« Il se peut que les Juifs ne ruinent pas l’avenir de l’Allemagne, mais on peut imaginer le présent de l’Allemagne ruiné par eux. Depuis toujours, ils ont imposé à l’Allemagne des choses auxquelles elle serait peut-être arrivée lentement et à sa manière, mais en face desquelles elle a pris une attitude d’opposition parce qu’elles venaient de gens étrangers » écrit Franz Kafka dans une lettre à Max Brod, en mai 1920.
Franz Kafka (1883-1924) par David Levine (1926-2009)
Bien que séculier, le judaïsme de Franz Kafka a un aspect messianique : il envisage le sionisme comme un rétablissement du peuple juif (avec fin de l’ère diasporique) et réactualisation d’un passé glorieux. Fil conducteur, l’hébreu, cette langue qui relie temps anciens et temps à venir. Sept mois avant sa mort, Franz Kafka écrit : « Je lis peu et seulement de l’hébreu, pas de livres, pas de journaux, pas de revues, ou plutôt si, la Selbstwehr ». La Selbstwehr (Autodéfense), l’hebdomadaire sioniste pragois dirigé par Félix Weltsch, de 1918 à 1938.
Cet élan sioniste n’empêche pas Franz Kafka de retomber en lui-même, des abattements dont le « Journal » rapporte la marque. Son intranquillité constante l’empêche de se laisser porter. Ajoutons-y sa tendance radicale à l’auto-dépréciation, une tendance sur laquelle trop d’exégèses ont insisté, négligeant ainsi toute une part de sa personnalité, probablement dans le but d’en faire un portrait convenu et d’imposer leur Kafka. Laurent Cohen précise à raison « que Franz Kafka possédait une technique d’auto-destruction dont les différents mécanismes ne doivent être examinés qu’à travers l’instant qui la met en branle ». Nombre d’exégètes ne tiennent pas compte (probablement par commodité et pour mieux asseoir leurs présupposés) de cette particularité centrale. Ainsi poussent-ils de côté l’ambiguïté de l’œuvre, une ambiguïté qui est à cette œuvre ce que le cœur d’un réacteur est à une centrale nucléaire.
Franz Kafka fait volontiers appel aux animaux pour désigner les hommes (un procédé courant chez Jean de La Fontaine ou dans l’enluminure de certaines cultures), alors que le vocable « Juif » n’est jamais utilisé. « Cependant, il existe une connexité entre les noms Chiens et Juifs dont on peut suivre presque chronologiquement l’évolution » remarque Laurent Cohen. Comme nous l’avons vu, Franz Kafka éprouve de l’aversion pour le Juif d’Occident, contraint à se fuir, à s’aliéner. Dans « Le Procès » le comportement du négociant Block (l’un des rares personnages nommément juifs dans toute son œuvre) est assimilé à celui d’un chien. Des critiques israéliens s’en sont offusqués ; mais s’il est vrai qu’à l’époque où il travaille à ce livre Franz Kafka n’est pas encore vraiment sioniste, il ne faut pas oublier que de nombreux intellectuels sionistes d’alors rabaissent sans ménagement le Juif de la diaspora. Réflexe pré-sioniste de Franz Kafka ? Probablement.
Les Juifs occidentaux parvenus et assimilationnistes n’avaient-ils pas l’habitude de faire usage de ce vocable pour désigner les Ostjuden ? N’est-ce pas par ce mot que le père de Franz Kafka désignait l’acteur Isak Löwy ? Dans « Les recherches d’un chien », probablement composées au cours de l’été 1922, le chien est le Juif Franz Kafka, déjà très favorable au sionisme, Franz Kafka dont les tendances à l’auto-dépréciation sont implacables et qui par une non moins implacable honnêteté intellectuelle s’interdit toute ingérence dans la vie communautaire juive. Dès les premiers fragments de cet écrit, il affirme l’élection du peuple d’Israël, dépositaire d’une mission ayant pour but l’unification du genre humain. Une fois encore le vocable « Juif » n’est jamais employé. Franz Kafka écrit : « Il existe autour de nous autres chiens toutes sortes de créatures, de pauvres êtres débiles, muets, réduits à certains cris…, parmi nous autres chiens beaucoup se vouent à les étudier, leur ont donné des noms, cherchent à les aider, les éduquer, les améliorer, etc. A moi-même, tant qu’ils ne cherchent pas à me déranger, ils sont indifférents, je ne les distingue pas, ni ne m’arrête à eux ! Mais un trait trop frappant pour m’avoir échappé, c’est comparativement à nous autres chiens, leur manque de solidarité, la façon dont ils se croisent, étrangers et muets, hostiles, dirait-on (…) Alors que nous autres chiens ! On peut dire que nous vivons tous en un seul tas, tous, si différents qu’aient pu nous rendre les changements innombrables et profonds amenés par le cours des siècles ! Tous en un tas ! (…), toutes nos lois et toutes nos institutions politiques, les rares que je connaisse encore et les innombrables que j’ai oubliées, procèdent de l’aspiration au plus grand bonheur que nous puissions concevoir : être au chaud les uns contre les autres ! » Ce passage est à mettre en rapport avec sa sympathie envers l’impassibilité des acteurs yiddish vis-à-vis du monde chrétien. Le chien ne cesse de revenir à la Loi — la Torah —, la Loi qui oppose le peuple élu (dépositaire d’une mission) aux nations qui, selon lui, ont érigé l’anonymat en règle existentielle, dont le manque de solidarité, une notion essentielle pour Franz Kafka et… le chien. Le chien de cette nouvelle revendique l’appartenance à son peuple, il n’en est pas moins « retiré et solitaire » : paralysie, amertume, sentiment de gâchis. « Depuis que je suis en mesure de penser, l’affirmation de mon existence spirituelle m’a donné des soucis tellement graves que tout le reste m’a été indifférent » peut-on lire dans « Préparatifs de noces à la campagne ». Le chien affirme donc l’appartenance à son peuple, il prétend se garder de toute opinion hérétique, il redit sa vénération pour la Tradition tout en étant légèrement décalé par rapport à ses codes directifs.
Il faudrait mieux faire ressortir les rapports entre Franz Kafka et le Talmud auquel il a emprunté le langage et, plus encore, les structures. A force de vouloir lui trouver des maîtres spirituels dans les lettres allemandes, on oublie plus ou moins volontairement ces rapports. Ce décalage — ce renfoncement en lui-même — dont souffre Franz Kafka — et que rapportent sans ambiguïté « Les recherches d’un chien » ne doit pas nous faire oublier qu’il ne peut se concevoir qu’à l’intérieur de l’espace juif. Dans cette nouvelle, la rencontre avec les acteurs du théâtre yiddish dix ans auparavant s’impose. C’est bien la rencontre avec la troupe d’Isak Löwy qui a déclenché ses recherches sur son peuple et sa Tradition et qui a aiguisé son aversion pour la composante juive occidentale qu’il porte malgré lui. Rappelons qu’il se met à rédiger cette nouvelle lorsqu’il doit interrompre la rédaction du « Château ». Ainsi peut-on noter un glissement thématique de l’un à l’autre, notamment avec l’épisode des chiens volants. Il y est question d’un chien qui passerait sa vie « à se déplacer très haut dans les airs, sans aucun effort, dans un éternel repos ». Ce chien révulse Franz Kafka, comme le révulse l’arpenteur, K., dans ses efforts pour se faire accepter. Franz Kafka oppose les chiens volants à la Vraie Communauté. Il refuse leur volonté assimilationniste. En 1922, Franz Kafka est un sioniste convaincu, ce dont atteste sa correspondance. Dans ses romans et nouvelles, il ne fait pas allusion au sionisme ou, s’il le fait, c’est d’une manière voilée que précise une lecture parallèle et croisée (en suivant un ordre chronologique) entre les romans et les nouvelles d’une part, la correspondance, le journal et les carnets (l’ensemble des écrits à caractère intimiste) d’autre part.
Le sionisme de Franz Kafka dénonce d’une manière sourde mais déterminée la réalité diasporique. Il est par ailleurs dépouillé de toute tension eschatologique. Lorsqu’il travaille à cette nouvelle, en 1922, Franz Kafka envisage le retour au pays des ancêtres, un projet qui a commencé à prendre forme dès 1920. Il est vrai que le ton sur lequel il en rend compte fait volontiers appel à la dérision, un procédé habituel chez lui, avec cette dépréciation de lui-même qui entraîne le lecteur dans d’authentiques vertiges. Dans une lettre il évoque son projet de s’installer à Jérusalem pour y exercer la profession de relieur. Il est difficile de situer son ralliement au sionisme avant 1917. Laurent Cohen note : « Et nous nous expliquons d’ailleurs très mal comment un auteur aussi sérieux que Klaus Wagenbach a pu dater le début de l’engagement sioniste de Franz Kafka en 1914 ». Son sionisme suppose la prédilection pour la Terre d’Israël mais, en attendant, il se contente de ces îlots juifs qui suscitent en lui des réactions de joie, comme à Müritz, sur la Baltique, au cours de l’été 1923, où il fait la connaissance de Dora Diamant avec laquelle il conçoit le projet d’ouvrir un petit restaurant ; Dora cuisinière et Franz serveur… Il faut lire les réactions de Franz Kafka face à ces enfants du Foyer populaire juif de Berlin.
Franz Kafka n’est peut-être pas le meilleur représentant du militantisme sioniste d’alors, il n’en porte pas moins l’amour pour les siens, pour le peuple juif. Il faut relire ces splendides lettres adressées à Felice Bauer où il est question des enfants juifs défavorisés de Berlin.
Quelques semaines avant sa mort, en mars 1924, il écrit « Joséphine la Cantatrice ou le peuple des souris ». Les éléments autobiographiques y sont particulièrement présents — bien que voilés, une fois encore. Il y est d’abord question de l’art (de la Cantatrice), un art auquel Joséphine a tout sacrifié, en commençant par les relations « normales » — et songeons à ses rapports avec les femmes, Felice Bauer la fiancée en particulier —, l’art qui prétend sauver le peuple et qui ne le sauve en rien, le peuple qui se sauve lui-même « au prix de sacrifices devant lesquels les historiens (…) restent pétrifiés d’épouvante ». Mais ce qui ressort plus encore, c’est ce concept fondamental de la pensée juive : Ahdout Israel (אחדות ישראל – Unité d’Israël) qui suppose Ahavat Israel (אהבת ישראל – Amour d’Israël). Entre cette histoire, écrite quelques semaines avant sa mort, et « Les Recherches d’un chien » le réalisme sociologique s’est affirmé alors que se précise la menace antisémite, une menace à laquelle il oppose le pouvoir que confère l’unité inconditionnelle (du peuple juif en l’occurrence). C’est la première fois que dans ses écrits il aborde cette question sans détour. A quarante ans, alors que Franz Kafka n’a plus de raisons objectives d’entrevoir une réconciliation avec son père, il le substitue par le peuple juif, ce peuple honni et menacé qui est celui de Joséphine et de Franz Kafka.
Laurent Cohen : « Ce qui demeure incroyable chez Franz Kafka, c’est qu’au contraire de l’écrasante majorité des écrivains, ce sont ses œuvres de fiction qui creusent ce que, dans ses lettres, écrits intimes ou conversations, il ne fait qu’énoncer sèchement ». Il poursuit : « Tenter de cerner le judaïsme de Franz Kafka sur la seule base de sa Correspondance ou autres documents non « officiellement » littéraires (comme on l’a fait jusqu’à présent, parce qu’on néglige, en France, la place prépondérante qui lui revient dans les lettres juives) comporte le risque de perdre en profondeur la compréhension de son propre cas ». Cette indication de Laurent Cohen permet par exemple de mieux noter que le mépris de Franz Kafka pour les Juifs occidentaux se retourne contre lui et de mieux comprendre pourquoi il n’a pu adhérer pleinement au judaïsme de l’Est. Concernant cette dernière question, la lecture des « Recherches d’un chien » répond à certaines interrogations que suscite la lecture du « Journal ». Précisons par ailleurs qu’une lecture partielle de ses écrits risque de conforter les critiques (généralement soucieux de cataloguer au plus vite) dans leurs présupposés, des critiques assez souvent heureux de lui coller sur le front l’étiquette jüdische Selbsthaß.
La maladie a certes contraint Franz Kafka à renoncer au voyage pour la Palestine, pour Israël. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il considérait le sionisme comme un idéal trop élevé pour un homme de son rang spirituel. Souvenons-nous que ses écrits sont sous-tendus par un constant rabaissement de soi. Dans une lettre à Max Brod, il donne la clé suivante : « Il ne m’est possible d’aimer que si je place mon objet tellement haut au-dessus de moi qu’il me devient inaccessible ». Comme les femmes, comme la littérature, la Palestine est placée si haut qu’elle s’avère inaccessible.
Comment expliquer que ce sioniste devenu convaincu, lisant essentiellement en hébreu, avec la question juive placée au centre de ses réflexions, écrive en 1923 un texte aussi déprimant que « Le terrier » ? Il faut croiser cette lecture avec celle des lettres qu’il écrit à Milena afin de comprendre que Franz Kafka reste judaïquement retiré, terrorisé par le monde extérieur. « Ne puis-je pas malgré ma vigilance être attaqué du côté le plus inattendu ? » Judaïquement retiré ? Franz Kafka ne serait-il pas cette martre qui apparaît dans « La Muraille de Chine », dans ce texte qui y est inséré intitulé « Dans notre synagogue » ? Blotti dans sa retraite, l’animal ne manque jamais d’apparaître au début des prières « mais à deux mètres environ de distance ; et il ne se laisse pas approcher davantage ». D’où vient sa peur ? « Est-ce un souvenir des temps révolus ou le pressentiment des temps à venir ? » demande Franz Kafka qui ajoute : « Ce vieil animal en saurait-il par hasard plus long que les trois générations qui parfois se trouvent réunies à l’intérieur de la synagogue… ? »
Olivier Ypsilantis