprit dans la zone contrôlée par Vichy et avec l’autorisation de Vichy, ce que dénoncent Bernard-Henri Lévy et Zeev Sternhell, plus occupés à se mettre en valeur – et en scène – à coups de dénonciations qu’à rechercher la difficile vérité. Ce qu’ils oublient, c’est qu’à Vichy bien des tendances et des idéologies s’affrontent. Alors, pourquoi ne pas s’allier à certaines d’entre elles pour mieux en contrer d’autres, parmi lesquelles Laval et les ultras de la Collaboration ? Joseph Rovan écrit : « J’approuve encore Emmanuel Mounier d’avoir fait paraître Esprit alors qu’il était facile de berner les censeurs de Vichy et que des complices dans la place nous voulaient du bien ; je désapprouve, bien sûr, le Parti communiste quand il sollicite des nazis l’autorisation de faire paraître L’Humanité et je pense que les journaux parisiens, Le Figaro et France-Soir, repliés à Lyon, ont eu raison de se saborder au lendemain de l’occupation de la zone Sud ». Rappelons qu’après quelques mois Vichy finira par interdire la revue Esprit.

1941, Joseph Rovan est à Lyon où, par l’intermédiaire de son ami Jean-Marie Soutou, il rencontre Henri-Irénée Marrou, historien du christianisme et de l’Antiquité tardive, ainsi que le père Henri de Lubac, un immense théologien. Ci-joint, un lien sur Jean-Marie Soutou, Juste parmi les Nations, bien moins connu que Henri-Irénée Marrou et que Henri de Lubac :

http://www.ajpn.org/juste-Jean-Marie-Soutou-2588.html

Joseph Rovan avait lu des ouvrages de Henri de Lubac avant de faire sa connaissance. Son livre « Catholicisme, les aspects sociaux du dogme » l’avait engagé sur le chemin du catholicisme. Martin Heidegger, Karl Marx et le Jésuite Gaston Fessard comptent aussi parmi ses nombreuses lectures au cours de ses années lyonnaises (du printemps 1941 au début 1944). A ce propos, « Autorité et Bien commun : aux fondements de la société » (écrit en 1941 et début 1942) de ce Jésuite pose des questions fondamentales et toujours d’actualité. Joseph Rovan commence à publier. Il publie un article intitulé « Le national-socialisme est un nihilisme » dans Cahiers du Témoignage chrétien, une publication clandestine dont il devient un collaborateur et un militant assidu. Fin 1942, après l’arrestation de Jean-Marie Soutou, il prend en main le service de fabrication de faux papiers. Quelques mois plus tard, Esprit est interdit et « la preuve était faite qu’Emmanuel Mounier avait eu raison de reprendre la publication de la revue, de notre revue, et raison contre les critiques posthumes que des esprits faux ne cessent de répéter à propos de cette brève parenthèse lyonnaise ». Parmi ces esprits faux, B.-H.L., bellâtre toujours occupé à prendre la pause – sous prétexte de dénoncer.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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