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En lisant Peter Sloterdijk

Nous vivons hantés par notre propre imperfection, d’où l’amour ou éros selon Platon, soit le désir de trouver un complément à son incomplétude. Toutefois, et dans tous les cas, le sentiment que nous avons de notre incomplétude persiste.

Nous vivons une époque grise (voir Michel Pastoureau, auteur d’une histoire des couleurs), une époque sombre. Le sentiment que notre monde est condamné est omniprésent. Ainsi l’homme d’aujourd’hui se protège du futur (ainsi qu’il l’envisage) par la frivolité. Il y a dans l’air comme une ambiance de désastre, sans visage et sans nom et qui semble avancer à pas feutrés. Tantôt on évoque une Troisième Guerre mondiale, tantôt le changement climatique ; mais nous ne sommes sûrs de rien. Le gris (la grisaille) est une métaphore de notre temps, de la vie quotidienne, ce qui ne nous empêche pas de vivre des moments de clarté, des moments colorés.

Parmi les philosophes dont il se dit proche, des philosophes qu’il voit comme des amis, le Français Bruno Latour et le Slovène Slavoj Žižek qui, dit-il, a introduit une tonalité qui manquait à la philosophie, soit l’humour noir, et qui par ailleurs a eu le mérite de renoncer à prétendre au sérieux.

Le bon score de Alternative für Deutschland (AfD) aux dernières élections s’explique (toujours selon Peter Sloterdijk) par le fait que les attaques continues contre ce parti, et depuis sa création, est une forme indirecte de propagande. On ne cesse de traquer le spectre de la droite radicale ; or, à présent, il n’y a aucun exemple d’un parti de cette droite qui ait fait des choses vraiment dommageables, hormis le Hongrois Viktor Orbán – on aimerait que Peter Sloterdijk nous explique en quoi Viktor Orbán est néfaste.

Peter Sloterdijk fait allusion à l’essai de Sigmund Freud, « Malaise dans la civilisation » (Das Unbehagen in der Kultur). Pour Sigmund Freud, il est clair que la civilisation est basée sur le contrôle de la libido. La civilisation est une manière d’exprimer le renoncement dans toute son ampleur. Sigmund Freud n’évoque qu’une petite partie du renoncement. Par exemple, il n’évoque pas le renoncement aux richesses. Or le mécontentement ne cesse d’augmenter car les objets du désir ne cessent de se multiplier, des objets que d’autres possèdent et que nous ne possédons pas. Autrement dit, on ne cesse de répéter que les riches sont toujours plus riches, ce qui ne cesse d’augmenter le mécontentement. Et s’installe l’idée que les riches doivent toujours plus partager leurs richesses alors que les moins riches devraient cesser de courir après ce qu’ils n’ont pas et que d’autres ont.

L’impôt sur le revenu devrait être aboli pour un impôt volontaire ; ainsi l’impôt ne serait plus une obligation envers la société mais opérerait à partir de la conscience de chaque donateur. Il faudrait que cesse la coercition en matière fiscale. Celui qui donne volontairement, et quel que soit le montant, se sent plus honoré que celui qui est forcé de donner. Et ce faisant, l’État ne gagnera pas un euro de moins car le devoir de donner viendra des psychologies individuelles ; autrement dit, d’un point de vue psychologique et politique, on passerait de la coercition à la générosité.

Peter Sloterdijk se sent traditionnellement du côté de la gauche libérale (une dénomination qui demanderait à être précisée) ; mais depuis une dizaine d’années, il tend à se rapprocher d’une version plus conservatrice du libéralisme. Et il se présente selon la formule de Leszek Kołakowski qui se présentait lui-même comme un conservateur libéral socialiste. Concernant la question palestinienne, il swingue. Il reconnaît la dette infinie de son pays envers les Juifs et le droit d’Israël à se défendre, tout en estimant que Benyamin Netanyahu en fait un peu trop. Peter Sloterdijk est lui aussi victime des images qui nous présentent systématiquement les « pauvres » palestiniens, des Palestiniens par ailleurs passés maîtres dans l’art de la mise en scène. Bref, Israël a le droit de détruire le Hamas mais sans toucher à un cheveu des Palestiniens, comme si les membres du Hamas et les Palestiniens n’avaient rien à voir les uns avec les autres, comme si Israël avait plaisir à tuer les Palestiniens en tant que tel. La question embarrasse visiblement Peter Sloterdijk qui se hâte de rebondir sur la question de AfD, une question sur laquelle il se montre plus précis. Les partisans de AfD posent des questions, nous dit-il ; doit-on leur interdire de les poser et doit-on s’empêcher d’y répondre ? Faut-il étouffer le mécontentement que traduit l’adhésion au programme de AfD ? Les partisans de AfD veulent moins d’immigration. De fait, les plus compétents des immigrés intègrent le système de production des pays d’accueil tandis que les moins compétents intègrent le welfare et suscitent ainsi du ressentiment. Que faire face à l’immigration ? Toujours selon Peter Sloterdijk, la meilleure solution (qui est aussi la plus immorale) : cannibaliser les secteurs qualifiés des autres pays. Les États économiquement les plus avancés sont en constante compétition entre eux afin de vampiriser les éléments les plus qualifiés des pays étrangers. Il est vrai par ailleurs que sans l’immigration il sera difficile (voire impossible) de maintenir le Welfare State – voir entre autres questions celle des retraites. Ce faisant, il faut prendre garde à ne pas augmenter l’insatisfaction et le ressentiment qui s’expriment sur un mode toujours plus violent. Et n’oublions pas que ce ne sont pas les perdants qui font les révolutions mais les classes moyennes gagnées par le mécontentement. Les moyens de communication ne cessent de propager ce mécontentement et assombrissent le paysage politique, encourageant la violence sous toutes ses formes, dont l’assassinat, et répandent partout cette sensation d’être assiégé que partagent des millions et des millions d’individus.

Olivier Ypsilantis

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