Skip to content

En lisant « Victor Soskice » de Pierre Lurçat – 1/2

 

A ces héros morts si jeunes. A Marianne Cohn (1922-1944) et Victor Soskice (1923-1945), à Sophie Scholl (1921-1943) et Hans Scholl (1918-1943). A tant d’autres…

 

J’ai devant moi le livre de Pierre Lurçat, « Victor Soskice ». Victor Soskice ? En couverture, un jeune homme de type nordique, en uniforme, bras croisés et souriant dans une lumière latérale – cette photographie de 1943 a été prise en extérieur.

Ce livre est structuré en trois parties divisées respectivement en six, trois et six chapitres, le tout encadré par un prologue et un épilogue.

Cette première partie s’ouvre sur ces mots de José Ortega y Gasset : « Le diagnostic d’une existence humaine – d’un homme, d’un peuple, d’une époque – doit commencer par la prise en considération du système de ses convictions, et pour cela il faut déterminer avant tout sa croyance fondamentale, décisive, celle qui porte et vivifie toutes les autres », une citation qui figure dans les premières pages de « Historia como sistema ».

Le prologue contient des informations autobiographiques, généralement en regard d’un contexte familial. La photographie ci-dessus décrite était placée sur le bureau du père de Pierre Lurçat, le physicien François Lurçat, spécialiste de la physique des particules et par ailleurs esprit d’une curiosité universelle. Pierre Lurçat passa et repassa donc devant cette photographie sans lui prêter une attention particulière. Elle était un élément d’une ambiance familiale, une ambiance que l’on ne considère avec attention qu’avec du recul, beaucoup de recul. Pierre Lurçat insiste sur un point qui se laisse deviner dans certains de ses écrits, à savoir qu’il a longtemps prêté plus d’attention à la famille de sa mère qu’à celle de son père, la famille de sa mère (partiellement détruite par la Shoah) avec en figure de proue son grand père, le Haloutz Joseph Kurtz. Pierre Lurçat écrit : « J’avais oblitéré la branche paternelle de la famille, celle dont je porte le nom, pour me construire une identité ». Seul Victor Soskice faisait exception ; Victor, le jeune homme dont François Lurçat avait placé la photographie sur son bureau, Victor (né en 1923) qui avait sauvé François (né en 1927) alors enfant de la noyade.

 

Victor Soskice (1923-1945)

 

Pierre Lurçat adolescent est pris par l’épopée des héros de la Deuxième Guerre mondiale tandis qu’il grandit dans la France des années 1970-80 (Pierre Lurçat est né en 1967) : « J’avais grandi dans le sentiment de confort et d’ennui inspiré par l’idée que l’Histoire, la vraie, avait pris fin dans les ruines de Berlin, en 1945 ». J’ai éprouvé ce même sentiment. Nous avons vécu non loin l’un de l’autre sans le savoir et, lorsque je le lis, je prends la mesure de tout ce qui nous rapproche. J’ai moi aussi et très tôt porté une attention particulière à la Deuxième Guerre mondiale. Tout en poursuivant la lecture du prologue, je constate que Pierre Lurçat feuilletait lui aussi L’officiel des spectacles (je revois ces mots sur fond bleu) à la recherche d’un film de guerre avec des héros auxquels s’identifier. Sur ses deux films-culte, l’un a été le mien : « Le jour le plus long » (The Longuest Day, 1962) d’après le livre de Cornelius Ryan, un film que j’ai vu et revu, un livre que j’ai lu et relu. De fait, je n’ai cessé d’être fasciné par le débarquement de Normandie, par cet événement venu de la mer, une mer brumeuse et houleuse. L’attente et puis, soudain, ce que découvre le Major Werner Pluskat (un rôle tenu par Hans-Christian Blech) dans ses jumelles, l’attente que décrit dans un contexte différent, mais pas tant, Julien Gracq dans son chef-d’œuvre, « Un balcon en forêt » qui a pour cadre la forêt des Ardennes entre l’automne 1939 et le printemps 1940, l’attente et soudain l’attaque.

 

I – Midi, soleils de l’enfance.

Mais j’en reviens au livre. Victor… Le 17 septembre 2013, Pierre Lurçat a rendez-vous dans un kibboutz. Il doit y rencontrer un homme qui a posté un commentaire suite à un article publié en ligne, article dans lequel Pierre Lurçat évoque son grand-oncle Jean Lurçat, un artiste surtout connu pour avoir renouvelé l’art de la tapisserie en France, Jean Lurçat, frère du grand-père de Pierre Lurçat, l’architecte et urbaniste André Lurçat. L’homme avec lequel il a rendez-vous s’appelle André Simon, un franco-israélien qui avait été camarade de Victor Soskice au lycée d’Aubusson, Aubusson où André Simon avait été envoyé avec sa sœur Jacqueline au début de la guerre. Pierre Lurçat s’entretient donc avec André Simon, dans un kibboutz proche de la mer Morte et du désert de Judée, il écoute cet homme de quatre-vingt dix ans lui évoquer ses souvenirs de Victor et de ses parents, Jean Lurçat (qui considère Victor comme son fils) et sa seconde femme (la mère de Victor), Rossane Thimoteeff-Soskice, une sculptrice et dessinatrice de talent qui avait été l’élève d’Antoine Bourdelle. Pierre Lurçat apprendra le décès d’André Simon trois mois après cette rencontre. Mais il est bien décidé à poursuivre son enquête sur Victor Soskice, mort à l’âge de vingt-deux ans, et avec d’autant plus d’énergie que celles et ceux qui ont connu Victor se comptent à présent sur les doigts d’une main et sont très âgés.

Été 2014, Pierre Lurçat visite le lieu où ont vécu son grand-oncle et Rossane, à Saint-Laurent-les-Tours dans le Lot (où l’artiste a séjourné de 1945 à sa mort en 1966). Il visite également Aubusson dans la Creuse où Victor a passé sa dernière année scolaire en France (1939-1940). Suite à cette visite à Saint-Laurent-les-Tours, Pierre Lurçat lit la biographie que Gérard Denizeau consacre à ce grand-oncle et il prend contact avec cet auteur qu’il avait entrevu chez ses parents, Liliane et François, à Montrouge. Dans cette étude, Pierre Lurçat relève des éléments biographiques sur Victor et ses parents, ce dont il rend compte dans le chapitre III de cette première partie.

Autre lieu fréquenté par Victor Soskice, Jean et Rossane Lurçat, Vevey où Pierre Lurçat poursuit son enquête et se rend avec sa femme Judith (à laquelle le présent livre est dédié). Pierre Lurçat transcrit des lettres de Rossane envoyées de cette station balnéaire suisse, en 1933, des lettres où il est question de nage et de plongeons, de l’air vivifiant, de son travail aussi, et de son fils Victor. Cette mère s’inquiète : Victor a besoin de livres scolaires qu’il faudrait lui faire parvenir sans tarder (elle en donne les références) afin qu’il ne prenne pas de retard. Suivent deux photographies de 1936-1937 prises à Orsay qui montrent Victor et deux femmes déjeunant sur l’herbe. Ces deux femmes, Rossane et la mère de Jac Remise, camarade d’école de Victor à l’École alsacienne. Pierre Lurçat décrit ces deux photographies avec une précision et une sobriété pérecquiennes.

9 avril 2022. Il pleut sur Lisbonne et je poursuis la lecture de ce livre dans un café où j’ai pris l’habitude de noircir du papier et de transcrire mes notes entre le clavier et l’écran. J’en suis à la Première partie, chapitre IV. Ce travail accompli par Pierre Lurçat me replace dans une longue enquête qui, à partir des souvenirs consignés par mon oncle (le frère aîné de mon père), m’a conduit vers Marianne Cohn, « l’inconnue de Montauban », et vers bien des rencontres dont la dernière à ce jour, un neveu de Marianne Cohn, fils de sa sœur Lisa.

Portrait du grand-père de Victor, David Soskice, un militant menchevik né en 1866 et qui fut membre du secrétariat personnel d’Alexandre Kerenski en 1917. Dans ce portrait d’une belle densité passe la figure de Catherine Breshkovsky, surnommée « la grand-mère de la Révolution » et qui en désespoir de cause finira par se prosterner devant Kerenski pour qu’il s’oppose aux menées des Bolcheviques.

Victor Soskice est né aux États-Unis (comme Pierre et sa sœur Irène Lurçat qui a participé à l’élaboration du document que j’ai devant moi). Il quitte son pays natal, avec sa mère qui a divorcé, pour la France où elle épousera Jean Lurçat en 1931. Victor est de retour aux États-Unis début novembre 1940, à New York, où il retrouve son père, Victor D. Soskice, chez lequel il s’installe. Il est élève au Lycée français de New York et passe son baccalauréat en juin 1941. En avril 1942, alors qu’il est étudiant à Georgetown (Washington), il décide de rejoindre l’Europe pour lutter contre le nazisme. Il est fiancé à Ginette Girardey (Raimbault par son mariage avec Émile Raimbault) rencontrée au Lycée français de New York. Nous en reparlerons.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*