La souffrance n’ennoblit pas l’homme, vraiment pas, la foi non plus, que ce soit la tienne, celle des chrétiens ou des musulmans, je n’y crois pas, maman. Et ne me dis pas que je n’ai rien compris, que je suis une pauvre malheureuse chancelante dans les ténèbres, que la vie terrestre ne compte pas, qu’elle n’est qu’un bref passage, une chose insignifiante en comparaison avec l’éternité.
La fille sollicite la mère, la tire par la manche, la convie dans son présent, l’y installe même de force et s’efforce de deviner ses réactions. Comment se comporterait-elle avec cette fille qu’elle rudoyait lorsqu’elle ne l’ignorait pas ? Que dirait cette mère si croyante dans la maison de cette fille où se trouvent une menorah mais aussi du lard fumé ? La mère la plaindrait de ne pas avoir d’enfants (ces dons du Ciel selon elle), la fille lui répondrait qu’elle écrit des livres : « Les livres sont faits de sang et de chair, maman. Les miens, en particulier, ne sont pas des œuvres de l’esprit ».
Edith Bruck est physique, extrêmement physique, et elle n’hésite pas à rendre compte de phénomènes physiologiques, en réaction peut-être à la foi désincarnée de sa mère – et je pourrais en revenir à l’espiègle Sylvie Weil qui chahute sa tante, « La Sainte ». Edith Bruck nous dit que lorsqu’elle écrit, elle oublie tout le reste, les mille petites choses que le quotidien nous engage à accomplir : « J’écris. Je fume. Je me retiens aussi de faire pipi ». Nous avons là l’une des marques d’Edith Bruck. Elle écrit aussi : « Je me demande si tu sais ce qu’est l’orgasme, maman. Ça fait oublier le monde. Ça te donne des instants d’absence totale. Ça te soulève de terre. C’est un envol, maman. C’est peut-être Dieu ».
La famille Steinschreiber en 1943. Edith est au premier rang, à gauche. Derrière elle, sa mère. Tous seront déportés.
Elle poursuit son questionnement et c’est un feu roulant. Jamais elle ne cherche à se mettre à l’abri, à se protéger de lui ; et c’est aussi et d’abord pourquoi nous l’aimons et la lisons avec un tel entrain.
Être de courage comme l’était son ami Primo Levi dont elle interroge le suicide, Edith Bruck se demande ce qu’elle aurait dit d’Auschwitz à ses enfants. Suivent des questions essentielles. Par exemple, dire à un enfant qu’on avait voulu tuer sa mère simplement parce qu’elle était juive – et qu’on voulait tuer tous les Juifs – n’était-ce pas l’amener à se demander quelle faute les Juifs ont commise ? Et ainsi de suite. Elle imagine sa mère à Auschwitz si elle avait échappé à la sélection : aurais-tu courbé la tête, toi la tigresse, la lionne ? Et ne pas courber la tête revenait à signer son arrêt de mort.
Ce livre est truffé de constats implacables, comme : » Si tout le monde avait ta foi, il n’y aurait aucun progrès possible sur terre et le pauvre accepterait sa pauvreté sans une plainte, évangéliquement ou hébraïquement ». Puis elle se justifie : « Tu es une morte sacrée, une martyre intouchable, c’est vrai, mais c’est vrai aussi que tu es ma mère. Et, à ma mère, j’ai le droit de tout dire. Je le dois même ». Vouloir comprendre, c’est vouloir saisir. Edith Bruck développe des techniques d’attaque. Le mot attaque peut sonner faux dans ce cas et pourtant. La mère est devenue cette proie sans laquelle la fille ne peut pas vivre. La fille s’est faite prédatrice malgré elle.
Je devrais m’arrêter d’écrire. Dix pages déjà. Mais ce livre m’entraîne, avec ce mouvement incessant, ces rafales d’interrogations où toute réponse est immédiatement pulvérisée pour laisser place à d’autres interrogations, elles aussi immédiatement pulvérisées et ainsi de suite. Mais ce questionnement repose sur un socle, un socle de souffrance, la souffrance qui n’ennoblit pas ainsi qu’elle le dit dans cette lettre à sa mère, mais qui lui « a permis de connaître l’homme une fois pour toutes y compris les Juifs, maman ».
Elle dresse un catalogue de ses griefs contre sa mère, cette mère qui n’aura cessé de lui donner des ordres et de la gronder, de la menacer même, sans toutefois la battre comme le faisaient tant d’autres parents, et jusqu’à laisser leurs enfants borgnes ou estropiés. « C’étaient tes paroles qui me faisaient mal, j’aurais préféré une gifle, des coups de bâtons, que tu me tires les cheveux ». Mais elle se reprend aussitôt et lui déclare qu’elle n’a pas été une si mauvaise mère. Elle la comprend mais elle n’oublie pas, comme elle n’oublie pas ce qu’a fait l’Allemagne, surtout lorsqu’elle se rend en Allemagne, ainsi qu’elle l’écrit dans la deuxième partie de ce livre, intitulée « Traces ». Elle pardonne l’attitude de sa mère en la mettant sur le compte de la pauvreté. A ce propos, des membres de sa famille lui ont reproché d’avoir révélé l’extrême pauvreté de sa famille.
La pauvreté et la dureté de son enfance ont participé à sa survie à Auschwitz, et elle remercie sa mère. Redisons-le, Edit Bruck est décidée à envisager son passé sous tous les angles, sans trêve. Pour elle il ne s’agit pas de poser la caméra sur un trépied et de filmer. Elle parcourt son passé à la manière d’un reporter de guerre, caméra au poing, dans des suites d’élans et de prostrations. A Auschwitz, note-t-elle, les jeunes bourgeoises tombaient les premières. Dans ce questionnement, elle pardonne ; et ce questionnement est raisonnement – la question envisagée sous autant d’angles que possible. Pas de haine chez Edith Bruck, mais de la rage, une rage venue d’un sentiment d’impuissance. Sa franchise coule d’elle-même, comme l’eau d’une cascade. Cette franchise peut choquer, et elle m’a choqué, notamment en lisant ce qui suit : « Votre martyre n’a même pas permis de rendre le monde meilleur, ni de créer une nation plus juste ». Fait-elle allusion à Israël ? Il est vrai qu’elle y a fait une expérience malheureuse et qu’elle a quitté ce pays à la recherche d’un autre pays. Je n’ai pas à la juger mais certains de ses propos sur Israël me semblent injustes. A ce propos, j’aimerais beaucoup parler d’Israël avec elle. Je me retrouverais peut-être comme devant cet ami né en 1908, Juif rescapé d’Auschwitz, et qui aurait pu être mon grand-père, un homme très marqué par son éducation bundiste. Nous nous disputions au sujet d’Israël. J’étais bien plus sioniste que lui et lorsqu’il critiquait ce pays, je retenais ma colère. Lorsqu’il lança devant son poste de télévision, en 2006 (année de sa mort et année de la guerre contre le Hezbollah au Liban), que Tsahal se comportait comme les nazis, je me suis retenu par respect mais j’aurais pu lui lancer ce propos de la mère d’Edith Bruck : « Quand un Juif est crétin, il est vraiment crétin ». Pourtant, j’ai souvent pensé que si j’avais renchéri, il se serait repris et m’aurait regardé avec méfiance, qu’il agissait ainsi pour me provoquer. Je me suis contenté de dire qu’Israël avait de droit de se défendre et que je ne me permettrais pas de le juger aussi durement. Le lendemain, il me regarda avec une intensité particulière et se montra encore plus aimable qu’à l’ordinaire.
Edith Bruck accumule les griefs contre sa mère ; mais elle sait les chasser et se reprendre. « Il suffisait que tu t’aperçoives que j’existais pour que je ne sois plus jalouse du Dieu auquel tu étais dévouée tout entière. Tu avais davantage parlé avec Lui en un seul jour qu’avec moi pendant toute ma vie ». Une fois encore, elle excuse la dureté de cette mère par la pauvreté et le manque de tout : les aliments, le bois de chauffage, les vêtements, avec ce père si peu présent que l’on attendait comme le Messie mais qui revenait les mains vides, ce père silencieux, toujours accablé, incapable de faire du mal à une mouche et que sa femme réprimandait volontiers comme on réprimande un enfant et pour lequel Edith éprouvait de l’affection et de la pitié.
Edith Bruck en vient à imaginer les reproches que lui adresserait sa mère si elle la lisait : écrire plutôt que faire un travail honnête ; écrire, un acte de vanité ; et puis écrire des choses qui devraient rester en famille, entre quatre murs ! Mais, se demande-t-elle dans cet exercice de trituration qui pourrait ne jamais cesser, n’est-ce pas parce que ma mère ne m’a jamais écoutée que j’écris ? Si tu m’avais écoutée, peut-être n’aurais-je jamais écrit…
Ce livre est aussi – et d’abord – une tentative de faire la paix avec la mère, mais sans jamais renoncer à un questionnement douloureux, sous peine de rendre ce livre inepte, avorté. De fait, la présence d’Edith Bruck est formidable ; elle s’impose avec autant de douceur que d’autorité. Elle convoque son lecteur, le fait asseoir avant de l’entraîner vers des sommets et dans des vallées et à un rythme soutenu. J’écris ces pages comme si cette main qui tient le stylographe ne m’appartenait pas, une sensation nullement désagréable, agréable même.
Ce livre est un livre de réconciliation, d’appel à la réconciliation. Prends-moi dans tes bras, maman ! Je ne suis pas une ingrate même si je ne respecte pas le rite, ce respect du rite qui selon toi fait un bon Juif. Ne me fais pas culpabiliser. Écoute-moi ! Je cherche le livre de prières. Si tu veux, je te récite le kaddish, ici, chez moi. « Ne me dis pas que c’est interdit. Qu’il faut une synagogue. Et dix hommes ensemble. Sinon ça n’a pas de valeur. (…) Ne viens pas me dire que ma voix de fille qui t’invoque depuis quarante-quatre ans vaut moins que la voix de dix hommes étrangers qui ne t’ont pas aimée, connue, qui n’ont éprouvé aucun sentiment pour toi ». Assieds-toi à côté de moi ; nous sommes l’une et l’autre fatiguées. Pour une fois, c’est toi qui vas m’obéir. Parlons plus fort, je veux que Lui aussi entende mon kaddish. Et cette lettre à la mère se termine sur le début du kaddish, sa transcription suivie de sa traduction en italien. Edith Bruck qui n’a cessé de se débattre avec les caractères hébreux (ainsi qu’elle le confie dans ce livre) a préféré s’en tenir à une simple transcription.
Ci-joint, « Poeti in gara II con Edith Bruck e Franco Loi » de la chaîne de télévision italienne Rai 1, diffusé en décembre 1989, d’une durée de dix minutes environ. Edith Bruck intervient à la cinquième minute :
https://www.youtube.com/watch?v=U_e8vIRwdz4
Une photographie d’Edith Bruck prise chez elle, à Rome, par Patricia Amardeil, le 17 février 2015.
Olivier Ypsilantis