Dov-Ber Borochov (1881-1917)
V – Un projet humanitaire : un pays refuge
C’est avec l’antisémitisme que le sionisme a trouvé une partie de sa légitimité interne et l’essentiel de sa légitimité externe, tant chez les Juifs (parmi lesquels Léon Pinsker et Theodor Herzl) que les non-Juifs.
L’antisémitisme à travers l’histoire
L’antisémitisme est doté d’une formidable capacité d’adaptation. Il sert tous les peuples, toutes les classes, toutes les idéologies. Denis Charbit écrit : « L’antisémitisme se prête à tous les intérêts, à toutes les stratégies et n’a pas à faire les preuves de sa cohérence : les accusations les plus contradictoires s’y retrouvent. » A ce propos, il faut lire « Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social » de Marc Angenot.
Spécificité de l’antisémitisme moderne
Lorsque la religion est la référence fondamentale du corps social, l’antisémitisme est antijudaïsme ; et il se sécularise avec les sociétés et les nations. Ni la conversion ni l’assimilation ne calme l’antisémitisme, au contraire ! L’une et l’autre sont perçues comme des manœuvres destinées à permettre aux Juifs de mieux dominer le monde. L’antisémitisme moderne est d’autant plus dangereux qu’il n’associe plus exclusivement « le Juif » à son refus de reconnaître la messianité de Jésus mais qu’il est métaphorisation qui légitime les rapprochements les plus fantasques. Tout en croyant au progrès de l’humanité, nombre de penseurs juifs savent aussi que l’antisémitisme est un phénomène appelé à durer. Ber Borochov a pressenti que l’antisémitisme a partie liée avec la crise engendrée par la modernité. Il remarque aussi que la réaction juive de type national et politique a été possible grâce à l’émancipation, rendant les Juifs plus sensibles à la contestation de leurs droits et aux manifestations de haine. C’est elle qui a fait naître la revendication sioniste. Avant leur émancipation, les Juifs subissaient ou bien prenaient le chemin de l’exil. Le cas de l’Espagne et du Portugal sont de ce point de vue significatifs. Par ailleurs, la sécularisation de la société juive ayant entamé le rempart de la foi, la solidarité collective est venue suppléer à cet affaiblissement.
Réfutation sioniste des causes de l’antisémitisme
Les sionistes refusent les interprétations des Juifs orthodoxes quant aux origines de l’antisémitisme. Ils dénoncent également la naïveté ou l’indifférence des partisans de l’émancipation confits en dévotion devant les principes de l’humanisme triomphant et qui refusent de voir les spécificités de ce nouvel antisémitisme. Pour les sionistes, l’attitude de ces derniers est la plus dangereuse car la plus partagée.
L’antisémitisme comme psychose
Pour Léon Pinsker, l’antisémitisme renseigne sur la psychologie des peuples et des individus qui ont recours à cette haine pour se définir. L’antisémitisme est une donnée héréditaire, incurable même si elle varie en fonction des conditions historiques. Bien avant la psychanalyse, il place l’antisémitisme du côté du fantasme, entre délire individuel et psychose de masse. Il affirme que l’antisémitisme n’est pas une opinion ; et il propose une analyse qui rend compte des raisons sociales, mentales et culturelles de cette déraison. Le recours au « bouc émissaire » est un fait de société. Mais pourquoi les Juifs plutôt que d’autres ? C’est que les Juifs « collent parfaitement à cette image dialectique — dedans/dehors, intérieur/extérieur —, à cet insoutenable paradoxe d’une intégration qu’ils recherchent et d’une rétention identitaire qu’ils manifestent. »
La thèse du fait minoritaire
Pour Léon Pinsker, la persistance de l’antisémitisme tient en partie au fait que pour les peuples, les Juifs ne sont pas une nation indépendante. L’antisémitisme tient à leur situation minoritaire et extra-territoriale, à l’exil et à la dispersion. Denis Charbit : « Si la haine est dirigée unanimement contre eux, c’est que contrairement aux autres peuples qui disposent toujours d’un foyer où ils peuvent accueillir à leur tour les étrangers, les Juifs, faute d’État, sont dépourvus de cette faculté de réciprocité qui force les peuples à établir entre eux une relation équilibrée. »
Ni assimilation ni révolution
L’antisémitisme est donc un mécanisme de régulation manipulable à l’envi afin d’assurer le fonctionnement des sociétés. C’est pourquoi les sionistes sont sans illusion. On les accuse de faire de la prophétie auto-réalisatrice, ils sont simplement désenchantés… et lucides. Par ailleurs, ils s’opposent à ceux qui proposent l’assimilation pour en finir avec l’antisémitisme. Non seulement elle est contreproductive, mais elle correspond à un suicide collectif : on n’extirpe pas le mal en liquidant l’identité de celui qui la subit. Quant au socialisme révolutionnaire, il s’emploie à dissimuler derrière un écran de théories les causes de l’antisémitisme.
Le sionisme tire une bonne part de sa force de la certitude selon laquelle la révolution ne sera que désillusion pour les Juifs. Et c’est l’un des mérites des sionistes-socialistes d’avoir compris que l’antisémitisme ne s’explique pas exclusivement par les contradictions du capitalisme : les partis ouvriers savent pratiquer le « socialisme des imbéciles », pour reprendre l’expression d’August Bebel.
Léon Pinsker juge que la lutte contre l’antisémitisme et sinon vaine tout au moins aléatoire. L’antisémitisme est plus l’affaire des autres (de ceux qui souffrent de ce mal) que des Juifs. Le volontarisme pédagogique ne pèse pas lourd face à l’aversion pour le Juif. Ber Borochov juge que le sionisme appelle à une lucidité sans complaisance et à une action dans l’urgence. L’antisémitisme est trop inséré dans le tissu culturel de l’Occident et depuis trop longtemps pour que les pédagogies réparatrices en viennent à bout. Un âge d’or peut être suivi d’une catastrophe. L’exemple de l’Espagne puis de l’Allemagne sont éloquents. L’antisémitisme est une épée de Damoclès placée en permanence au-dessus des Juifs en diaspora.
L’État juif comme remède
La mesure préventive ne peut être que l’existence autonome, le rassemblement sur une terre à soi. Fort de son diagnostic, le sionisme invite au départ. Il pose la solution nationale comme une nécessité objective. Le combat pour l’auto-émancipation est jugé plus adéquat dans ses intentions et plus efficace dans les résultats que celui mené contre l’antisémitisme. Bref, la survie du peuple juif ne peut être assurée que dans un cadre autonome puis souverain mis à sa disposition.
Antisémitisme et sionisme : un rapport de cause à effet ?
Contrairement à ce qu’insinuent volontiers les antisionistes, le sionisme, mouvement positif et constructif, n’est pas que le produit de l’antisémitisme, cette force négative et destructrice. N’oublions pas cette parole d’espoir récitée depuis tant de siècles : l’an prochain à Jérusalem ! L’antisémitisme est l’aiguillon qui réveille les Juifs déjudaïsés (parmi lesquels Theodor Herzl) et les maintient en alerte. Il renforce la solidarité entre réprouvés, premier pas vers la conscience nationale. Ce rapport de cause à effet entre antisémitisme et antisionisme ne signifie pas qu’il y ait complicité entre eux. Ce ne sont pas les antisémites qui ont aidé à la création de l’État d’Israël. L’antisionisme a été plutôt un catalyseur qu’une cause.
Critique ou autocritique ?
La pensée sioniste ne se contente pas de dresser un catalogue des méfaits de l’antisémitisme et des souffrances des Juifs ; elle prend note du comportement de ces derniers face aux méfaits dont ils sont les victimes. La pensée sioniste dénonce la résignation face l’humiliation, le retour au train-train après le pogrom. La pensée sioniste dénonce une certaine attitude juive qui contribue à prolonger la misère juive. La pensée sioniste adopte un ton d’imprécation qui n’est pas sans rappeler les prophètes d’Israël.
Israël, l’alyah, la diaspora
Dans l’histoire juive, le sionisme doit être regardé autant comme volonté de retour que comme volonté de rupture. Le sionisme a principalement accompli une fonction humanitaire : entre les deux types de sionisme, l’un à l’image d’Ahan Haam (fondé sur un choix positif), l’autre à l’image de Theodor Herzl (fondé sur l’urgence), l’Histoire a tranché car une écrasante majorité de Juifs ont immigré en Israël pour fuir une situation donnée.
Olivier Ypsilantis