J’ai pris note au cours de cette lecture que des passages ayant directement trait à la tradition juive et j’ai laissé de côté tout ce qui touche plus directement aux endeuillés. Aussi ne puis-je qu’inviter ceux qui me lisent à lire le livre de Delphine Horvilleur, « Vivre avec nos morts », si toutefois ils ne l’ont pas lu.
J’ai devant moi le livre en question, « Vivre avec nos morts » sous-titré « Petit traité de consolation ». Ce livre est constitué de onze tableaux désignés par des prénoms, féminins ou masculins, isolés ou par paires. Le premier des trois exergues est extrait du Deutéronome 30: 19 : « Tu choisiras la vie ».
Delphine Horvilleur
Azraël : « La vie et la mort dans la main »
Delphine Horvilleur est rabbin ; elle se rend donc à de nombreux enterrements. Afin de contenir la mort, elle s’est imposée un certain rituel, par exemple ne pas aller directement du cimetière à chez elle et placer ainsi un sas entre la mort et sa vie. Ce peut être une halte dans un café, un commerce, un musée, etc.
Azraël est l’ange de la mort. Il s’en vient chercher (frapper de son épée) celui qui doit passer de vie à trépas. Chez les Juifs, il arrive volontiers que le nom du malade ou du blessé soit changé afin de jeter la confusion chez Azraël : « Excusez-moi, j’étais venu chercher Moshé et pas Salomon… » Cette histoire fera sourire, elle est toutefois révélatrice de cette croyance partagée par l’humanité selon laquelle les rites ou les mots peuvent tenir la mort à distance. Trouver ces mots et accomplir ces rites, telle est la part la plus profonde et délicate du travail de Delphine Horvilleur. On sait ce que suppose ce travail mais « à mesure que les années passent, il lui semble que le métier qui s’approche le plus du sien et celui de conteur. Le rôle du conteur est de se tenir à côté de la porte pour s’assurer qu’elle reste ouverte, la porte entre les générations, entre les vivants et les morts ». Ce besoin de récit – de laisser la porte ouverte – s’affirme pour ceux dont la vie est menacée. Ce rapport entre la vie et la mort est d’autant plus marqué chez Delphine Horvilleur qu’elle a commencé des études de médecine, d’où sa référence insistante au processus d’apoptose. Voir par exemple le développement cellulaire de la main et plus généralement de nos organes par le vide qui se creuse en eux. Sa référence aux travaux de Jean-Claude Ameisen. La cancérologie ne dit pas autre chose, le cancer étant un processus d’emballement des cellules. Son métier de rabbin se nourrit à l’occasion de ses observations relatives à l’anatomie, la biologie, l’embryogenèse : nous mourrons pour laisser place aux vivants.
Elsa : « Dans la maison des vivants »
Le cimetière en hébreu : Beit haH’ayim, soit « maison de la vie » (ou « maison des vivants »), un mot qui montre combien les Juifs prennent au sérieux un verset du livre du Deutéronome : « J’ai placé devant toi la vie et la mort, dit l’Éternel. Et toi tu choisiras la vie ! » Bref, la présence de la mort dans un cimetière et ailleurs ne signifie pas pour autant sa victoire. H’ayim, la vie, est toujours au pluriel car pour l’hébreu nous avons plusieurs vies, non pas successives mais qui se croisent et s’entrecroisent comme fil de trame et fil de chaîne.
L’identité juive repose sur une vacance, une idée développée tout au long du livre de Delphine Horvilleur, « Réflexions sur la question antisémite ». D’une part, l’identité juive n’est pas prosélyte ; d’autre part, elle peine à formuler ce qui la fonde. L’identité juive ne se laisse pas circonscrire. Le judaïsme laisse toujours un espace libre pour une autre conception que celle que j’ai du judaïsme. Ainsi le judaïsme peut-il être laïc et un rabbin peut-il être laïc. Le Talmud le laisse entendre : la Torah n’est pas aux cieux ; la Loi a été donnée au mont Sinaï et les sages sont chargés de l’interpréter. Voir Rabbi Joshua interpellant l’Éternel dans le Talmud babylonien, traité Baba Metzia 59b.
En confiant une loi que les Hébreux doivent interpréter, l’Éternel se prive d’un pouvoir et aucune modification de l’ordre du monde n’ôtera le pouvoir qu’Il a ainsi concédé aux hommes. Bien des passages du Talmud sont empreints d’un humour discret, et d’autant plus pénétrant, un humour qui habite jusqu’à l’Éternel qui se montre prêt à se retirer de l’Histoire pour laisser les hommes débattre. Les rabbins « inventent là une pensée religieuse qui est une forme d’a-théisme, au sens littéral du terme, un monde où Dieu ne s’interpose pas, et où les décisions humaines prévalent quand elles font l’objet d’une controverse ». Ce Dieu des rabbins est aussi un Dieu de l’humour.
La signification des cailloux sur les tombes. Il s’agissait de signaler la présence des tombes (alors dispersées, au bord des routes, dans les campagnes), en particulier aux « Cohen » qui, s’ils entraient en contact avec les morts devenaient impurs et ne pouvaient plus assurer leur fonction de prêtre au Temple. La tradition a perduré lorsque les cimetières clos se sont imposés ; mais la signification de ces cailloux s’est modifiée. Les cailloux restent contrairement aux fleurs. « Caillou » en hébreu se dit Ebben, soit ab et ben : « le parent » et « l’enfant ». Le caillou dit la filiation, les générations.
Marc : « Les vêtements des revenants… »
La tragédie de la mort transforme la vie en destin, dit quelque part André Malraux. Oui, mais il y a d’autres façons de transformer la vie en destin ; par exemple, en sachant dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus. « Pourvu qu’à nos enterrements, il nous soit permis de ne pas nous résumer à nos morts, et de faire sentir combien dans la vie, nous avons été en vie ».
Le fantôme et son vêtement blanc qui flotte, si représentés dans les dessins animés et les BD sont une réminiscence d’un rite juif ancestral. En effet, dans le judaïsme, le défunt est paré d’une tunique blanche, référence au vêtement que portait le Grand Prêtre lorsqu’il officiait à Jérusalem. En effet, le jour de sa mort, le défunt rencontre lui aussi le divin. Un détail : le linceul doit être cousu à ses extrémités juste avant l’inhumation. Ainsi le départ est-il scellé. Souvenir d’enfance de Delphine Horvilleur : lorsque sa mère recousait un vêtement sur sa fille, Delphine devait faire semblant de mastiquer énergiquement. Pourquoi ? Il fallait adresser un signe à l’ange de la mort, Azraël, pour qu’il ne se méprenne pas. Regarde, je suis bien vivante…
Le Dibbouk (de divak qui signifie « collé », « accroché ») peut nous aider ou nous déranger. Sa place considérable dans la littérature juive traditionnelle.
Sarah et Sarah : « Le panier des générations »
Dor, « génération » en hébreu, un mot omniprésent dans les prières et la liturgie juives. Dor, littéralement « tisser des paniers », le panier se construisant toujours de bas en haut. En hébreu, une génération est donc symbolisée par une rangée d’un panier. Elle s’appuie sur la précédente et la suivante s’appuie sur elle. La Shoah (mais il y a eu d’autres catastrophes dans l’histoire juive) a retourné le panier : les enfants nés après sont souvent devenus les parents de leurs parents… Ceux dont les parents ont perdu des enfants sont devenus les parents de leurs parents tout en replaçant leurs enfants disparus. Certains ont compris que l’entreprise était vaine et se sont efforcés de fabriquer un panier ailleurs pour survivre à leurs parents survivants, quitte à passer leur vie à se demander comment on pouvait être un « mauvais juif » et un « mauvais fils ».
Le kaddish désigne la prière des endeuillés mais aussi la personne qui le récite : « Voici mon kaddish » peut dire un père qui présente son fils qui récitera le kaddish le jour de son inhumation. Les mots de la tradition s’emploient à reconstruire le panier.
Marceline et Simone : « Au jour du jugement »
Le kaddish n’est pas la prière des morts, c’est un chant de louange à Dieu. Il se récite en araméen. Une légende affirme que les anges interceptent toutes nos prières pour les élever vers le Créateur. Ils seraient capables de comprendre toutes les langues tant vernaculaires que véhiculaires du monde, sauf l’araméen. Pourquoi ? Si une prière en araméen ne peut être interceptée, c’est qu’elle parvient directement au Créateur. Cette histoire parmi bien d’autres donne au kaddish un statut à part, presque magique. Explication plus prosaïque : à l’époque de l’élaboration du Talmud, cette langue était comprise par presque tous.
Le judaïsme n’a pas de clergé, le rabbin n’est pas un intermédiaire entre Dieu et les hommes mais simplement une personne reconnue par la communauté pour son érudition et sa sagesse. Des ultra-conservateurs juifs ont été outrés qu’une femme puisse être rabbin et réciter le kaddish – que Delphine Horvilleur a récité notamment devant la sépulture de Simone Veil.
Abracadabra, un mot araméen. Abra (il a fait), cadabra (comme il a dit). Faire comme on a dit est le propre de la parole performative. Le judaïsme a une conscience particulièrement aiguë de la force du verbe, de la parole. Voir le Kol Nidré, la plus célèbre prière du Yom Kippour.
La place considérable laissée au culot (la H’outspa) dans la tradition juive. L’homme peut demander des comptes au Juge (Dieu) le jour de son jugement car il ne faut pas que ce dernier s’en tire à trop bon compte… L’homme peut Le convoquer, par exemple pour non-assistance à peuple en danger ou complicité d’assassinat.
Élie, l’un des très rares êtres à pouvoir échapper à la mort. Il ne cesse de rendre visite aux Juifs – d’où la place d’honneur qu’ils lui réservent volontiers. Il observe surtout combien les Juifs continuent de choisir la vie.
Le frère d’Isaac : « Tomber dans la question »
En français comme dans la plupart des langues, il n’y a aucun mot pour désigner celle ou celui qui perd un enfant. L’hébreu, lui, a un mot : Shakoul, soit la branche de la vigne dont on a vendangé le fruit. Des traditions religieuses offrent des formules rassurantes quant à la mort. « J’envie ce langage du dogme infaillible et des croyances sanctuarisées ». La tradition juive ne propose rien de tel, un « trésor de réponses eschatologiques ». A celui qui demande : « Où vais-je aller après ma mort ? », le judaïsme pose une autre question : « Et vous, qu’en pensez-vous ? » Sur cette question, le judaïsme opte pour un langage d’ambiguïté. La Torah n’évoque jamais la vie après la mort. Elle signale de diverses manières simples que les morts s’inscrivent dans la lignée de ceux qui les ont précédés et qu’ils quittent un monde habité par leurs descendances. L’histoire biblique est celle de vies et d’engendrements. Toledot en hébreu est « histoire » et « engendrement ». « Votre vie se raconte avant tout par ce que vous avez fait naître ». Une fois encore, la Torah se garde d’évoquer l’au-delà d’une manière ou d’une autre. Tant par l’écrit, la parole, les rites funéraires et les sépultures, le judaïsme reste très discret quant à l’au-delà. Le seul lieu des morts auquel la Torah fait explicitement référence est le Shéol, un lieu qui n’est pas décrit. Mais l’étymologie de ce mot est éloquente puisqu’elle procède d’une racine qui signifie « la question ». Par la mort nous entrons dans la question et les autres, les vivants, restent sans réponse.
Il faudra attendre pour que d’autres textes du judaïsme commencent à évoquer une résurrection à partir d’extraits de la Bible. Voir Ézéchiel 37 avec résurrection collective du peuple juif, une prophétie énoncée au VIe siècle av. J.-C., suite à la destruction du premier Temple et l’exil babylonien. Cette métaphore cache une allégorie politique, soit le retour du peuple à Sion et une résurrection nationale. A partir de ce contexte historique, une autre théologie émerge : la promesse éternelle d’une résurrection des morts, mais sans plus de détails. Résurrection et réincarnation sont donc des éléments qui ont intégré la pensée juive par le biais de contextes historiques et d’influences extérieures, autant d’éléments post-Torah. Parmi ces contextes et influences, le monde grec et notamment la division corps/âme véhiculée par la philosophie platonicienne, une notion radicalement étrangère à la Torah où l’homme est de l’argile sur laquelle Dieu souffle pour lui donner vie. Mais à l’époque romaine, les rabbins se laissent imprégner par ce discours dualiste venu de l’hellénisme. Voir Ecclésiaste 12: 7. Avec la destruction du deuxième Temple, les théories eschatologiques s’affrontent dans le monde juif. Les opposants aux Sadducéens, les Pharisiens, sortent vainqueurs si je puis dire et leur influence va s’imposer dans le Talmud « donnant naissance à bien des convictions aujourd’hui relativement normatives, sur l’immortalité de l’âme et la résurrection des morts au moment de la venue du Messie ». De multiples influences, une histoire particulièrement complexe, avec polémiques internes, expliquent au moins en partie « l’incapacité juive à définir une croyance et une seule, un langage et un seul, pour évoquer l’après-vie ».
Olivier Ypsilantis
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