A bien des moments de l’histoire le Juif est perçu comme un homme au féminin ou, tout au moins, comme la marque du féminin agissant sur le monde. La féminisation du Juif suggère que la virilité lui fait défaut, non seulement dans son caractère mais également dans son corps. Dès les époques médiévales, toute une littérature affirme que le Juif saigne chaque mois, par le nez ou l’anus de préférence. Et n’oublions pas le Juif hémorroïdaire… Les Juifs ont des menstruations car ils payent pour le sang du Christ, et les meurtres rituels leur permettent de régénérer le sang ainsi perdu.
Au début du XXe siècle se structure une « science » de la race juive qui recycle l’antisémitisme médiéval. Le nazisme y puisera. Le Juif est censé partager avec la femme de nombreuses caractéristiques : hystérie, instabilité, manipulation, goût pour l’argent, etc. Otto Weininger propage ces théories (qui séduiront Hitler) dans un livre intitulé « Sexe et caractère » (Geschlecht und Charakter). Selon lui, le Juif serait l’incarnation de l’ambiguïté, de la dualité centrale, la faille à combler, le gouffre qui nous menace. Le Juif empêche le monde d’être Un, ce monde Un que promeuvent le christianisme et l’identité aryenne. Bref, pour Otto Weininger le Juif, il s’agit d’extirper de soi-même la femme et le Juif afin de retrouver l’unité et se purifier, le Juif étant lascif et porté à la luxure, contrairement à l’Aryen. Cette association opérée par l’antisémite entre le Juif et la luxure remonte à l’Antiquité (voir Tacite). Fin XIXe – début XXe, elle sera démontrée « scientifiquement ». C’est également à cette époque que les ouvrages et les discours diffamatoires misogynes se multiplient, au moment où l’émancipation de la femme s’affirme. Les hommes connaissent-ils alors une crise de virilité, une angoisse identitaire qui ne serait pas étrangère à la montée du nazisme et du fascisme ?
Delphine Horvilleur : « Et si le préjugé antisémite qui fait de l’homme juif un être en manque de virilité recelait une part de vérité ? » En effet, dans le Talmud, de nombreuses légendes rabbiniques montrent deux types de masculinité s’affronter : le monde des rabbins et le monde romain, comme un affrontement genré. Voir dans le Talmud la confrontation Rish Lakish / Rabbi Yoh’anan et l’analyse qu’en fait Daniel Boyarin dans « Unheroic Conduct, the Rise of Heterosexuality and the Invention of the Jewish Man » qui voit dans cette manière d’être homme une construction rabbinique face à Rome : Les rabbins se seraient appropriés l’image qu’avait Rome du Juif, soit une impuissance physique et politique, pour la revendiquer comme une force et présenter l’archétype romain comme un anti-modèle à partir duquel fortifier l’identité juive et reconstruire sa dignité.
Mais cette « féminisation » assumée de la masculinité juive est-elle simple réaction à la domination romaine ? Dans la Bible, la relation du peuple juif à son Dieu est toujours contée sous la forme d’un lien conjugal. Le féminin est privilégié dans la relation qu’a le peuple juif – le féminin – avec Dieu – le masculin. Dans la Bible, des êtres incarnent la puissance virile mais les rabbins présentent de préférence des êtres plus vulnérables, en aucun cas invincibles : Abraham est stérile, Isaac voit mal et est manipulable, Jacob est craintif et devient boiteux, Moïse bégaye. Ces hommes ont à voir avec l’univers féminin : c’est à partir de leurs faiblesses qu’ils organisent leur force. Le rituel juif ne cesse de reprendre cette idée et de rejouer la brisure et le manque – l’incomplétude. Dans le rite de la circoncision, les versets prononcés le sont tous au féminin. Certains commentateurs ont ainsi affirmé que ce rite serait une marque symbolique du féminin dans le corps du nouveau-né mâle. Ce retrait – cette coupure – établit par le manque une relation au transcendant, une tension vers ce qui dépasse l’homme mais avec lequel il ne fera jamais Un. Et il ne s’agit en rien d’une castration puisque la masculinité juive se fonde sur ce rite.
L’identité fondée sur un « en moins », telle est l’étrange proposition du judaïsme rabbinique, une proposition qui se structure en partie sur la perte du cœur géographique du culte, en 70, une perte qu’il faut affronter et surmonter, d’où l’idée du « retrait » du divin (dont la maison a été détruite), le divin présent par son absence même. C’est ce renversement qui va permettre au judaïsme de se relever et d’aller, le judaïsme qui prend note de la fissure, de la faille, du gouffre enfin. Il semble dire : Ce qui aurait pu me détruire me régénère. Et une fois encore les rites le rappellent, comme ce verre brisé au cours de la cérémonie du mariage, un symbole qui sous-entend que la vie juive ne se construit que dans l’incomplétude, que le manque ouvre à l’avenir et en quelque sorte le garantit. L’identité juive, une fissure, une faille, un gouffre, une dislocation ainsi que le note Jacques Derrida.
Mais en regard de ce que nous venons de dire, pourquoi l’antisémitisme ? Cette construction à partir d’une brisure suggère un mode d’éprouver et de penser pris dans un perpétuel dynamisme – et c’est précisément ce que l’antisémite reproche au Juif et depuis toujours : ne pas s’effacer, ne pas disparaître, être increvable. Cette construction est l’un des secrets de la pérennité juive. Et, en toute logique, ce manque sur lequel s’édifie l’identité juive est fécond aussi longtemps qu’il n’est pas comblé. L’antisémite est convaincu qu’en se débarrassant du Juif il baignera enfin dans le Tout – dans l’Un – et sans le moindre trou, que la fissure en lui sera enfin bouchée. Boucher la fissure, tel est le but ultime de l’antisémite, le partisan d’un idéal total. Enfin, l’antisémitisme se fonde sur une accusation paradoxale. Il reproche au Juif d’AVOIR quelque chose qu’il n’a pas tout en lui reprochant de NE PAS AVOIR quelque chose que lui n’a pas non plus, ce dont le Juif s’accommode.
L’antisémitisme est une bataille électorale
L’élection juive a fait couler et fait couler beaucoup d’encre et nourrit bien des malentendus. Cette élection est mal connue et conforte les antisémites dans leur volonté d’en finir avec les Juifs, d’une manière ou d’une autre. Et puis il y a ceux qui se disent que si les Juifs en ont « bavé » c’est qu’ils l’ont bien cherché.
Dans la Bible, Dieu établit une alliance avec les Hébreux, rien d’exceptionnel, si je puis dire, car l’histoire de l’humanité est riche en histoires de ce genre. La Bible elle-même évoque d’autres alliances divines avec d’autres peuples. Voir Amos 9:7, un passage chanté dans les synagogues chaque fois qu’y est lu un extrait du livre du Lévitique. Cette « élection », plus exactement cette relation spécifique de Dieu au peuple d’Israël, est difficile à définir. Dans tous les cas, elle n’est jamais définie dans la Torah comme une supériorité de nature, contrairement à ce que croient les antisémites. Autrement dit, le problème de l’élection n’est pas vraiment un problème juif mais un problème non-juif, ce que Freud laisse entendre dans « L’Homme Moïse et la religion monothéiste » (Der Mann Moses und die monotheistische Religion). Il pourrait s’agir, une fois encore, d’une histoire de famille, la famille monothéiste, les Juifs étant incontestablement les aînés. La question de l’élection et celle du droit d’aînesse sont intrinsèquement liées, avec rivalité quant au rapport aux origines.
Élection et Révélation. Pourquoi lui (le Juif) avant moi (le Goy) se demandent sans oser se l’avouer le christianisme et l’islam ? Une fois encore, le non-prosélytisme du judaïsme vient conforter l’idée d’une captation du message, une idée entretenue par le christianisme et l’islam sur différents modes. Des légendes rabbiniques et des poèmes évoquent cette histoire d’élection avec humour. L’une d’elles présente Dieu faisant du porte-à-porte dans l’espoir de fourguer sa Torah. Il va de déconvenue en déconvenue (on lui claque la porte au nez quand on ne l’éconduit pas poliment) jusqu’à ce que les Hébreux l’acceptent et pas vraiment de gaieté de cœur – voir le Midrash Psikta Rabbiti. Le peuple élu laisse entendre qu’il se serait bien passé de cette chose plutôt embarrassante car pleine d’exigences. Fort bien, mais en quoi consiste cette Révélation, ce cadeau « empoisonné » ? Tout d’abord, Dieu ne se manifeste pas chez les Hébreux dans le confort de leurs demeures mais quelque part dans le désert, un lieu qui n’a pas été choisi par hasard pour que s’opère la Révélation : ce lieu n’appartient à personne et les Hébreux le traversent dans l’Exil, entre l’Égypte et la Terre Promise. Lors de cette Révélation est présent le peuple hébreu, soit ses générations vivantes mais également passées et à venir, une cohorte intergénérationnelle.
Quel est le contenu de la Révélation ? La question reste en suspens avec hypothèses multiples ; et je passe sur leur énumération qui va d’une version maximaliste (toutes les interprétations à venir auraient été révélées à Moïse au mont Sinaï) à celle des kabbalistes, minimaliste (le peuple n’aurait entendu que la première lettre du premier mot du premier commandement du Décalogue, soit Aleph, une lettre muette pas vraiment muette ainsi que le laisse entendre Gershom Scholem).
Les Hébreux au mont Sinaï n’ont pas reçu un discours, simple autonomie du langage que les Grecs nomment logos, « mais une articulation subtile entre une Loi révélée (c’est-à-dire une hétéronomie) et l’autonomie de son interprétation, un équilibre entre légalité et liberté ». Ainsi la version maximaliste et minimaliste se rejoignent-elles. Au mont Sinaï « fut révélée l’infinie potentialité du langage et de l’interprétation ». La Révélation dit que Tout n’a pas été dit ; et, une fois encore, le Juif s’élève contre la Totalité, il se pose en retrait du Tout salvateur sur lequel s’érigent le christianisme, l’islam et la philosophie des Lumières, pour ne citer qu’eux, car la liste est longue. Et par cette position en retrait, les Juifs empêchent un collectif plus large de faire Un.
La pensée juive désigne le particulier afin d’enrayer l’élan universel vers la Totalité – le totalitarisme. Ces voix nous disent que la Vérité est fragmentée ou alors elle est criminelle, que tout projet universel doit scruter les zones de clivage qui le parcourent et en tous sens. C’est pourquoi la Totalité et la Vérité se méfient du Juif et cherchent à en finir avec lui d’une manière ou d’une autre. Cette remarque qui concerne le collectif peut être aisément transposée à l’individuel car « l’antisémitisme cherche à se construire ou à se sauver, lui aussi, sur l’exclusion du Juif ».
L’Excepsion juive
Pourquoi l’État d’Israël est-il considéré par beaucoup comme la menace la plus sérieuse pour la paix dans le monde ? Parce qu’Israël est considéré comme ce qui empêche le monde d’être Un, uni en un tout pacifié. Le Juif divise. L’Empire romain, le monde chrétien et l’Allemagne nazie en étaient convaincus. Ils ne furent pas et ne seront pas les seuls. L’État d’Israël active et réactive ce dépit : Israël (le Juif) empêche la formation du Tout, de l’Un. Si Israël n’était pas l’État juif, l’État des Juifs, il n’en serait pas tant question. Le succès de la cause palestinienne a une explication : en face, il y a les Juifs… Edward Saïd et d’autres intellectuels arabes ont eu l’honnêteté de le reconnaître.
Pour beaucoup d’Européens, le sionisme est devenu un système d’oppression colonial, et leurs discours ne reprochent pas tant à Israël sa politique que son existence. On peut opérer à l’occasion une distinction entre antisémitisme et antisionisme, on peut essayer de s’entendre sur ce qu’est le sionisme et critiquer ou approuver ses choix politiques, on peut également constater que la critique systématique d’Israël fait « étrangement écho à des éléments du discours antisémite traditionnel ». Le Juif qui était accusé de porter préjudice au continuum, au Tout – à l’Un –, est à présent accusé de porter préjudice à l’unité du monde arabe et par voie de conséquence à celle du monde.
Et les Juifs sont harcelés par la compétition victimaire et la communautarisation qui marchent main dans la main. La Shoah en vient à irriter et à provoquer des jalousies… Les Juifs ne sont pas les seuls à avoir souffert, qu’on se le dise ! Ont-ils dit le contraire ? Disent-ils le contraire ?
Le concept de whiteness favorise volontiers la haine. Le Blanc est supposé être coupable et d’abord d’avoir colonisé. A côté de lui se tient le Juif qui certes a souffert mais dont les portes des dominés « racisés » lui sont fermées car il s’est fait le complice de l’Occident. Les Juifs sont une fois encore accusés de fragmenter, de diviser pour régner. Ils s’opposent au Tout par l’existence même d’Israël, État colonial au sein du monde arabe, et par leur soutien aux valeurs des Lumières, soit l’universalisme blanc. Rien de bien nouveau : hier les Juifs étaient accusés par les « dominants » et aujourd’hui par les « dominés ». Dans tous les cas ils empêchent l’avènement de l’Un et du Tout. L’Un ? Le Tout ? Mais nous pataugeons dans l’identitarisme qui a le Juif dans sa ligne de mire lorsqu’il dénonce l’universalisme (le Juif de la diaspora) ou le nationalisme (le Juif d’Israël). Tout ce processus conduit à une négation d’un principe universel de droit : nul ne peut être accusé d’une faute qu’il n’a pas commise car, alors, la dignité et l’autonomie du sujet sont méprisées. L’individu ne se résume pas à l’histoire de son clan, de sa tribu, de son ethnie et j’en passe.
Et nous entrons dans un paradoxe infernal : « C’est parce qu’un système dominant a voulu tout au long de l’Histoire faire taire d’autres voix, celles du groupe minoritaire, que pour réparer cette injustice on finit par étouffer toute voix de ce groupe qui irait à l’encontre de l’image monolithique que certains se font de lui ».
Que vaut le « nous » ? Des individus s’arrogent le droit de s’exprimer au nom des autres – au nom des autres ? Sous le « nous » il n’y a jamais qu’un « je ». Lorsque la tentation du tout se dessine dans un système de pensée, la peur que quelqu’un ne vienne contrarier cette tentation – ce processus – devient une obsession. Et ce quelqu’un a volontiers pour nom « le Juif ».
A présent les Juifs se trouvent pris entre deux discours que tout semble opposer : le discours de l’extrême-droite, bien connu, et celui de l’extrême-gauche dont l’une des particularités est qu’elle recycle de l’antisémitisme traditionnel qu’elle refuse de reconnaître comme tel. Pourquoi nombre de groupes féministes ont-ils placé la libération de la Palestine au cœur de leur lutte ? Selon ces groupes, on ne pourrait en aucun cas être féministe et sioniste, et l’antisionisme devrait participer au combat pour la libération des femmes !
La tentation totalitaire est permanente et personne n’en est prémuni, y compris chez les Juifs, avec ces groupes qui jugent que l’autre est infréquentable car portant préjudice à l’unité et la pureté des groupes en question.
Olivier Ypsilantis