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En lisant « Un devoir de mémoire » de Michel Gurfinkiel – 2/2

 

Ainsi donc, à mesure que j’avance dans la lecture de ce livre, je comprends que le devoir de mémoire auquel nous invite Michel Gurfinkiel ne se limite pas à son frère Charles dont le souvenir ouvre le livre en question, un enfant dont la présence s’impose déjà par son portrait en couverture. A ce propos, la ressemblance entre cet enfant de moins de dix ans et son frère – son demi-frère – (qui aujourd’hui a soixante-dix ans passés) m’a sauté aux yeux. Ce livre balaye un vaste horizon, à la manière d’un radar, mais ce frère est au centre du cercle que balaye le radar. Il constitue par ailleurs le substrat de cet écrit, la fondation sur laquelle il prend appui pour s’édifier.

 

Michel Gurfinkiel (né en 1948)

 

VI – Ce chapitre VI évoque un aspect peu connu de Dwight D. Eisenhower, un aspect que je ne connaissais que superficiellement. Dès la libération des camps, Dwight D. Eisenhower déclare qu’il veut tout voir pour comprendre. Il commence par se rendre dans le camp d’Ohrdruf, près de Weimar. Il écrit : « I made the visit deliberately, in order to be in a position to give first-hand evidence of these things if ever, in the future, there develops a tendency to charge these allegations merely to propaganda ». Il est accompagné de ses généraux George Patton et Omar Bradley, une visite au cours de laquelle George Patton se précipite à l’écart pour vomir. Dwight D. Eisenhower donne aussitôt des instructions à Washington et Londres pour que des preuves soient recueillies et présentées dans les plus brefs délais aux opinions publiques. Articles, films et photographies se multiplient dans les médias anglo-saxons. Dwight D. Eisenhower n’agit pas sous le coup de l’émotion car avant même sa visite au camp d’Ohrdruf, il avait en tête de monter une campagne médiatique sur le système concentrationnaire nazi afin de répondre avec des armes appropriées aux salopards qui oseraient prétendre qu’il ne s’agissait que d’affabulations. De par sa position, il bénéficie d’une multitude d’informations venues des Alliés. Sa priorité après la défaire du nazisme : l’éradication du nazisme en tant que mystique, une mystique qui pourrait activer une résistance allemande, notamment par la guérilla, et une volonté de revanche ; et pour ce faire, il faut montrer sans attendre les crimes du nazisme, et de la manière la plus directe. La documentation accumulée dans les camps libérés conduira au procès de Nuremberg. Le système de défense des accusés sera frappé de plein fouet, pulvérisé. Ainsi l’Allemagne ne pourra plus s’en prendre au diktat des vainqueurs comme elle l’avait fait à la fin de la Première Guerre mondiale. Ses crimes ne se limitent pas aux Juifs mais par ses dimensions (les Juifs représentent plus de la moitié des victimes civiles du nazisme), son organisation, sa technicité et son ontologie (le peuple juif est l’ennemi absolu, aucun arrangement n’est possible avec lui), le crime contre les Juifs tient une place à part.

Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale commence la Guerre froide. L’ennemi prioritaire n’est plus l’Allemagne nazie mais le communisme, à commencer par l’U.R.S.S. L’Allemagne – la R.F.A. – doit entrer dans cette coalition. Il s’agit donc de s’arranger avec l’histoire. Dans un même temps, l’identité juive des victimes du nazisme est effacée en U.R.S.S. et les lieux de massacre sont laissés à l’abandon. Mais en 1960, en Occident, l’assassinat des Juifs retrouve une place centrale tandis qu’il faudra attendre les années 1990 pour il en aille de même dans l’ex-U.R.S.S. et ses ex-satellites.

 

VII – La notion de crime absolu (contre le peuple juif) a été volontiers relativisée – et elle l’est encore à l’occasion ; et mettons de côté de négationnisme. Cette notion est relativisée suivant des axes divers – Michel Gurfinkiel en distingue cinq, autant de démarches légitimes mais jusqu’à un certain point. D’assez nombreux Juifs adhèrent à ces thèses, probablement dans l’espoir de se protéger, de ne pas trop se mettre en avant en commençant par présenter la Shoah comme un drame universel, ce qu’elle est mais jusqu’à un certain point, répétons-le. Après avoir tenté d’estomper sa culpabilité, l’Allemagne a accompli de remarquables efforts intellectuels et éthiques par rapport à la Shoah. Et à ce propos, Michel Gurfinkiel cite Andreas Hillgruber et son étude monumentale : « Hitlers Strategie: Politik und Kriegführung 1940-1941 ». Suite à la réunification, l’Allemagne a placé la Shoah au cœur de son histoire.

En Pologne, de 1948 à 1989, le régime communiste s’est efforcé d’établir par tous les moyens une parité entre les souffrances juives et non-juives en Pologne, une remarque qui ne cherche en rien à relativiser les immenses souffrances des uns et des autres ; les non-Juifs polonais ont souffert comme peu de peuples ont souffert. Auschwitz I a d’abord été destiné aux élites nationales polonaises dès l’hiver 1939-1940. Ainsi a-t-il fallu attendre la chute du régime communiste en 1989 et l’intervention du pape Jean-Paul II pour que le Carmel d’Auschwitz quitte l’enceinte du camp. Aujourd’hui, une barrière symbolique rouge rappelle les limites du ghetto de Varsovie.

En France la mémoire de la Shoah a suivi bien des méandres et c’est seulement en 1995 que le président de la République Jacques Chirac reconnaîtra la responsabilité de l’État. La raison d’État a longtemps prévalu et les persécutions juives en France se sont trouvées prises en sandwich entre la Résistance et les déportés pour fait de Résistance qui avaient droit à tous les honneurs, sans oublier le S.T.O. mis en avant par le Parti communiste. « Nuit et brouillard » (1955) d’Alain Resnais, un film quasi-officiel, s’appuie sur les témoignages de déportés résistants non-juifs, dont Jean Cayrol. On se souvient par ailleurs de la disparition pour cause de censure de la silhouette du gendarme qui garde le camp Pithiviers.

Les traces du camp de Pithiviers ont été effacées pour laisser place à des HLM, suscitant l’indignation du grand rabbin de France Joseph Kaplan. Des acteurs majeurs de la déportation des Juifs de France poursuivront une carrière bien après la guerre. On se souvient en particulier de René Bousquet et Maurice Papon. Mais les choses allaient changer et une certaine remarque du général de Gaulle, un antisioniste favorable au monde arabe, « les Juifs, un peuple sûr de lui-même et dominateur », eut l’effet d’une gifle pour le meilleur de l’opinion française et contribuera à précipiter un réexamen de la Shoah en France.

En 2003, Lucien Lazare dirige la publication d’un « Dictionnaire des Justes de France » qui répertorie deux à trois mille Justes. Michel Gurfinkiel fait remarquer que les Justes ont probablement été beaucoup plus nombreux. Selon certaines analyses, il faudrait compter en moyenne un sauveur non-juif pour chaque Juif sauvé – et plus de deux cent cinquante mille Juifs ont survécu en France, soit cent fois plus que les Justes répertoriés. Lucien Lazare explique pourquoi cet écart dans le livre en question. Michel Gurfinkiel en cite quelques-uns : Blanche et Norbert Baux, de Lavaur dans le Tarn, ainsi que leur fille Andrée ; Suzanne Mercier, d’Argent-sur-Sauldre dans le Cher ; l’abbé Robert Stahl ; Marie-Gonzague Bredoux, supérieure du couvent Saint-Étienne à Aubazine en Corrèze et sœur Marie-Thérèse Berger ; Suzanne Spaak, femme de la haute-bourgeoisie belge qui sauve à Paris des dizaines d’enfants juifs et est assassinée par la Gestapo quinze jours avant la Libération de Paris ; Ernest Audrix, industriel à la retraite, et son épouse Lucie demeurant à Florac dans la Lozère ; Charles et Marie-Louise Chatelin, un couple de médecins parisiens. Et Michel Gurfinkiel poursuit avec le Chambon-sur-Lignon, Maurice et Claire de Solages à Marzens dans le Tarn, Abel Enjalbert à Aurillac dans le Cantal.

Début 2007, admission collective des Justes au Panthéon. A cette occasion, un timbre est émis ; il représente un arbre qui s’élève d’une étoile jaune. Mais une deuxième version remplace sans tarder cette première version ; elle montre la façade du Panthéon avec la mention : Hommage aux Justes. Et Michel Gurfinkiel termine ce chapitre sur ces mots : « On glisse à la célébration abstraite de la justice en soi. Le mot Juif a encore fait peur. »

 

VIII – Le titre de ce chapitre, « Le dernier des Justes », m’a d’abord intrigué ; mais je n’ai pas tardé à comprendre. Il s’agit du père Patrick Desbois. Certes, n’étant pas né au moment des faits, il n’a pu sauver des Juifs ; mais par ses enquêtes, il participe à un sauvetage, au-delà de la mort, et sans jamais pouvoir attendre un remerciement – tout au moins en ce monde. Son histoire commence en 1991, lorsqu’il se rend à Rawa-Ruska, à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine d’aujourd’hui, à l’emplacement de ce qui avait été le Stalag 325, un camp disciplinaire pour prisonniers de guerre français coupables d’insubordination, un camp qui avait d’abord été destiné à des prisonniers de guerre soviétiques avant leur exécution massive. Parmi ces Français, le grand-père de Patrick Desbois. Pour la population juive, le ghetto de Rawa-Ruska avait été l’antichambre de Belzec. Je conseille à ce sujet la lecture de l’article mis en ligne de Laurent Barcelo et intitulé « Rawa-Ruska, camp de la goutte d’eau et de la mort lente ».

A partir de ce pèlerinage sur les traces de son grand-père et de ce qu’il apprend, Patrick Desbois décide d’enquêter et d’identifier les fosses communes des environs de Rawa-Ruska en commençant par interroger des témoins oculaires, soit des personnes très âgées. Sa fonction de prêtre l’aide à établir le contact et à rassurer. Ses recherches prennent de l’ampleur ; il envisage sans tarder un repérage dans toute l’Ukraine ainsi que dans d’autres territoires ayant appartenu à l’U.R.S.S. Les Soviétiques avaient enquêté, et sérieusement ; ils avaient commencé alors que la guerre n’était pas terminée. Leurs nombreux rapports avaient été utilisés au procès de Nuremberg ou en vue de l’élaboration du « Livre noir », un répertoire des crimes nazis ; puis plus rien. Pour Staline et ses successeurs les massacres en tout genre perpétrés par les nazis en U.R.S.S. étaient « antisoviétiques », tout simplement. Par ailleurs, les historiens occidentaux se méfiaient et craignaient que de la propagande ne se soit glissée dans les rapports soviétiques. Il est vrai que le massacre de Katyń (un massacre parmi tant d’autres commis par les Soviétiques contre la nation polonaise) avait été mis sur le compte des nazis par cette propagande. Reconnaissons que la méfiance de l’Occident sur cette question était pour le moins compréhensible. Mais depuis les années 1990 et la chute de l’U.R.S.S., les rapports soviétiques suscitent de plus en plus d’intérêt et environ 80 % de leur contenu semble avoir été vérifié.

Les campagnes ukrainiennes n’ont guère changé entre la fin de la guerre et le moment où Patrick Desbois commence à s’y rendre. Lui et son équipe arrivent sans prévenir afin que personne n’exerce de pression sur les éventuels témoins. Les prêtres locaux établissent le contact avec celles et ceux qui pourraient fournir des informations sur les massacres nazis, informations à partir desquelles des lieux de massacre sont éventuellement localisés et étudiés. Entre autres indices, les douilles allemandes ; elles portent la date et le lieu de leur fabrication, de précieux indices pour dater les massacres avec précision. Patrick Desbois et son équipe s’intéressent par ailleurs au modus operandi de ces massacres.

L’une des préoccupations premières de Patrick Desbois est la préservation de ces lieux de massacre « pour assurer le repos éternel des victimes en conformité avec la loi religieuse juive et par simple décence humaine », écrit Michel Gurfinkiel. Ainsi Patrick Desbois conduit-il ses recherches en Ukraine et dans d’autres Républiques de l’ex-U.R.S.S. « en liaison avec la plus haute autorité juive sur ces questions ». Il faut savoir qu’il y a encore des pillards qui cherchent de l’or (dentaire par exemple) dans les fosses communes où reposent tant de Juifs. Patrick Desbois : « Je souhaite que les sites soient délimités, érigés officiellement en lieux saints ».

 

IX – Comment nommer la Shoah ? Et le terme Shoah est-il lui-même approprié ? Il s’est imposé comme la meilleure désignation, bien meilleure qu’Holocauste que sous-tend le concept quasi christique d’une immolation expiatoire. Le Rav Yitzhak Hutner a préconisé l’emploi de Hurban qui replace la période 1933-1945 dans la longue durée de l’histoire juive – et d’un destin collectif. Et que dire de génocide qui mêle le grec et le latin dans sa structure même ? Ce concept a été pensé par le juriste polonais Raphaël Lemkin qui s’est efforcé de le cerner en étudiant l’histoire de trois populations chrétiennes d’Orient : les Arméniens et les Grecs du Pont dans l’Empire ottoman, les Assyriens d’Irak sous l’Empire ottoman (jusqu’en 1918) puis sous l’autorité arabe (de 1920 à 1933). Il expose sa définition de « génocide » dans son ouvrage majeur : « Axis Rule in Occupied Europe », publié en 1944. Ainsi qu’il le signale, le génocide ne se limite pas nécessairement à la destruction physique d’un groupe donné, il peut consister en un ensemble de mesures « visant à la désintégration de ses institutions politiques et sociales, de sa culture, de sa langue, de ses sentiments nationaux, de sa religion, de son existence économique nationale… ainsi que des mesures anéantissant la sûreté personnelle, la santé, la dignité et enfin la vie même de chacun de ses membres ». Tel est le concept de génocide retenu au tribunal de Nuremberg quant aux Juifs, ce qui a enclenché un effet pervers : en effet, « ce qui n’est pas génocide passe bientôt pour secondaire ; et par réaction, tout plaignant cherche donc désormais à se présenter comme la victime d’un génocide ». Les précisions apportées par Raphaël Lemkin ont entraîné paradoxalement un flottement conceptuel dans la définition d’un génocide qui selon lui ne se limite pas à la destruction physique. Voir l’article II promulgué en 1948 par l’O.N.U. Le procès de Klaus Barbie (1987) constitue une élimination du concept lemkinien de génocide. Voir la redéfinition de la notion de crime contre l’humanité par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 20 décembre 1985. En 1997, la Cour de justice de l’Union européenne renchérit quant aux crimes commis à partir de 1992 dans l’ex-Yougoslavie. Le génocide n’est plus constaté à partir de faits historiques ou juridiques mais par un acte politique. « Dès lors que le politique nomme le génocide, il tend à le faire en fonction de sa logique propre, c’est-à-dire d’intérêts et de jeux de pouvoir. A terme, des génocides avérés pourront être ignorés, et d’autres événements, sans rapport avec la Convention de 1948, pourront être au contraire labellisés ». La définition de génocide se politise donc et ainsi se trouve de plus en plus dévoyée. On en est même venu à accuser les sionistes de se livrer à un génocide contre les Palestiniens… Rudolf J. Rummel s’est penché sur les meurtres de masse au XXe siècle et a proposé de distinguer entre, 1 : le génocide tel que le définit Raphaël Lemkin, 2 : le génocide au sens large, 3 : le démocide. Ses travaux permettent notamment d’appréhender la question d’une comparaison entre génocides. A lire : « Democide. Nazi Genocide and Mass Murder » et « Power Kills. Democracy as a Method of Nonviolence ».

 

X – Le projet d’une adoption – d’un parrainage – soumis par Nicolas Sarkozy le 13 février 2008 a donc suscité des réticences. L’enseignement de la Shoah doit être fait avec prudence et déjà parce que si une partie de nous-mêmes refuse le mal, une autre se laisse séduire par lui et peut même s’en délecter. Par ailleurs, les Alliés n’ont affronté le dossier de la Shoah qu’épisodiquement et comme à reculons. Le déni a été une tentation permanente. Cette proposition présidentielle a suscité chez Michel Gurfinkiel des réflexions douces-amères jusqu’à cette lettre de Cendrine Barruyer lui proposant de faire adopter son frère Charles par ses enfants. Michel Gurfinkiel s’est alors engagé à leur transmettre ce qu’il avait pu comprendre sur la Shoah et le devoir de mémoire. Enseigner la Shoah en commençant par accepter sa singularité sans jamais s’adonner à une concurrence des mémoires. Et se souvenir de la Shoah ne revient pas à oublier d’autres crimes contre l’humanité. C’est parce que l’on commémore le meurtre des Juifs que d’autres meurtres sont commémorés ou ont fait l’objet de procès internationaux. « Et c’est parce qu’on a refusé de prescrire les crimes du nazisme que ceux du communisme seront, un jour, pleinement et définitivement, exposés. »

Olivier Ypsilantis

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