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En lisant « Qu’est-ce que le sionisme ? » de Denis Charbit – 2/5

 

Digitized by the Gruss Lipper Digital Laboratory at the Center for Jewish History - www.cjh.org
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Ahad Haam (1856-1927)

 

II – Un projet national : la reconstruction d’une nation

Les antisionistes accordent trop d’importance au sionisme, tandis que ses défenseurs et les spécialistes du sionisme relativisent sa fonction. Si le projet sioniste s’est réalisé, c’est parce qu’il a catalysé des éléments constitutifs d’une nation déjà présents dans la mémoire collective. Il a donné consistance à ces éléments nationaux poussés de côté, voire censurés, notamment depuis l’émancipation. Mais est-ce la nation juive qui a inventé le sionisme ou bien en est-elle le produit ? Qu’est-ce que le sionisme a inventé ? A-t-il inventé la nation juive ou la nation israélienne ? « Le sionisme est à la nation juive ce que la Révolution de 1789 est à la nation française » ; autrement dit, le sionisme invente la nation juive (comme la Révolution de 1789 a inventé la nation française), il n’efface en aucun cas ce qui précède. De plus, le passé est volontiers convoqué soit comme repoussoir soit comme légitimité. Mais, surtout, le sionisme (toutes tendances confondues) propose une autre conceptualisation de la collectivité : la nation.

 

Recomposition de l’identité juive 

Au cours du XIXe siècle, le sionisme n’a pas été le seul projet proposé aux Juifs pour qu’ils entrent dans la modernité. Pensons en particulier à la Haskalah, mais aussi à la conversion ou à l’acculturation totale. Les sionistes proposent l’idée de « nation », c’est leur originalité. « Si les Juifs forment une nation, c’est qu’ils ne sont donc ni une race ni seulement une religion, une culture, une histoire, une mémoire, une communauté, termes multiples et divers par lesquels ils se définissaient (et se définissent encore) comme collectivité, et que les sionistes tenaient pour inadéquats ou imparfaits, partiels ou ambigus ». Fonder un État souverain avec un territoire permettrait d’alléger et de clarifier la condition juive par rapport à elle-même et à autrui. A l’instar d’autres associations juives de renouveau, le sionisme appelle à une régénération par l’intégration à un foyer national. Des associations sportives vont dans ce sens, notamment le Maccabi et des mouvements de jeunesse affiliés au scoutisme.

Le sionisme envisage la place de la religion dans l’identité nationale selon des combinaisons diverses et volontiers contradictoires. Pour certains sionistes, la nation juive absorbe la religion et s’y substitue. Pour d’autres, la nation utilise la religion comme un ingrédient. « Elle nationalise le patrimoine religieux et lui confère une dimension culturelle ». D’autres enfin envisagent « l’identité nationale comme un complément indissociable de l’identité religieuse, voyant dans la réunion des deux la restauration de l’unité originelle. »

 

Naissance d’une nation

Race ? Religion ? Ethnie ? Ou bien peuple ? Et même nation ? Les sionistes aspirent au modèle national et sur une base des plus solides : nom collectif, puissants mythes d’origine, lignée d’ancêtres, culture spécifique, sens de la solidarité, terre, langue, ces deux derniers éléments devant être réappropriés parallèlement au rassemblement et à la souveraineté politique. La tâche est immense : il s’agit de refaire la nation dix-huit siècles après sa dissolution.

 

Une nation étatique

Theodor Herzl est le founding father du sionisme ; mais le père de l’État juif est-il aussi le père de la nation juive ? Autrement dit, quelle place la nation occupe-t-elle dans sa vision ? Pour Theodor Herzl, l’ennemi est le facteur essentiel qui contribue à la constitution d’une nation. Ce qui unit les Juifs c’est d’abord la fraternité de destin, l’hostilité des autres, l’antisémitisme sous toutes ses formes. Le nationalisme de Theodor Herzl est rationnel, il est étranger à toute théorie relative à la race ou au sang, au caractère sacré de la terre d’Israël et à la continuité d’une histoire bimillénaire. Son concept de la nation juive se décline selon trois axes : 1/ Les Juifs seront toujours mis à part et en danger. 2/ Seul un État juif pourra les protéger. 3/ Les Juifs doivent se constituer en nation pour faire naître un État juif légitime. C’est parce qu’il veut l’État juif que Theodor Herzl souhaite la nation, sans laquelle aucun État n’est légitime. « Certes, une collectivité juive préexiste à l’État, mais, hors l’État, elle n’est encore qu’un peuple. Elle ne peut devenir nation que si elle s’approprie, grâce à l’État, les ressources politiques qui garantiront son existence ». L’hostilité envers les Juifs avait été séculaire ; mais à la fin du XIXe siècle, un nouvel antisémitisme se structure, avec l’émergence de critères biologiques, raciaux et racistes. Les nations se mettent à considérer les Juifs avec hostilité, comme un corps étranger. Après avoir pris note de la situation, Theodor Herzl juge que seul l’État (et donc la nation) peut résoudre la « question juive car il « abolit pour les Juifs la contradiction entre identité ethnique et identité civique sous la forme d’une identité nationale homogène incarnée dans un État-nation conçu à cet effet ». Mais si les Juifs sont une nation, est-ce à dire que tous les membres du peuple juif en font partie ? Les Juifs sont juifs par la naissance (par la conversion pour une infime partie d’entre eux) et par le fait qu’ils sont désignés comme tels dans une intention oppressive. L’appartenance à la nation juive est quant à elle volontaire : les membres du peuple juif peuvent accepter ou décliner la proposition d’intégrer la nation juive. Le « peuple juif » (au sens large de la dénomination) ne peut être élevé au rang de nation qu’au sein du futur État juif. Theodor Herzl ne considère pas les Juifs en diaspora comme des étrangers au pays dans lequel ils vivent, il constate simplement qu’ils sont jugés comme tels par les Gentils.

Le sionisme se situe dans une perspective post-émancipatoire, fort de ce constat : l’émancipation a montré ses limites. Le sionisme est d’abord volonté de normaliser l’existence du peuple juif sur des bases empruntées aux nations européennes. C’est le droit des Juifs d’être comme tout le monde.

 

Une nation culturelle 

Le sionisme de Theodor Herzl est obnubilé par l’État et le politique qui suscitent bien des controverses chez les sionistes. Ahad Haam privilégie la nation (sur des bases culturelles) à l’État. Il estime qu’on ne fonde pas une nation dans le but de fonder un État. La nation existe, elle a besoin d’être arrachée à l’agonie, l’agonie par assimilation qui guette le peuple juif pris entre dissolution exogène et fragmentation endogène suite à l’émancipation, agonie activée par l’affaiblissement du ciment religieux. La renaissance nationale vient à point pour pallier aux effets culturels de l’émancipation. Pour Ahad Haam, c’est donc la nation (une fin en soi) qui est le ciment et en aucun cas l’État. Il reproche à Theodor Herzl de préférer la diplomatie au développement de la nation. Il oppose le « sionisme de cœur » au « sionisme de papier ». Il n’admet pas que l’État soit présenté comme l’objectif premier du sionisme mais aussi comme la cause première. Il n’admet pas que des facteurs conjoncturels (comme les menaces extérieures) soient envisagés comme étant à l’origine de cette renaissance collective : la haine environnante est un ciment national plus que douteux : la nation n’a pas survécu grâce aux persécutions mais malgré elles. Selon un boutade d’Ahad Haam, ce sont moins les Juifs qui ont gardé le shabbat que le shabbat qui a gardé les Juifs. La mémoire commune ne peut être garante de la cohésion de la nation lorsqu’elle se nourrit du seul récit des catastrophes passées. Si la quête d’un territoire et d’une langue est essentielle pour revitaliser la nation dispersée, c’est à la condition expresse que ce ne soit pas n’importe quelle langue et n’importe quel territoire. Et Ahad Haam dénonce Yossef Haïm Brenner qui juge que le passé risque de plomber l’élan de la nation. Il juge dangereux le « futur sans passé » comme il juge dangereux le « passé sans futur » des Juifs religieux.

Ci-joint, une notice biographique Akadem sur ce penseur sioniste pas assez connu :

http://www.akadem.org/medias/documents/3-ahad-haam.pdf

Et une notice autobiographique Akadem sur Yossef Haïm Brenner :

http://www.akadem.org/medias/documents/Brener_2.pdf

 

Une nation religieuse

Les sionistes religieux s’interrogent : si les Juifs perdent la conscience de leur vocation spécifique (vocation spirituelle), comment pourront-ils donc perdurer comme entité spécifique ? Leur questionnement souligne l’ambiguité du mot « juif » qui de fait se réfère à deux catégories : 1/ Une catégorie spirituelle et religieuse, avec rapport spécifique au temps, au texte et à la transcendance ; 2/ Une catégorie nationale qui se réfère à l’espace et à la communauté. Le judaïsme qui conjugue ces deux vecteurs, le national et le religieux, établit une hiérarchie entre eux, avec : d’une part la vision théocentrique du sionisme religieux, d’autre part la vision anthropocentrique du sionisme laïque. Les sionistes religieux qui ont fait le pari du nationalisme (en dépit des mises en garde de leurs coreligionnaires orthodoxes) avertissent les sionistes laïques : ils reconnaissent que le sionisme a fortifié la dimension nationale en mettant fin à la dispersion et en offrant à la nation les moyens matériels de son épanouissement ; mais il ne doit pas outrepasser ses limites et altérer la particularité de la nation juive.

 

Une nation laïque

Yossef Haïm Brenner juge que l’espérance messianique met en danger la nation dans un monde où l’antisémitisme se fait toujours plus agressif. Aussi toute renaissance nationale désireuse d’atteindre ses objectifs doit-elle extirper la nation du carcan religieux. Yossef Haïm Brenner est le représentant du sionisme individualiste, subjectif et areligieux. Tout simplement, les Juifs forment une nation « parce que chacun des individus qui entend la rejoindre exprime et expérimente dans son existence le désir d’une fraternité commune, d’une préoccupation collective, d’une communauté affective nourrie de symboles, de souvenirs, de références, d’obligations, irréductible à la seule dimension religieuse ». Face à l’identité juive, il pose le principe d’une identification décrétée de son plein gré par le sujet. Il repousse radicalement la définition du Juif par la religion, il refuse le judaïsme historique. La conscience nationale s’impose d’elle-même par subjectivité individuelle. L’énergie déployée au présent fait contrepoids au trésor — volontiers encombrant — du passé. Yossef Haïm Brenner le radical eut une grande influence sur sa génération.

 

Une nation universaliste

Bernard Lazare reprend à son compte le modèle national car il est susceptible de mettre un terme à la souffrance des Juifs et de les réinsérer dans l’humanité. Cette première étape ne doit en aucun cas conduire à un repli sur soi-même, à un particularisme frileux. « Un peuple ne vit que lorsqu’il travaille pour l’humanité » écrit-il. Le sionisme tel qu’il l’envisage n’a de raison d’être que si après avoir émancipé les Juifs il émancipe l’humanité, comme l’a fait la Révolution française.

 

Une nation régénérée

Le sionisme a besoin de s’affirmer ; aussi se définit-il sans tarder comme l’antithèse de l’exil. Il juge que la diaspora (qui a également connu des âges d’or) est entrée dans un irrémédiable déclin. Outre la donne territoriale et politique qu’il envisage de créer, le sionisme veut envisager un autre type, l’homme hébreu, le « nouvel homme juif » débarrassé des oripeaux de la diaspora. L’homme hébreu disparu il y a quelque deux mille ans doit renaître dans sa plénitude.

 

Une nation inclusive

Le sionisme s’adresse à tous les Juifs, qu’ils bénéficient ou non de l’émancipation, étant donné que le « malheur juif » a mille visages ; l’assimilation est l’un d’eux. Le sionisme qui est revendication nationale (et qui estime que l’unité du peuple transcende ses diversités) apparaît objectivement plus ouvert que le judaïsme orthodoxe ou que le bundisme. Né dans l’univers ashkénaze, le sionisme a été accueilli dans l’univers séfarade sans qu’il ait été nécessaire de procéder à une révision théorique relative à la nation juive.

Le sionisme est extraordinairement hétérogène et pourtant homogène. A l’intérieur du peuple, la nation juive pratique la plus grande ouverture : il ne pose aucune condition idéologique, culturelle ou religieuse. Seule condition : se rendre en ce lieu où la nation est rassemblée, en Israël.

 

La nation en Israël 

La nation n’est telle que parce qu’elle s’est rassemblée en Israël afin de doter les Juifs d’une expression politique. Il n’y aurait pas de nation juive sans l’État d’Israël dont elle procède. Le Juif de la diaspora n’est pas nécessairement israélien ; et s’il veut le devenir, il doit en faire la demande. La nation Israël est donc élective. Il y a au sein du peuple juif une nation juive. La nation juive est fondamentalement culturelle dans sa définition par rapport à l’ensemble des habitants d’Israël. En Israël même, il y a la nationalité israélienne et des nations juive, arabe, druze, etc., un héritage du système ottoman repris par le mandat britannique puis par le système israélien. L’identité israélienne n’est qu’une catégorie juridique et administrative qui dans l’esprit des habitants ne fait pas une nation israélienne. En regard des diverses communautés, la nationalité israélienne est plus une commodité qu’une identité. Elle crée un lien objectif vécu comme neutre. Il s’agit moins de fusion que de coexistence. Ainsi, le sionisme qui a pour vocation de rassembler la nation juive n’est pas sujet à la tentation d’effacer les identités culturelles, linguistiques et confessionnelles des communautés ; l’élément juif (dominant) s’ajoute à leur identité respective, il ne s’y subsiste pas. Conception démocratique (mais non républicaine au sens où l’entend la France) et communautarienne.

Israël, nation religieuse en ce sens que l’identité nationale n’est pas indépendante de l’identité religieuse. L’État d’Israël peut offrir la citoyenneté israélienne, il ne délivre pas des brevets de judéité. Les tentatives de dissocier identité nationale et identité religieuse n’ont pas abouti. Israël, nation laïque non pas de jure mais de facto. Le spectre des convictions est au sein de la nation juive (des Juifs d’Israël) aussi large qu’au sein du peuple d’Israël (la diaspora). Notons que la fusion entre identité nationale et religieuse a été récemment écornée avec l’arrivée de nombreux Russes et Ukrainiens qui ne répondaient pas au critère de filiation matrilinéaire défini par la Halakha.

 

 (à suivre)

Olivier Ypsilantis

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