Je viens de lire le livre de Maxime Rodinson intitulé « Peuple juif ou problème juif ? » et pour l’heure je vais rendre compte du sixième article de ce recueil de sept articles écrits entre 1967 et 1980 : « Antisémitisme éternel ou judéophobies multiples ? », un essai de 1979. Ma sympathie pour Maxime Rodinson est mitigée ; je ne partage pas vraiment l’analyse de la question israélo-arabe de cet ex-militant communiste. Mais me contenter de ne lire que ceux qui ont ma sympathie à « 100 % » reviendrait à m’appauvrir.
Le mot « antisémite » vient de l’allemand. Il a été concocté dans les années 1870-1880. C’est un mot pédant qui tend à promouvoir une judéophobie nationaliste allemande au rang d’anthropologie générale et/ou d’une philosophie de l’histoire. Ce faisant ces judéophobes conféraient à leur lutte, limitée, une dimension « scientifique » et, ainsi, pouvaient-ils espérer l’étendre au monde et inscrire la lutte des races (alors très à la mode) dans une dynamique historique. Les races étaient identifiées aux peuples parlant une même langue ou des langues parentes, ce qui était parfaitement abusif et le reste.
Lewis Henry Morgan et à sa suite Friedrich Engels jugent que les Aryens et les Sémites furent les premiers à sortir de la barbarie, à être les fondateurs de la civilisation. Friedrich Engels est plus économiste dans son analyse mais tous deux partagent les mêmes conclusions sur cette question. En 1885, Édouard Drumont publie « La France juive, essai d’histoire contemporaine ». Le Sémite et l’Aryen sont présentés comme irrémédiablement opposés l’un à l’autre, et leur opposition ne cessera de s’affirmer nous dit l’auteur. Le succès d’Édouard Drumont bénéficie des meilleurs appuis dans le monde scientifique d’alors mais aussi du courant rationaliste anticlérical (voire antichrétien) venu de Voltaire. Par ce mot, « antisémite », on place dans un même sac d’autres peuples de langue sémite, à commencer par les Arabes ; mais ces derniers n’intéressent guère alors et le mot désigne d’emblée les Juifs, exclusivement les Juifs.
Ce mot confus aurait dû être remplacé par « judéophobie » ; et pour le XIXe siècle et XXe siècle il aurait mieux valu apporter cette précision de « judéophobie pratique cadrée dans un antisémitisme théorique ». Cette judéophobie qui caracolait sur une pseudo-théorie était l’une des très nombreuses formes (mais la plus élaborée et la plus néfaste) d’un ethnisme agressif. Ethnisme, un concept qui devrait remplacer celui de racisme – concept qui a depuis longtemps perdu toute rigueur. En effet, ceux qui sont « racistes » et ceux qui sont visés par le « racisme » correspondent non pas à des races mais à des groupes ethnico-nationaux. Ethnisme, soit une idéologie d’ethnie, de groupe ethnique ou national.
Les modes idéologiques d’hostilité peuvent être classés selon la typologie suivante :
1) Dans une situation de paix, le dénigrement ou l’aversion de l’autre participe au renforcement (limité) de l’idéologie de supériorité sur les autres (ou sur l’autre), ce qui permet de délimiter le groupe, de le structurer et de l’unifier au moins moralement.
2) Les gradations sont dans ce cas extrêmement nombreuses : l’autre personnifie le Mal cosmique, universel, existentiel. Parmi les gradations les plus générales : a) L’autre détesté est dominant ; on a affaire à une idéologie de révolte. b) L’autre détesté est dominé ; on a affaire à une idéologie de domination qui légitime le caractère néfaste du dominé. c) La lutte est en cours ; on a affaire à une idéologie de combat. d) La lutte est illusoire car l’autre est supposé exercer une domination occulte : c’est un bouc-émissaire. On reprend alors les thèmes utilisés dans les cas a, b, c : idéologie de combat, bien sûr, et mélange ambigu dominé/dominant.
A cette typologie des modes d’hostilité correspond du côté des groupes visés une typologie des modes de perception de l’hostilité :
1) La perception non fantasmée, perception qui toutefois peut sans tarder se trouver en décalage par rapport à la réalité. Le groupe visé se pare (ou est paré) d’une pureté absolue (qui peut être réelle, notamment dans le cas du bouc émissaire, au moins au niveau auquel il est attaqué).
2) L’hostilité ressentie engendre une hypersensibilité qui distord la perception de la réalité.
3) Cette distorsion favorise volontiers l’élaboration d’un mythe. Le groupe visé se voit menacé par des forces planétaires voire par le Cosmos, version religieuse ou version laïcisée – version qui ne fait que reprendre la version religieuse, ce dont le groupe est rarement conscient. Des mouvements ou phénomènes réels sont propulsés au niveau du mythe : le communisme international, l’impérialisme, etc., un processus comparable au niveau individuel à celui de la paranoïa.
4) Cette mystification de l’hostilité éprouvée est volontiers instrumentalisée par les cadres dirigeants du groupe visé dans un but précis, stratégique et/ou tactique, ce qui conforte les membres militants du groupe visé.
Les situations d’hostilité entre Juifs et non-Juifs, avec ébauche de typologie (à affiner). Les Juifs comme groupe ethnico-national se sont constitués en État unique vers le Xe siècle avant notre ère puis en deux États avec le royaume de Juda et le royaume d’Israël. L’État puis les États israélites ont entretenu avec les États voisins des rapports qui allaient de la coexistence pacifique à la guerre déclarée avec toute la gamme des nuances de l’une à l’autre. Rien de bien particulier. Par ailleurs, les deux États israélites se sont souvent faits la guerre, en passant à l’occasion des alliances avec un ou des États non-israélites. L’hostilité que rencontrent alors les Israélites à certains moments de leur histoire n’a rien de particulier. Au sein de l’ethnie israélite, l’hostilité pouvait se manifester entre les partisans d’un État ou ceux d’un autre État dans le jeu politique international, un clivage sur fond de lutte entre les grandes puissances régionales, soit l’Égypte et l’Assyrie-Babylonie, avides de dominer d’une manière ou d’une autre cette région entre-les-deux, soit la région syro-palestinienne occupée par de petits États dont deux États israélites.
Les conceptions israélites sur leurs voisins nous sont particulièrement bien connues grâce à la documentation accessible. Les Israélites avaient élaboré des mythes dénigrant leurs voisins – voir Moab et Ammon. On peut supposer que Moabites et Ammonites leur revoyaient la balle. Les idéologies étaient alors essentiellement de type religieux, on s’employait à dénigrer le ou les dieux de l’autre et en cas de guerre on en détruisait les symboles et les représentations. Bref, les relations de voisinage entre Hébreux (ou Israélites) et leurs voisins n’offraient rien de particulier. Mais, nous dit Maxime Rodinson, l’accumulation des défaites d’Israël à partir du VIIIe siècle avec, parallèlement, le renforcement de l’esprit prophétique qui porte Yahweh vers une universalité toujours plus vaste vont engendrer un sentiment qui culminera lors de la grande catastrophe nationale de 587.
Étape suivante, le judaïsme (soit un ensemble de communautés locales qu’unit le culte d’un Dieu unique) a une vocation universelle et une même origine ethnique supposée. Ces communautés minoritaires vivent le sort des minorités, ni plus ni moins. Dans l’Empire romain, les Juifs sont raillés comme le sont par exemple les Syriens. Mais l’hostilité s’accroît dans le monde chrétien, le christianisme étant à l’origine une idéologie juive dissidente : les Juifs sont ceux qui ont refusé de suivre le Christ, Jésus de Nazareth. La formulation des Évangiles (qui ne s’embarrasse guère du contexte et des circonstances) désigne « les Juifs » comme responsables de la mort du Christ et de la persécution de ses disciples, par ailleurs tous juifs. Le respect que les Chrétiens peuvent avoir pour les Juifs – la souche – et que l’Église manifeste d’une manière ambiguë ne pèse pas lourd face à certaines situations concrètes. Ainsi, dans les situations de guerre ou de crise, les Chrétiens ont tôt fait de désigner comme suppôts de Satan les non-Chrétiens. Les Juifs qui dans la société féodale ne bénéficient d’aucune structure protectrice se placent sous la protection directe des puissants, parmi lesquels des rois ou des empereurs. De ce fait, ils sont tout désignés à la fureur des masses ; et plus les membres de ces masses « sont démunis et plus ils tiennent au seul privilège qui leur reste, celui d’être membres de la communauté dominante, détentrice de la Vérité, citoyens du peuple de Dieu. » On sait que les sociétés chrétiennes ont élaboré un processus par lequel la minorité juive s’est retrouvée confinée et spécialisée dans des fonctions et des professions susceptibles de ne guère attirer la sympathie. Les Juifs en sont donc venus à constituer bien malgré eux un peuple-classe (ou un peuple-caste), ce que dénonceront les antisémites et des marxistes comme Abraham Léon et Karl Marx. Pour faire simple, l’avenir du déicide-usurier (soit l’image qu’avaient les Chrétiens des Juifs) était sombre.
Malgré ses aspects positifs, l’émancipation des Juifs était inquiétante : ils n’étaient plus nettement reconnaissables et ils devinrent plus que jamais le peuple bouc-émissaire. Et la théorisation du racisme avec légitimation pseudo-scientifique allait fournir à l’antisémitisme une arme de destruction massive.
Brève présentation des modes d’hostilité envers les Juifs dans la pratique sociale et dans les idéologies qui toujours les accompagnent. En quatre points :
Premier point. Au niveau le moins aigu, les Juifs sont stigmatisés en passant, sans vraiment y penser pourrait-on dire, comme l’Écossais ou l’Auvergnat jugé avare, le Belge lourdaud, entre autres exemples. On plaisante et ces plaisanteries sont à l’occasion reprises par ceux qui sont visés – l’humour juif est pétri d’autodérision et semble parfois frôler l’antisémitisme. Ces fabulations restent neutres aussi longtemps qu’on ne les prend pas au sérieux et qu’on est capable de les critiquer rationnellement car elles peuvent dans des circonstances données (tant au niveau individuel que collectif) favoriser les comportements criminels.
Deuxième point. Le mot « antisémite » ne doit pas être systématiquement appliqué à ceux qui critiquent le judaïsme et la judéité, aussi longtemps que leur critique repose sur autre chose qu’une lutte entre peuples. Une possibilité de critique doit rester ouverte aussi longtemps que le judaïsme et la judéité ne sont pas attaqués en tant que tels. De même, on peut critiquer tel ou tel gouvernement israélien aussi longtemps que cette critique n’est pas la voie ouverte à la critique radicale du sionisme et au refus de l’existence de l’État d’Israël.
Ainsi le marcionisme et nombre de tendances gnostiques critiquaient, et violemment, l’Ancien Testament, une critique reprise par les rationalistes du XVIIIe siècle. Mais cette critique qui s’en tenait généralement à elle-même a trop souvent conduit à une condamnation radicale du peuple juif. Que le judaïsme soit critiqué par les adversaires de toute religion, soit ; mais il faut prendre garde à ce que cette polémique anti-religieuse ne soit pas un masque derrière lequel s’affaire l’antisémitisme, ce qui est souvent le cas.
On peut critiquer l’usure juive et ses excès tout en se donnant la peine de comprendre pourquoi les Juifs en sont venus à certains moments de l’histoire et en certains lieux à occuper une place prépondérante dans l’usure car, me semble-t-il, le Juif n’est pas génétiquement usurier. Par ailleurs, bien d’autres groupes ont pratiqué l’usure, parmi lesquels les Lombards ou les Cahorsins (les habitants de la petite ville de Cahors, préfecture du Lot). L’indignation suscitée par l’usure, juive en l’occurrence (excessive certes), a conduit à des excès infiniment plus terrifiants que cette usure ; et l’association Juif/argent reste malheureusement très largement ancrée.
Les conceptions universalistes de type religieux ou séculier qui s’envisagent comme détentrices de la Vérité (qui n’est que leur Vérité) pensent encore que les Juifs – le peuple juif – devraient se fondre dans une entité plus vaste. Et parmi les supporters de ces conceptions, des Juifs et des non-Juifs. De telles conceptions ont été (et restent dans certains cas) partagées et propagées par le paganisme gréco-romain, des Chrétiens et des Musulmans, par des rationalistes universalistes (allergiques à toute religion) qui tout en voulant enrôler toujours plus de monde ne comprenaient – et parfois ne comprennent toujours pas – qu’un groupe humain donné (les Juifs en l’occurrence) fonde sa survie sur une filiation. Notons que le culte de l’Autre auquel on peut raisonnablement opposer celui de la Différence ne poursuit pas nécessairement un but d’élimination physique et que l’abbé Grégoire n’est pas comparable à Hitler. Il est vrai que parmi ceux qui rendent un culte à l’Autre, certains rêvent de gommer enfin l’irréductible peuple juif si dérangeant : accusé de cosmopolitisme à l’heure des nationalismes et accusé de défendre une nation à l’heure où le nationalisme est présenté comme le responsable de tous les maux passés, présents et à venir.
Troisième point. Des polémiques religieuses qui engageaient les Chrétiens et les Musulmans contre les Juifs étaient dépourvues de tout fanatisme. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le « racisme de guerre ». On peut en relever les traces dans l’Antiquité mais aussi, plus récemment, par exemple, dans ce nationalisme français consécutif à la défaite de 1870 et qui perdura jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec une frénésie anti-allemande à l’origine d’une littérature considérable et bien oubliée. Certaines formes de l’hostilité arabe envers Israël n’ont pas dépassé ce niveau, nous dit Maxime Rodinson, une affirmation qui n’engage que lui et que je ne partage pas ; mais, une fois encore, j’ai choisi de m’effacer derrière l’auteur et de résumer aussi scrupuleusement que possible ses analyses.
Quatrième point. Un individu peut rester en-deçà de l’antisémitisme, soit l’adhésion au mythe de la malfaisance essentielle « du Juif ». Mais les passions et les intérêts peuvent pousser l’individu à franchir la ligne, à réveiller une hostilité en sommeil. Ainsi Chrétiens et/ou Musulmans (et pour des raisons à replacer dans des contextes précis, inscrits dans l’espace et dans le temps) se mirent en tête de vouloir convertir, expulser, voler ou massacrer les Juifs. Des intellectuels et des cadres politiques résistèrent à cette tentation et souvent même luttèrent contre elle. Mais d’autres que je classerais parmi les démagogues provoquèrent et dirigèrent ces mouvements auxquels les masses étaient portées. Et une étape allait être franchie avec l’essentialisme ethnique. La théorisation avec arguments pseudo-scientifiques conduira à des massacres d’une ampleur inédite facilités par les circonstances.
Olivier Ypsilantis