Je viens de lire le petit livre de Pierre Lurçat, « Vis et ris ! », un titre qui a une belle explication. J’y viendrai. Ce livre a une structure en mosaïque composée de vingt-deux abacules. De plus, il est en rapport avec « Un parapluie pour monter jusqu’au ciel », soit les souvenirs de jeunesse de sa mère, Liliane Lurçat, comme le sont en tapisserie les fils de trame et les fils de chaîne.
Le livre de Pierre Lurçat, fils de Liliane Lurçat (de fait Lipah Kurtz, Lipah francisé en Liliane à partir du surnom qui lui avait été donné, soit « Lili »), contient de très émouvants portraits, parmi lesquels ceux de ses grands-parents maternels : Chaya Kurtz (née Shatzky) et Joseph Kurtz, Menahem, le frère aîné de Liliane, qui s’est battu au cours de la guerre d’Indépendance, de la campagne de Suez, de la guerre des Six Jours, et qui a accompli pour le compte du Mossad des missions périlleuses dans des pays arabes.
Il est question de personnes mais aussi de lieux, dont la rue Frédéric Sauton, l’un des lieux de l’enfance de la mère et de ses parents qui s’y installèrent après le second retour de Jérusalem, un retour qui avait rendu Joseph inconsolable ; Joseph, un sioniste corps et âme, authentique halouts qui avait construit des routes à la pelle et à la pioche en Palestine, dans le Bataillon du Travail, et qui s’était engagé chez les Shomrim, ces cavaliers qui protégeaient les kibboutz contre les bandes arabes. Sa femme, Chaya, considérait quant à elle l’installation à Paris comme une chance. Elle jugeait que la Palestine n’était pas un pays où il faisait bon vivre et élever ses enfants.
Le Paris des grands-parents de Pierre Lurçat, c’est d’abord la rue des Carmes, puis trois adresses dans le même quartier : la rue de l’École Polytechnique, la rue Laplace puis la rue de la Montagne Sainte-Geneviève. « Ils logeaient toujours dans des chambres meublées, sans eau courante. Mon grand-père allait chercher l’eau sur les paliers et la chauffait sur un réchaud Primus ». Le couple repartira à Jérusalem et y passera quelques mois au début des années 1930. C’est de ce bref séjour que datent les rares souvenirs de Palestine rapportés par leur fille, Lipah, née à Jérusalem en 1928. Le rêve sioniste du grand-père fut mis à rude épreuve ; les haloutsim avaient faim et la malaria acheva de briser son rêve. Retour en France où ils retrouvent le petit meublé de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève, avant le déménagement dans un appartement guère plus confortable mais un peu plus spacieux, rue Frédéric Sauton. C’est là que Liliane Lurçat passera l’essentiel de son enfance et de sa jeunesse. J’ai localisé l’adresse et me suis promené dans la rue grâce à Google Earth. C’est un quartier aujourd’hui rupin mais qui dans les années 1939-1940 était très populaire.
Le chapitre intitulé « Sur les bancs de l’école publique » est particulièrement important pour celui qui s’intéresse aux travaux de Liliane Lurçat. « La fréquentation de l’école publique eut deux conséquences immédiates pour ma mère. La première fut de lui permettre d’apprendre à parler, à lire et à écrire, apprentissages fondamentaux qui deviendraient bien plus tard un de ses thèmes de recherches favoris ». La seconde fut l’adoption d’un prénom français ainsi que je le signale en début d’article, soit le passage de Lipah à Liliane. Liliane Lurçat écrira dans les dernières années de sa vie : « Je regrette l’école de mon enfance, l’école de la Troisième République, forte de ses méthodes et de sa volonté d’instruire ». Cette école lui aura permis ainsi qu’à son frère Menahem (francisé en Marcel) d’acquérir « les savoirs utilitaires indispensables à la mise en place définitive de la lecture, de l’écriture et du calcul… »
Le chapitre intitulé « “Mameloshen” ; la langue de ma mère » confirme mes impressions concernant le style de Liliane Lurçat. J’ai écrit dans la deuxième partie de l’article consacré à ses souvenirs de jeunesse : « Sous le français on sent quelque chose d’autre, comme une lumière translucide derrière une vitre dépolie ; ce quelque chose, une autre langue, sa langue maternelle, le yiddish, la langue commune de ses parents polyglottes. Certes, cette liberté de ton tient d’abord au caractère de l’auteure, mais le yiddish vient appuyer cette liberté » ; son fils Pierre écrit dans le chapitre en question : « En réalité, à certains égards, le français que parlait ma mère ressemblait au yiddish, par son caractère cru et imagé ». Cette remarque est pour moi très importante car je m’avançais sur un terrain inconnu, ne parlant pas le yiddish et ayant simplement lu des études à ce sujet, dont celle, très dense, de Jean Baumgarten, « Le yiddish, histoire d’une langue errante », livre dont j’ai fait une recension que je publierai sur ce blog.
Le chapitre « La yiddishkeit que j’ai reçue de ma mère » est certainement l’un des plus beaux chapitres de ce petit livre. Il noue le fils et la mère, suggère de riches développements et s’ouvre sur ces mots : « Pendant des années, voire des décennies, je m’étais en effet habitué à penser que je n’avais pas reçu d’éducation juive. Je me considérais comme un autodidacte du judaïsme, un self-made jew ». Mais quelle était donc cette yiddishkeit laissée en héritage ? Il y avait bien quelques souvenirs « juifs » de l’enfance, des bribes, mais surtout une philosophie tout à fait juive : « Cette philosophie peut se résumer en trois mots qu’elle m’a souvent répétés mais dont je n’ai véritablement compris le sens que bien plus tard : “Leib und Lach” (“Vis et ris”) », soit le titre du livre. Liliane Lurçat qui avait hérité cette sagesse de ses parents la décrit ainsi dans ce portrait de son père, Joseph : « Il est souvent joyeux, de cette joie qui vient du corps et qui vous fait accompagner les gestes de la vie d’une chanson fredonnée, en polonais, en hébreu, en allemand… Horas, airs militaires, chansons gaillardes, le père a son répertoire intime. Le père raconte des histoires, quand on veut bien les écouter. Des histoires sur les gens qu’il a connus, sur les livres qu’il a lus, sur l’histoire juive. Ses yeux pétillent, il s’anime, il s’étonne. Ce pouvoir de s’étonner, le père le gardera toute sa vie ; dernier fief de sa jeunesse ».
L’énergie qui porte Liliane Lurçat, sa passion pour l’observation, son pouvoir d’étonnement (jamais la moindre trace de désabusement), son amusement tendre, son esprit espiègle et d’à-propos, viennent de quelque part, de loin, du monde ashkénaze d’Europe centrale et orientale qui enseigne plus implicitement qu’explicitement ce qui peut aider à vivre celles et ceux qui subissent une menace presque constante, menace qui se fait sporadiquement violence. « Vis et ris ! » pourrait s’inverser en « Ris et vis ! », étant entendu que tu ne pourras vivre que si tu sais rire…
Le chapitre « La yiddishkeit que j’ai reçue de ma mère » répond à l’avant-dernier chapitre : « L’humour de ma mère » qui commence par ces mots : « Le yiddish est une langue qui se prête au rire. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain yiddish le plus connu, Cholem Aleichem, est aussi un des maîtres de l’humour juif ». Un mélange d’humour et de sagesse, une devise qui pourrait se traduire ainsi : « Le monde est drôle, alors rions ! » Cette invitation devrait être entendue par tous, Juifs et non-Juifs, elle peut aider à surmonter bien des moments d’accablement.
La carrière professionnelle de Liliane Lurçat a bénéficié de cette qualité, un héritage. Observer encore et encore sans jamais se laisser submerger par l’amertume, le désabusement, rester curieux et sourire intérieurement autant que possible. Sa capacité d’observation – son talent d’observatrice – ne se laisse jamais limiter par des considérations sociales ou économiques ; son regard est libre, tout simplement.
Mais je deviens bavard. Lisez plutôt ce petit livre qui évoque également les rapports entre le père et la mère – le physicien François Lurçat et la psychologue Lipah Kurtz –, la découverte de Jean Wallon, une rencontre intellectuelle déterminante avec celle de son époux, François Lurçat. Il y est bien sûr question de l’activité professionnelle de Liliane Lurçat et de son espace de travail. Tout indique la travailleuse infatigable (elle n’aimait pas les vacances mais ne négligeait en aucun cas la vie de famille) et l’indépendance d’esprit. Liliane Lurçat « s’orienta vers la psychologie non par vocation, mais par un enchaînement de rencontres et de circonstances ». Elle développa une conception originale et indépendante de son métier, conception qu’elle défendit tout au long de sa vie et sans jamais faire de concession, non par goût de la provocation et de la contradiction mais simplement par fidélité envers elle-même et indifférence envers la hiérarchie, la promotion et les honneurs. Elle mena ses recherches le plus souvent en solitaire. Et à la mort de Henri Wallon, elle mena toutes ses recherches en solitaire, avec l’école maternelle comme principal champ de recherche. Elle poursuivit sa « vita activa », expression qu’elle employait volontiers et qu’elle avait trouvée chez Hannah Arendt, elle la poursuivit principalement dans la chambre à coucher du couple, au rez-de-chaussée d’un immeuble de Montrouge, en banlieue parisienne, qui donnait sur un beau jardin, assise devant un petit bureau en bois peint.
Mais lisez ce livre, « Vis et ris ! », et « Un parapluie pour monter jusqu’au ciel ».
Olivier Ypsilantis
Ce seront mes lectures pour la semaine de Pessa’h. Merci pour ces articles
Amicalement