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En relisant Ernst Jünger – 3/4

 

« J’ai du mal à me représenter un jour sans lecture, et je me demande souvent si je n’ai pas au fond vécu en lecteur. Le monde des livres serait alors le monde authentique pour lequel le vécu ne représenterait que la confirmation espérée — et cette espérance serait sans cesse déçue. » (Ernst Jünger, « Soixante-dix s’efface IV – 1986-1990 »)

 

Dans son immense œuvre, Ernst Jünger a une sympathie particulière pour « Sur les falaises de marbre ». Il a écrit ce livre dans un état d’inspiration totale. Il juge cet écrit directement nécessaire (sa plume était guidée).

Ernst Jünger se sent très loin du jeune lieutenant qu’il fut, en proie à des passions violentes (comme l’étaient ceux de son âge, allemands, français ou anglais). Il ne refuse pourtant pas celui qu’il a été. Il l’accueille, lui met la main sur l’épaule, accepte l’héritage. Ernst Jünger devint nationaliste sous l’influence exclusive de Maurice Barrès qui réactiva une grande orientation historique : l’influence de la Révolution française (et de son rejeton, l’Empire napoléonien), un événement décisif pour l’Allemagne, avec les guerres de libération qui s’en suivirent, guerres qui inquiétèrent les monarchies. Il juge plutôt négativement la Révolution française, creuset du nationalisme, un jugement que je partage pleinement.

Ernst Jünger (1895-1998)

 

Ernst Jünger, un lecteur, toujours, y compris lors des offensives. Au cours de la grande offensive du 21 mars 1918, au cours de laquelle en quelques minutes des milliers d’hommes sont tués, au cours de laquelle il est grièvement blessé, il lit entre deux assauts « Tristram Shandy » de Laurence Sterne (l’un de ses écrivains favoris), un livre qu’il tient dans son porte-cartes. Blessé, il poursuit sa lecture à l’hôpital. Laurence Sterne, un écrivain qui à sa manière, nous dit-il, tient un journal. J’y reviens : l’importance du journal dans son œuvre, de cette forme d’écriture si libre, sans fil conducteur. Et redisons-le, « Orages d’acier » procède de notes prises sur le front, quatorze carnets qui se glissent dans une poche.

Le titre « Orages d’acier » est inspiré d’une saga islandaise (il a beaucoup lu les Islandais dans sa jeunesse). Il avait d’abord pensé à ce titre, « Le Rouge et le Gris » (par enthousiasme pour Stendhal) mais aussi parce que ce furent les couleurs de cette guerre, le rouge du sang et le gris des uniformes. Ce fut la première guerre où les uniformes oublièrent les vifs coloris et les chamarrures.

Jorge Luis Borges (il rendit visite à Ernst Jünger à Wilflingen, en 1982 me semble-t-il) qui avait lu « Orages d’acier » confia à l’auteur (avec lequel il s’entretenait en français) : « Ce fut pour moi comme une explosion volcanique ! » Ernst Jünger se montra étonné par l’influence si forte et si durable de ce livre. Même étonnement avec « Le Travailleur ».

Nommé à l’État-major de Paris par Otto von Stülpnagel et Hans Speidel, Ernst Jünger s’efforce de rendre service dans la mesure de ses possibilités, ce dont il ne parle guère pour ne pas faire étalage de ses bonnes intentions. Il lui arrive de faire allusion à l’aide qu’il put apporter à un jeune ami Juif de Colette, tout en insistant sur le fait qu’il lui était particulièrement difficile de venir en aide aux Juifs. Il exposait tel ou tel cas à la Gestapo (voir le pharmacien de la rue Lapérouse) qui lui rétorquait que certes la personne en question était plutôt sympathique mais qu’il ne fallait pas oublier l’aspect scientifique de la question (juive), qu’il ne fallait pas contrarier le schéma d’ensemble et la perspective générale avec des cas individuels.

Le 11 août 1996, Le Monde publie dans son courrier des lecteurs la lettre du docteur Georges Sée, âgé de quatre-vingt-onze ans : « Au tout début de juin 1942, j’étais à Paris, sous l’occupation allemande. J’ai donc porté l’étoile jaune, comme m’y contraignaient les lois de Vichy. Un après-midi, vers trois heures, avenue Kléber, alors que je sortais de la librairie Au sans pareil, où j’avais un abonnement de lecture, j’ai aperçu un officier allemand. Il marchait dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il a fait le salut militaire. Puis, il a poursuivi son chemin. J’ai regardé autour de moi : l’avenue était déserte ! Cet événement m’a bouleversé. Et je me suis longuement interrogé sur la signification de ce geste ». Conseillé par un parent, grand lecteur du “Journal parisien”, le docteur Georges Sée écrivit à Ernst Jünger. Il s’avérera que c’était bien lui cet officier qui mettait un point d’honneur à saluer l’étoile jaune cousue sur le vêtement des Juifs. Ce geste d’Ernst Jünger est à rapprocher de celui des « amis des Juifs » cités dans le lien suivant :

http://www.memoresist.org/lecture/amis-des-juifs-les-resistants-aux-etoiles/

Un épisode tragi-comique : A Besançon, le médecin Maurice Baigue écrit au préfet du Doubs pour solliciter l’autorisation et l’honneur de porter l’étoile jaune. Sa lettre est transmise aux autorités allemandes qui l’arrêtent et l’envoient se faire examiner par un médecin allemand. Maurice Baigue est finalement reconduit chez lui. Et si vous ne connaissez pas Maurice Baigue :

http://www.ajpn.org/juste-Maurice-Baigue-3298.html

Dans son ouvrage « Les Juifs pendant l’Occupation », André Kaspi évoque également ces femmes et ces hommes.

Mais j’en reviens à Ernst Jünger. Compromis dans l’attentat du 20 juillet 1944, il regrettera d’avoir brûlé des documents. Il avait été chargé par Otto von Stülpnagel de consigner dans le détail l’histoire des relations entre le Parti et la Wehrmacht, des relations qui n’avaient cessé de se dégrader. Il y aurait là matière à passionner Machiavel confia-t-il.

Des individus qui n’ont jamais quitté leurs pantoufles reprochent à Ernst Jünger de s’être compromis avec le pouvoir. Ernst Jünger affirme connaître le pouvoir (nazi en l’occurrence) et savoir ce qu’il convenait de faire face à lui, lorsqu’on était à sa merci en quelque sorte. Il convenait de prendre des précautions, de s’incliner de telle ou telle façon, de respecter des formes et des règles afin de ménager un interstice de liberté, un espace respirable et, ainsi, pouvoir l’air de rien penser et agir à l’insu du pouvoir, s’aider soi-même avant d’aider les autres.

Ernst Jünger fut un très grand lecteur, de la Bible en particulier. Il faisait remarquer que dès que les choses prennent un tour apocalyptique, la Bible retrouve toute sa force, car elle a plus à dire à chacun, dans la mesure où on y retrouve une très grande quantité de situations fondamentales. C’est aussi pourquoi il la lut beaucoup au cours de la Seconde Guerre mondiale, une lecture qu’il mena deux fois à terme. Il disait préférer les paraboles aux miracles. Mais les miracles ne doivent-ils pas être compris comme des paraboles (voir son analyse de la résurrection du jeune homme de Naïn). Il notait à regret que la plupart des représentants de la théologie en étaient venus à se préoccuper plus de questions sociales (dont il ne niait pas l’importance) que de la vision apocalyptique. Or, disait-il, il faudrait savoir comment se comporter si tout vole en éclats.

A l’écouter on pourrait croire qu’il est plus entomologiste qu’écrivain. Il confie, amusé, que son nom restera peut-être et même probablement plus connu par l’entomologie que par ses livres. Il faut savoir que plus d’une douzaine de scarabées ont été nommés d’après lui, sans oublier des papillons et des coquillages. L’un de ses amis lui a même dédié un organisme monocellulaire, la gregarina jungeri. Et une sous-espèce de cicindèles s’appelle jungerella.

Je le redis, lorsque j’ai lu son énorme journal, en particulier celui tenu au cours de la Seconde Guerre mondiale, je n’ai cessé de penser à Platon (au système platonicien) et, de fait, j’ai poussé l’étude et j’ai compris sans tarder l’importance de Platon dans ses visions, son intellect et sa sensibilité. Ce qui importe, ce qui reste, c’est l’instant créateur lui-même, instant au cours duquel quelque chose se produit et ne peut être annulé parce qu’il se produit en dehors du temps. L’univers s’est affirmé dans l’individu et cela suffit, que quelqu’un d’autre s’en avise ou non. A ce sujet, il évoque sa visite à Picasso, en 1942, rue des Grands-Augustins, Picasso qui lui confie : « Voyez-vous, ce tableau que je viens de peindre produira un certain effet ; mais cet effet serait le même, au sens métaphysique, si je l’enveloppais dans un papier et le reléguais dans un coin ». Pourquoi ai-je toujours lu Ernst Jünger avec un tel enthousiasme, me moquant des grincheux et des jaloux ? Cette intuition (platonicienne) je la porte en moi depuis l’enfance. D’où me vient-elle ?

On ne cesse de dire que Ernst Jünger est prussien, mais il ne l’est pas ! Quoi qu’il en soit, on peut admirer l’esprit prussien, trop souvent décrié, trop souvent caricaturé. C’est en étudiant l’authentique résistance au nazisme (pas la résistance de la dernière heure, celle des rats qui déguerpirent d’un navire en perdition après y avoir fait bombance) que j’ai commencé à en comprendre les qualités. C’est l’esprit prussien qui en Allemagne a opposé la plus profonde résistance au caporal de Bohème. Ces qualités sont décrites avec simplicité dans un livre de souvenirs (« Une enfance en Prusse orientale ») écrit par une grande dame du journalisme de l’après-guerre en Allemagne, la comtesse Marion von Dönhoff.

Ernst Jünger ne cesse d’interroger le temps, le temps qui s’écoule comme du sable dans les sabliers… A ce propos, Ernst Jünger les collectionne. Le sablier (sanduhr), cette horloge élémentaire comme les cadrans solaires ou les clepsydres. Chez lui donc, dans sa maison de Wilflingen, s’alignent des collections d’insectes et de sabliers ainsi que des souvenirs de guerre, comme ce casque d’acier qu’il portait au cours de la première bataille de tanks. Lorsqu’il s’est retourné vers ses hommes, une balle a perforé son casque de biais, un casque sur lequel se devinent encore des traces de sang.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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