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En lisant « Philosophy and Social Hope » du philosophe américain Richard Rorty – 2/2

 

Revenons-en à la distinction finding/making. La tradition (les Grecs, Descartes, Kant, Hegel) nous dit que these problems are found, autrement dit que tout esprit capable de réfléchir en vient à buter inévitablement contre eux, contre cette distinction qui en amène bien d’autres. La tradition américaine, pragmatique, nous dit que they (these problems) are made, et peut-être unmade, en commençant par utiliser un lexique autre que celui par lequel cette tradition s’est imposée au cours des siècles.

Les pragmatiques ne vont cependant pas s’installer dans cette distinction made/unmade, artificial/natural car, ce faisant, ils se trouveraient dans la posture de ceux qu’ils dénoncent, pris à leur propre piège en quelque sorte, ridiculisés. Les pragmatiques ne peuvent s’installer et se sentir à l’aise dans aucune distinction ; c’est pourquoi ils préfèrent dire que le lexique qui a permis de formuler les questions affrontées par la philosophie occidentale a eu son utilité mais qu’il est à présent hors d’usage, bon pour la casse en quelque sorte. Mais, une fois encore, les pragmatiques ne peuvent s’installer dans une condamnation et Richard Rorty note tout simplement : « We hope to replace the reality/appearance distinction with the distinction between the more useful and the less useful ». Le pragmatisme des philosophes américains est décomplexé et c’est bien ainsi. Pas de circonlocutions, pas d’enrobage. Le lexique des métaphysiciens grecs et celui des théologiens chrétiens étaient utiles par rapport à ce que se proposaient nos ancêtres. Ce que nous nous proposons est différent et, de ce fait, il nous faut un lexique différent, autrement dit : different purpose, different vocabulary… « Our ancestors climbed up a ladder which we are now in a position to throw away. We can throw it away not because we have reached a final resting place, but because we have different problems to solve than those which perplexed our ancestors. »

Mais comment rendre sensible le point de vue – le regard – du philosophe pragmatique ? Tout d’abord, il espère se porter au-delà de ce qui nous tient captif soit le parti-pris cartésien-lockéen d’un esprit cherchant à entrer en contact avec une réalité qui lui est (supposément) extérieure. Le philosophe pragmatique va donc s’appuyer sur Darwin et l’évolution par interaction : « Tool-using is part of the interaction of the organism with its environment ». Et les outils peuvent être un marteau ou un fusil mais aussi les mots ou une croyance. « To see the employment of words as the use of tools to deal with the environment, rather than as an attempt to represent the intrinsic nature of that environment, is to repudiate the question of whether human minds are in touch with reality – the question asked by the epistemological sceptic ». L’organisme humain n’est pas plus en contact et n’est pas moins en contact avec la réalité que ne l’est n’importe quel autre organisme.

 

Richard Rorty (1931-2007)

 

L’intérêt des pragmatistes pour Darwin leur permet de se dégager de cette vision cartésienne d’un esprit qui flotte, libéré des forces causales qui s’exercent sur le corps. L’esprit cartésien est une entité fermée sur elle-même ; plus exactement, ses relations avec le reste du monde « are representational rather than causal. » Et Robert Rorty enfonce le clou : « The Cartesian mind is an entity whose relations with the rest of the universe are representational rather than causal. So to rid our thinking of the vestiges of Cartesianism, to become fully Darwinian in our thinking, we need to stop thinking of words as representations and to start thinking of them as nodes in the causal network which binds the organism together with its environment. »

Envisager le langage et la réflexion philosophique dans une optique biologique facilitée par les travaux de Humberto Maturana et quelques autres nous permet d’écarter cette image de l’esprit humain logé (et confiné) dans un espace strictement intérieur. Le philosophe américain Daniel Dennett juge que c’est le Cartesian Theatre qui nous laisse penser qu’il y a un problème majeur, philosophique ou scientifique, au sujet de l’origine de la conscience. Les croyances et les désirs ne sont pas des modes pré-linguistiques de la conscience pas plus qu’ils ne désignent des événements immatériels ; ils désignent des « sentential attitudes », c’est-à-dire des « dispositions on the part of organisms, or of computers, to assert or deny certain sentences. »

Cette approche biologique qui est celle des Pragmatists peut être appuyée par la définition que donne Charles Sanders Peirce « of a belief as a habit of action ». Attribuer une croyance à quelqu’un revient simplement à dire qu’il aura tendance à se comporter comme je me comporte lorsque j’affirme la pertinence d’un mot donné. Ainsi, lorsque quelqu’un dit « J’ai faim », il ne fait qu’indiquer à ceux qui l’entendent de quelle manière prévoir son attitude, et l’anticiper. De telles paroles ne sont pas destinées à rendre compte du Cartesian Theatrea person’s conciousness – mais simplement à coordonner notre comportement avec celui des autres. Par ailleurs, il ne s’agit pas de réduire des états mentaux à des états physiologiques ou comportementaux (behavioural) mais de suggérer qu’il est inutile de se demander si une croyance (belief) représente la réalité en général ou bien la réalité mentale ou physique en particulier. Pour les Pragmatists, cette mauvaise question est « the root of much wasted philosophical energy ». Autrement dit : cessez de peigner la girafe ou/et d’enculer les mouches, jerking around and splitting hairs, pourrait-on dire.

En empruntant la perspective de Hilary Putna, Robert Rorty compare le corps humain à un système hardware d’un computer, et les croyances (beliefs) et désirs (desires) à un système software. Personne ne se préoccupe de savoir si telle ou telle pièce software représente la réalité avec précision ; ce qui est important est de déterminer quel est le software le mieux à même d’accomplir un travail donné. Idem avec nos croyances : sont-elles les mieux à même de répondre à nos désirs.

Les Pragmatists ne cherchent pas la vérité en elle-même, « We cannot regard truth as a goal of inquiry », ils cherchent à définir une fin et des moyens communs aux êtres humains. Richard Rorty est catégorique : « Inquiry that does not achieve coordination of behaviour is not inquiry but simply wordplay. » Pour le Pragmatist, il n’y a pas de fossé entre sciences de la nature et sciences sociales, entre sciences sociales et politique, entre politique, philosophie et littérature, car toutes ces disciplines sont conviées à rendre la vie meilleure. Pour le Pragmatist, il n’y a pas de fossé entre la théorie et la pratique, toute théorie qui se respecte devant conduire à une pratique. « To treat beliefs not as representations but as habits of action, and words not as representations but as tools, is to make it pointless to ask, ‘Am I discovering or inventing, making or finding?’ There is no point in dividing up the organisms’ interaction with the environment in this way. » Cette démarche pragmatique conduit à une « antirepresentational view of knowledge », soit à la recherche de l’utilité plutôt qu’à l’appréhension du monde en soi.

Les mots que nous utilisons et les phrases que nous construisons à partir d’eux sont les produits de connexions causales entre l’organisme humain et le reste de l’Univers. Il ne sert à rien de vouloir distinguer dans ce réseau extraordinairement dense la part qui, dans une croyance donnée, revient à l’objectivité et celle qui revient à la subjectivité. Hilary Putnam : « Elements of what we call ‘language’ or ‘mind’ penetrate so deeply into reality that the very project of representing ourselves as being ‘mappers’ of something ‘language-independent’ is fatally compromised from the start. »

 

Le livre de Richard Rorty, chez Penguin Books, avec, en couverture, une photographie de Wim Wenders.

 

Le rêve platonicien de la connaissance parfaite basée sur la distinction inside/outide est impossible lorsqu’on adopte « a biological view ». L’option platonicienne développe une épistémologie qui ne se connecte d’aucune manière féconde avec les autres disciplines. De fait, les connaissances qu’elle accumule tournent le dos aux autres sciences. Les Lumières (Enlightenment) et la sécularisation ont repoussé Dieu comme guide suprême mais elles l’ont remplacé par la Raison, une faculté quasi divinisée. Et c’est bien cette attitude que les American pragmatists et les philosophes post-nietzschéens européens remettent en question. Ce qui choque le plus dans l’attitude de ces philosophes américains, ce n’est pas vraiment leur attitude envers le darwinisme et les sciences de la nature mais leur attitude morale, car, plutôt que de choisir entre le Vrai (the absolutely right) et le Faux (the absolutely wrong), ils travaillent à un compromis entre plusieurs vérités – a matter of compromise between competing goods. Bref, il s’agit pour ces philosophes américains de s’écarter des querelles scolastiques.

Richard Rorty fait face à ces accusations de relativisme venues de revues et de journaux. La principale de ces accusations : pervertir une jeunesse (avec ces « doctrines of moral relativism ») qui cherche des principes moraux stables, intangibles même. C’est probablement surestimer le pouvoir des Pragmatists et des post-nietzschéens que d’imaginer qu’en une génération les idées communes à Friedrich Nietzsche et John Dewey puissent être assimilées, deux philosophes qui par ailleurs diffèrent sur bien des points, Friedrich Nietzsche étant instinctivement anti-démocratique et John Dewey étant instinctivement démocratique. Leurs points d’accord les plus solides : la nature de la connaissance et la nature du choix moral. John Dewey, William James et Friedrich Nietzsche, et chacun à leur manière, dressent une critique des Lumières et plus particulièrement des Kantiens.

Les Pragmatists sont donc accusés de relativisme moral par ceux qui tendent vers un absolu qui refuse implacablement toute intrusion de la faiblesse humaine dans un champ donné. Et ce qui suit pourrait avoir valeur de manifeste : « But to us pragmatists moral struggle is continuous with the struggle for existence, and no sharp break divides the unjust from the imprudent, the evil from the inexpedient. What matters for pragmatists is devising ways of diminishing human suffering and increasing human equality, increasing the ability of all human children to start life with an equal chance of happiness. This goal is not written in the stars, and is no more an expression of what Kant called ‘pure practical reason’ than it is of the Will of God. It is a goal worth dying for, but it does not require backup from supernatural forces. » Ce manifeste ne refuse pas ce qui a été, il ne fait pas table rase du passé, en aucun cas. Les Pramatists savent apprendre de ceux qu’ils combattent, retenir d’eux ce qui leur convient et les aide. Ils savent qu’Emmanuel Kant, leur « bête noire », a su lui aussi secouer certaines habitudes sociales. Ils savent que la doctrine chrétienne s’accorde sur des points essentiels avec John Stuart Mill et Emmanuel Kant qui ont exprimé en des termes non religieux ce qu’elle exprime.

Mais il y a d’autres principes moraux basés eux aussi sur des « firm moral principles » qui devraient être appelés « prejudices » plutôt que « insights ». Autrement dit, il faut s’entendre sur la rationalité des principes moraux. Après avoir évoqué les crimes d’honneur et le traitement réservé aux homosexuels dans certains pays, Robert Rorty conclut : « But it is not clear that failure to mention particular groups of people is a mark of rationality. » Ne serait-il pas préférable dans tous les cas de ne pas mettre systématiquement en avant le « universal, rational principle » mais de dire plutôt : « Well, it seemed like the best thing to do at the time, all things considered » ? Faut-il que j’invoque à tout propos, pour défendre mes principes et mes actions, le « universal-sounding principle » ? Et Robert Rorty poursuit : « As we pragmatists see it, the idea that there must be such a legitimating principle lurking behind every right action amounts to the idea that there is something like a universal, super-national court of law before which we stand. »

Il ne s’agit pas de mettre Kant au placard et de l’y enfermer à double tour, le Pragmatist peut s’arranger avec lui sur certains points ; mais, une fois encore, l’image kantienne des êtres humains ne peut coïncider avec l’histoire et la biologie. « Both teach us that the development of societies ruled by laws rather than men was a slow, late, fragile, contingent, evolutionary achievement. »

John Dewey juge que Hegel a raison contre Kant lorsque Hegel insiste sur le fait que les principes moraux universels ne sont utiles que lorsqu’ils procèdent du développement historique d’une société particulière, une société dont les institutions donnent un contenu à des principes qui sans elles ne seraient que des coquilles vides. Récemment, Michael Walzer est venu appuyer Hegel et John Dewey. Dans son ouvrage « Thick and Thin », il a déclaré que nous ne devrions pas envisager les coutumes et les institutions d’une société donnée comme des accrétions accidentelles autour d’un centre constitué d’une « universal moral rationaliy, the transcultural moral law », que nous devrions au contraire envisager l’essentiel des coutumes et des institutions comme préalables, « and as what commands moral allegiance. » Et il poursuit : « The thin morality which can be abstracted out of the various thick moralities is not made up of the commandments of a universally shared human faculty called ‘reason’. Such thin resemblances between these thick moralities as may exist are contingent, as contingent as the resemblances between the adaptive organs of diverse biological species. »

Ce que nos critiques désignent par « relativism », nous préférons le désigner par « antifoundationalism » ou « antidualism » déclare Richard Rorty. La controverse entre ceux qui préfèrent la perspective biologiste (Darwin), « a lucky accident », et ceux qui préfèrent celle que désignent Platon et Kant, « an immanent theology », pose des questions si radicales qu’il n’est pas possible de rester neutre.

Je souhaite que cette brève présentation donne envie de lire à ceux qui ne l’ont pas lu l’intégralité de « Philosophy and Social Hope » ainsi que d’autres ouvrages écrits par ceux qui se présentent comme des Americain pragmatists, à commencer par John Dewey auquel Richard Rorty se dit particulièrement attaché.

Olivier Ypsilantis     

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