III – Au lendemain de l’expulsion d’Espagne.
Le XVIe siècle voit la résurgence d’écrits historiques juifs. Dix œuvres historiques majeures sont produites. L’intérêt de ces ouvrages (dont la simple présentation nécessiterait trop de pages) tient d’abord à leur valeur intrinsèque mais également au fait que, considérés dans leur ensemble, ils permettent de préciser pour le XVIe siècle et les siècles postérieurs certains aspects majeurs du rapport des Juifs au savoir historique en général. Le XVIe siècle voit dans le monde juif l’émergence d’une véritable historiographie. Cinq de ces dix œuvres ont été rédigées par des expulsés ou des descendants d’expulsés d’Espagne et du Portugal : Salomon Ibn Verga, Abraham Zacuto, Samuel Usque, Joseph Ha-Kohen, Gedaliah Ibn Yahia. Elijah Capsali le Crétois subit l’influence des réfugiés espagnols établis dans l’île. Deux autres de ces ouvrages ont été rédigés par des auteurs issus d’un milieu non séfarade : Azariah De’Rossi et David Ganss. Mais David Gans avait une profonde connaissance des écrits de ses prédécesseurs séfarades. Seul Azariah De’Rossi puisait à d’autres sources. Ces remarques en amènent une autre : c’est la grande catastrophe (soit l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle) qui suscita l’émergence d’une historiographie juive. Il ne s’agissait pourtant pas de la première expulsion massive de Juifs d’Europe. Alors, pourquoi cette expulsion plus qu’une autre a-t-elle été à l’origine d’une telle production ? L’une des raisons en est que la communauté juive prit conscience qu’il lui arrivait quelque chose de radicalement nouveau. L’expulsion de 1492 fut le point d’orgue d’un processus qui avait déplacé le peuple juif de l’Occident vers l’Orient. L’expulsion des Juifs d’Espagne (qui constituaient alors la plus importante et la plus prestigieuse communauté juive d’Europe) signifiait que l’Europe occidentale avait été vidée de ses Juifs.
L’un des plus anciens témoignages du judaïsme dans la péninsule ibérique, ce bas-relief du Ve siècle (Ronda, Málaga).
Cette crise pousse donc les Juifs à écrire l’histoire. Ils veulent comprendre ce qui leur arrive en étudiant le passé historique. Joseph Ha-Kohen considère que les chroniqueurs manquent en Israël depuis le « Yosippon » (qu’il attribue à Flavius Josèphe) ; et il exprime cette conscience qu’écrire l’histoire est chose nouvelle pour les Juifs.
L’historiographie juive du XVIe siècle est d’une ampleur sans précédant à l’intérieur même du monde juif. Outre un souci de cohérence, la prééminence est accordée à l’histoire juive post-biblique, de la destruction du second Temple à l’époque actuelle, le XVIe siècle. Si l’idée que le fils expie les fautes du père reste bien présente, ces auteurs ne se sentent plus autorisés à négliger l’histoire du fils. Ils pressentent que pour mieux comprendre le présent et l’avenir, ils ne peuvent s’en tenir à l’histoire des temps anciens. Ils comprennent aussi que le destin des Juifs est lié à l’histoire des non-Juifs et que l’histoire juive s’inscrit dans l’histoire universelle.
Au lendemain de l’expulsion des Juifs d’Espagne, l’historiographie juive s’extrait d’une profonde nostalgie sans toutefois atteindre le niveau d’analyse des meilleurs ouvrages d’histoire générale de l’époque. L’historiographie reste un genre marginal dans la littérature juive du XVIe siècle. Cette tentative juive d’explorer la dimension historique de son existence est malgré tout un échec. A l’exception d’Azariah De’Rossi et de Salomon Ibn Verga, aucun auteur ne recourt à de nouvelles procédures ou à des cadres conceptuels vraiment nouveaux afin de mieux comprendre l’histoire juive. Il est vrai qu’on ne peut bouleverser en si peu de temps des habitudes de penser multi-séculaires, parmi lesquelles la lecture messianique des événements.
Salomon Ibn Verga ne s’en remet pas au messianisme. Il est le seul à emprunter le concept de « cause naturelle » à la philosophie et à la science pour l’appliquer à l’histoire. C’est lui pousse le plus résolument l’analyse des causes terrestres de l’expulsion des Juifs d’Espagne. Il n’est pas pour autant un rationaliste. Le concept de « cause naturelle » tel qu’il en fait usage ne tourne pas le dos à la notion divine de providence.
La Sinagoga del Tránsito (Toledo)
Il faut toutefois reconnaître les mérites de ces historiens juifs du XVIe siècle qui ne disposent d’aucun modèle sur lequel s’appuyer. Chacun doit se débrouiller. Ils œuvrent par ailleurs dans un monde juif qui n’a qu’une très faible estime pour le genre historique, au point que dans les introductions à leurs travaux les auteurs présentent leurs excuses tout en s’efforçant de justifier leur entreprise.
Un ouvrage d’histoire juive du XVIe siècle dépasse tous les autres dans la mesure où l’on y trouve une préoccupation pour la culture historique : il s’agit d’un ensemble d’essais d’histoire et d’antiquité d’Azariah De’Rossi. L’auteur s’abstient de dresser des cloisons entre sa culture générale et sa culture juive afin de les confronter sans se préoccuper des conclusions, même si elles doivent tourner au désavantage de cette dernière. Sans chercher à dénigrer les sages du Talmud, Azariah De’Rossi s’efforce de vérifier ce qui est rapporté sans s’en tenir à cette formule qui à ses yeux résume la disposition d’esprit qui prévaut alors chez les Juifs : « Ce qui fut fut ». Ses travaux ne sont guère appréciés dans les communautés juives d’Italie et encore moins à Prague et à Safed. On lui reproche d’évaluer les légendes rabbiniques en sortant du cadre de la philosophie ou de la Kabbale, de recourir à l’histoire profane, à des sources historiques non juives, sans jamais reculer devant les conclusions, même si elles vont à l’encontre des sages du Talmud. L’entreprise d’Azariah De’Rossi restera isolée ; sa méthode ne fera aucun émule.
D’une manière générale, cette riche production du XVIe siècle ne suscita aucun regain d’intérêt pour l’histoire ; elle n’eut pas d’équivalent au cours des deux siècles suivants. A la fin du XVIe siècle, les Juifs qui cherchent un sens à la souffrance historique de leur peuple et à la durée de leur exil le trouvèrent dans la Kabbale d’Isaac Louria et ses disciples, dans un mythe métahistorique au caractère gnostique prononcé.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis