« Tandis que dans le pays le crime prospérait comme le réseau des moisissures sur le bois pourri, nous nous absorbions de plus en plus profondément dans le mystère des fleurs, et leurs calices nous semblaient plus grands, plus radieux que jamais. Mais avant tout nous poursuivions notre travail sur le langage, car nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des tyrans. Parole, esprit et liberté sont sous trois aspects une seule et même chose. » (Ernst Jünger, « Sur les falaises de marbre »)
Le Travailleur, une figure centrale de l’œuvre d’Ernst Jünger. Elle est née vers 1930. C’est une figure mythique en ce sens que sa puissance n’est ni économique ni politique mais quasi mythique : l’âge des dieux est passé, nous entrons dans l’âge des titans. Les individus veulent se faire passer pour des philanthropes, des marxistes et j’en passe, mais ce n’est qu’un prétexte, un masque derrière lequel ils avancent. Ils sont de purs détenteurs de la puissance, une puissance qu’ils cherchent à augmenter en se saisissant d’un prétexte favorable. Qu’importe, me direz-vous. Certes, mais lorsqu’on leur en fait la remarque, non pas sur le ton du reproche mais sur un ton amusé voire neutre, ils sont mécontents voire furieux alors qu’ils pourraient se contenter de hausser les épaules ou sourire. C’est qu’ils se sentent démasqués.
Les éloquentes illustrations de Andreas Paul Weber pour le livre d’Ernst Niekisch, « Hitler, une fatalité allemande » (« Hitler ein deutsches Verhängnis »). Concernant Ernst Niekisch, lire « Le National-Bolchévisme dans l’Allemagne de Weimar » de Louis Dupeux.
L’attentat, un moyen élémentaire pour tenter de modifier le cours de l’histoire. A noter que la plupart du temps, les attentats ont des conséquences opposées aux intentions de leurs auteurs : il n’est pas rare (euphémisme) qu’ils renforcent le pouvoir visé. Voir en autres exemples l’attentat contre Lénine : il ne fit que formidablement renforcer le bolchévisme. Distinction entre le terroriste et l’anarchiste : l’anarchiste poursuit un but précis (voir les anarchistes russes) tandis que le terroriste cherche à créer un climat d’inquiétude, d’angoisse.
L’Anarque, autre figure centrale de l’univers d’Ernst Jünger. Voir son roman « Eumeswil ». L’Anarque est un homme affermi en lui-même. Il incarne le point de vue de Max Stirner (voir « L’Unique et sa propriété »). L’Anarque, c’est l’homme naturel ; autrement dit, tout homme porte en lui l’Anarque. L’homme naturel n’est corrigé que par les résistances auxquelles il se heurte lorsqu’il souhaite étendre sa volonté plus loin que les circonstances générales ne le lui permettent. Si ces résistances n’existaient pas, il y aurait dans son cas expansion indéfinie. L’Anarque quant à lui reste à l’endroit où il se trouve bien, et il part s’il n’est plus à son aise. Il peut faire à l’occasion partie d’un groupe, pour des raisons pratiques, pragmatiques, mais il est insensible à toute idéologie, tout au moins à ses excès. Une fois encore, il faut relire Max Stirner. La société exige certaines formes, certaines règles, mais on peut ruser avec elle afin de se maintenir dans un interstice ; et si la pression devient insupportable, il reste la solution de se faire Waldgänger. Contrairement à l’anarchiste, l’Anarque (je viens de me rendre compte que je mets systématiquement un A majuscule à ce concept) ne cherche pas à améliorer la société. Il n’a pas vraiment besoin de la société qu’il observe avec un certain détachement. Vous souvenez-vous du héros de « Eumeswil », Venator ? C’est le type même de l’Anarque. Il est totalement désintéressé du point de vue de l’action volontaire et s’adapte à une situation donnée aussi longtemps qu’elle lui convient. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Ernst Jünger a été plus anarque que jamais, bien plus qu’au cours de la Grande Guerre. Il observe tout en accomplissant son travail sans passion, sans ambition, en prenant des notes, beaucoup de notes. Observer les hommes (notamment dans son petit bureau de l’hôtel Raphaël), observer les insectes, observer sans trêve.
A propos des écrivains engagés, Ernst Jünger confie qu’il préfère dessiner une carte géographique plutôt que de tenir le rôle de poteau indicateur. Concernant « Sur les falaises de marbre », il affirme que la signification politique ne suffit pas parce que toutes les données politiques sont éphémères et que ce qui garde une valeur constante est ce qui se cache derrière elles : le démoniaque, le titanique, le mythique. C’est aussi pourquoi ce livre (le plus lu de ses livres avec « Orages d’acier », redisons-le) conserve encore tout son sens. Lors de sa parution, on s’est exclamé : « Le Grand Forestier c’est Goering ! » Mais ça pouvait être Staline, et même Staline plus que Goering. Pour Ernst Jünger, il est possible de porter des jugements généraux, mais seulement à partir d’une description concrète et aussi dense que possible de personnes et de situations qui n’ont pas directement à voir avec une situation politique donnée, situation passagère dans tous les cas, et sans profondeur réelle. La profondeur est à rechercher ailleurs.
Ernst Jünger commence à rédiger « Soixante-dix s’efface » (« Siebzig verweht »), qui s’intègre à son immense journal, le jour de son soixante-dixième anniversaire (le 30 mars 1965). D’une certaine manière, son journal pousse de côté ou absorbe tout le reste de sa production. Le roman (ou la nouvelle), nous dit-il, est une cristallisation tandis que le journal est une mosaïque, le journal qui par ailleurs exige beaucoup moins d’effort (pas de fil conducteur, d’intrigue) et qui restitue le temps en détail, un point très important pour Ernst Jünger. A ce sujet, le titre « Soixante-dix s’efface » est inspiré d’une formule de sablier dont il est grand collectionneur. Le journal mais aussi la correspondance, une activité continue chez lui, une activité qui (il insiste) n’est pas aussi exigeante que l’élaboration d’un roman ou d’une nouvelle.
Son souhait d’un État universel qui entérinerait la mondialisation de la technique. Effacement des nations (Vaterländer) telles qu’elles se sont constituées après 1789, un effacement qui ferait gagner en importance les régions (qu’il nomme Mutterländer). Il dénonce le centralisme (de type jacobin), ce que je fais aussi, un centralisme qui avec l’État universel ne pourrait que s’effacer dans cet ensemble gigantesque. Un Empire plutôt que des Nations. La Nation, un concept développé par la Révolution française et que Ernst Jünger juge très néfaste, un concept dont les Allemands se sont emparés… L’Empire laisse par ailleurs plus de liberté aux langues que n’en laisse l’État national. La technique a déjà réalisé l’État universel mais la politique suit la technique en claudiquant.
La culture est sur son déclin nous dit Ernst Jünger. La culture est née avec le culte des morts, la vénération religieuse des ancêtres. Le culte des morts et des ancêtres est en déclin, ce qui est un trait caractéristique de la décadence actuelle. Ernst Jünger porte un intérêt particulier aux cimetières qu’il voit comme une marque de l’état de culture d’une époque donnée en un lieu donné. C’est bien ainsi que je les vois et c’est l’une des raisons, et non des moindres, pour laquelle je les fréquente si volontiers. Ainsi, lorsqu’il se promène à Wilflingen, il ne manque jamais de s’arrêter devant les tombes de ses proches dont celles de ses deux fils, Ernstel (tué en 1944) et Alexander (suicidé en 1993).
Si nous pensons que le défunt disparaît à jamais, il ne peut y avoir d’art qui, au-delà de la pure présence, offre de la transcendance, la transcendance qui implique aussi la banalité de l’immanence. La peur est captée par le culte, d’où l’absolue nécessité du culte qui établit un rapport harmonieux à la transcendance, le culte avec lequel et par lequel la mort ne peut que faire passer à un état supérieur. Le culte, la santé au-delà de la simple physiologie. La vision chrétienne quant à elle part d’une situation imparfaite qu’elle s’efforce de rendre parfaite. Pour ce faire elle met en place l’Enfer, ce qui rend difficile (voire impossible) de jouir du paradis sur terre, dans la mesure où l’on prend le risque d’aller mijoter en Enfer après sa mort…
Olivier Ypsilantis
Vous avez du mérite, étant juif, de vous intéresser à un auteur comme celui là. Nous avons trop souvent, nous autres goyim, l’impression très pénible que les Juifs nous haïssent, culturellement, en bloc, et qu’ils haïssent tout ce que nous sommes. Ceci n’est pas une simple impression c’est un constat manifeste qu’on ne peut pas ne pas faire si écoute les propos ou lit les textes de tant de Juifs professionels qui se répandent tant dans les médias et la politique. Exemple parfait: BHL. C’est celà qui nous rend difficile de résister à la contagion de l’antisémitisme qui se propage comme une traînée de poudre, non sans raisons…