“No state more extensive than the minimal state can be justified.” Robert Nozick
La volonté d’établir un État minimal a été formulée par les libéraux français au XIXème siècle. Cette volonté a été reformulée et avec force aux États-Unis au XXème siècle, en particulier avec la controverse John Rawls / Robert Nozick. Ainsi que le signale Robert Nozick, la question fondamentale de la philosophie politique, celle qui précède toutes les questions sur la manière dont l’État devrait être organisé, porte sur l’existence même d’un État et quel qu’il soit.
Je n’ai pas lu John Rawls, hormis quelques articles qui traitent de sa controverse avec Robert Nozick, je n’ai pas lu son œuvre majeure qu’il fait paraître alors qu’il a cinquante ans, en 1971, « A Theory of Justice ». Il n’avait jusqu’alors publié que quelques articles et ne prévoyait pas que ce livre allait connaître un tel succès, avec lecture obligatoire dans des universités des États-Unis. Dans ce livre (qu’il me faudra lire), l’auteur critique l’utilitarisme et réintroduit l’éthique au cœur de la théorie politique.
La pensée de John Rawls se rapproche de celle de Jean-Jacques Rousseau et son contractualisme, Jean-Jacques Rousseau pour lequel l’inégalité et les divisions entre citoyens sont les principales causes du mal social. Il pose la question : comment faire exister « une société juste et stable de citoyens libres et égaux, profondément divisés par des doctrines religieuses, philosophiques et morales raisonnables quoique incompatibles » ? John Rawls estime que l’État doit corriger les inégalités naturelles entre hommes, des inégalités non méritées. Il envisage donc l’État comme un redistributeur de richesses ; c’est ce qu’il nomme : justice as fairness.
Robert Nozick évolue vers le libertarianisme. En 1974, il publie « Anarchy, State, and Utopia ». Ce livre est une défense très structurée du minarchisme et une critique de la social-démocratie que défend John Rawls. Dès sa parution, son livre devient une référence, notamment pour les libertariens et la « New Right ». Le point fort de ce livre, avoir organisé un ensemble d’arguments contre ce qui caractérise l’État social-démocrate (notamment la redistribution) tel que le défend John Rawls. Robert Nozick ne cherche pas à justifier et défendre les droits individuels, il s’emploie à démontrer dans le livre en question que : 1. Les critères de justice selon John Rawls piétinent les droits fondamentaux (à commencer par le droit de propriété) et en conséquence ils sont immoraux. 2. Seul est justifiable l’État minimal (voir le minarchisme) car il respecte ces droits fondamentaux. L’État social-démocrate redistribue en portant (gravement) atteinte à l’égalité morale entre citoyens et à leur liberté individuelle. De fait Robert Nozick reproche à John Rawls de négliger le principe de dignité des personnes et l’impératif kantien selon lequel l’autre doit être envisagé comme une fin et non comme un moyen. En effet, envisager l’autre plus que comme un simple moyen revient à reconnaître que l’individu est le seul propriétaire légitime de lui-même, de ses capacités et de ses biens. Or, et nous insistons, l’impôt et la redistribution reviennent de la part de l’État à utiliser certaines personnes comme moyens afin de servir les fins d’autres personnes. Précisons que dans la théorie de la justice de John Rawls, la question de la propriété n’est pas évoquée ; on peut donc en conclure qu’elle n’est pas intégrée aux principes éthiques et politiques qui permettent d’édifier une société juste.
“Taxation of earnings from labor is on a par with forced labor. Seizing the results of someone’s labor is equivalent to seizing hours from him and directing him to carry on various activities.” Robert Nozick
Selon John Rawls, les talents des uns et des autres ne leur appartiennent pas vraiment et la société peut se réserver le droit de les utiliser – de se les approprier – pour compenser les inégalités (on en revient à la redistribution), ce que Robert Nozick juge immoral et parfaitement arbitraire, car : 1. Il est impossible (surtout pour un État) de départager ce qui est mérité de ce qui ne l’est pas. 2. La négation de la propriété revient à faire des hommes de simples moyens pour les autres, autrement dit à les réduire terriblement. Robert Nozick estime que nos talents et nos dispositions nous appartiennent pleinement et qu’en conséquence nul ne peut se les approprier pour en faire bénéficier les autres sans notre accord.
La redistribution ne peut être imposée par l’État. Elle ne peut se faire que librement. Par la redistribution, l’État nie l’autonomie des personnes et la responsabilité première de leurs actions. En redistribuant, l’État ne respecte pas la personne morale que je représente et agit de manière illégitime.
Ci-joint, un excellent lien mis en ligne par Stanford Encyclopedia of Philosophy :
https://plato.stanford.edu/entries/rawls/
Un État qui se respecte doit (selon la définition courante) maintenir le monopole de la force dans l’aire qu’il contrôle. Par ailleurs, il doit collecter l’impôt. Ces deux caractéristiques essentielles d’un État sont incompatibles avec le droit de l’individu tel que l’envisage Robert Nozick, pour ne citer que lui. Robert Nozick ne prône pas l’anarchie, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture superficielle. Il ne prône pas l’anarchie au nom des droits naturels de l’individu. Simplement, il nous invite à envisager que ces droits sont compatibles avec un État minimal, avec le minarchisme. Il affirme même qu’il est possible de passer de l’anarchisme au minarchisme sans que les droits naturels de l’autre n’en souffrent. Sa démonstration est intéressante et discutable.
Les individus ont des droits et il y a des choses qu’aucune personne ou groupe de personnes ne doit leur faire sous peine de violer leurs droits. Ces droits sont si importants que la question qui se pose sans tarder est ce que peut et ne peut pas faire l’État et ceux qui le servent. De fait, la question politique centrale est l’État ; si l’on admet qu’il est nécessaire : Quel doit être son volume ? Quelles doivent être ses fonctions légitimes ? Comment le justifier ? L’État reste une interrogation permanente, tout au moins pour certains dont je suis. J’ai très tôt espéré que l’État soit minimal, minimal state, tout en flirtant avec l’anarcho-capitalisme le plus affirmé, soit l’absence totale d’État, et tout en comprenant les limites de ce flirt. A limited state, « limited to the narrow functions of protection against force, theft, fraud, enforcement of contracts, and so on, is justified » – aller au-delà reviendrait à violer le droit des personnes.
“Individuals have rights and there are things no person or group may do to them (without violating their rights). So strong and far-reaching are these rights that they raise the question of what, if anything, the state and its officials may do. How much room do individual rights leave for the state?” Robert Nozick
Dans la première partie de « Anarchy, State, and Utopia », Robert Nozick justifie le minimal state. Dans la deuxième partie, il refuse toute extension de l’État (au-delà du minimal state) en exposant une théorie de la justice (entitlement theory opposée à distributive justice), théorie qui ne nécessite pas l’extension de l’aire de l’État. Pour être effective, la distributive justice nécessite toujours plus d’État, ce que refuse catégoriquement Robert Nozick. Et je pourrais en revenir à John Rawls.
Robert Nozick se défend : « Anarchy, State, and Utopia » n’est pas « some sort of political tract », mais « a philosophical exploration of issues » Et cette exploration est fascinante quand on en vient à placer face à face les droits individuels et l’État puis à envisager leurs rapports sous divers angles, de divers points de vue. Et lorsque Robert Nozick présente son livre comme « a philosophical exploration of issues », il ne prétend pas édifier un système, soit une chose travaillée comme un bijou. Il estime (et c’est aussi pourquoi je le lis avec un plaisir particulier) que dans notre vie intellectuelle, il y a de la place « for a less complete work, containing unfinished presentations, conjectures, open questions and problems, leads, side connections as well as a main line of argument ». Bref, Robert Nozick ne cherche pas à en imposer (comme le ferait un système philosophique) en verrouillant ses propos : « There is a room for words on subjects other than last words », ce qui pourrait être un bel aphorisme. Last words, final word, ce que les systèmes philosophiques cherchent à nous imposer puisqu’ils sont précisément des systèmes.
Dans le sous-chapitre « Libertarian Constraints » (à « Moral Constraints and the State »). Les individus mènent des vies séparées et rien ne justifie que l’un se sacrifie pour l’autre. Ce libertarian constraint trouve son pendant dans un autre libertarian constraint, à savoir que toute violence envers l’autre est fermement condamnée (sauf en cas de légitime défense).
“The illegitimate use of a state by economic interests for their own ends is based upon a preexisting illegitimate power of the state to enrich some persons at the expense of others. Eliminate that illegitimate power of giving differential economic benefits and you eliminate or drastically restrict the motive for wanting political influence.” Robert Nozick
Olivier Ypsilantis